La loi du 6 août 2019, dite « de transformation de la fonction publique », porte un coup supplémentaire à la libre administration des communes et aux conditions de travail des agents des collectivités territoriales. Pour Progressistes, Denis Öztorun, maire communiste de Bonneuil-sur-Marne ; revient sur dix-neuf mois de lutte sur tous les fronts.
Le 29 juillet 2022, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision concernant la question prioritaire de constitutionnalité que j’ai déposée avec plusieurs maires du Val-de-Marne, de Seine-Saint-Denis et de Paris. Le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution l’article 47 de la loi de transformation de la fonction publique.
J’ai pris acte de cette décision politique. Je la regrette, tant ce combat sur les 1 607 heures n’est que la dernière salve des atteintes répétées à la libre administration des collectivités ; c’est-à-dire à leur liberté d’agir et de construire des politiques utiles pour les habitants et les salariés, des politiques à contrecourant des pratiques libérales imposées par la contractualisation et l’austérité.
UN LONG PROCESSUS D’ÉTOUFFEMENT DES COLLECTIVITÉS
Depuis des années, la compétence générale des communes et leur libre administration sont mises à mal. Incapable de les liquider « en principe », le gouvernement les a attaquées dans la pratique.
D’un côté, des pans entiers de l’action des communes ont été transférés à d’autres institutions créées ex nihilo. On peut citer la Métropole du Grand Paris et ses douze territoires, qui n’ont même pas le statut de collectivités locales et ne peuvent pas lever l’impôt, et qui vivent donc sur les contributions des communes absorbées. La fiscalité locale, et notamment les successeurs de la taxe professionnelle supprimée en 2010, était pourtant issue d’un développement économique mis en place par les communes.

Dans le même temps, les leviers fiscaux ont été retirés un à un aux collectivités territoriales. De nombreux impôts ont été remplacés par des dotations, au montant figé à un instant t sans tenir compte des dynamiques locales.
La dotation globale de fonctionnement, censée compenser les compétences transférées par l’État aux collectivités, a été réduite de 11,2 milliards d’euros entre 2012 et 2017. Pour une ville comme Bonneuil, elle est passée de 8 millions d’euros en 2012 à rien du tout en 2022 ! Pourtant, toutes les compétences transférées restent à notre seule charge.
L’aboutissement de cette volonté de liquider la libre administration a été la politique de contractualisation, soit la garantie de moyens, mais conditionnée à des choix politiques d’austérité.
La question de la libre administration n’est pas une question de « baronnies ». Car, dans ces conditions, comment construire des réponses publiques aux problèmes locaux des habitants, dont la situation est fragilisée par une crise économique d’une ampleur exceptionnelle ? Et même, quelle valeur donner à un programme municipal si l’État prive les collectivités de la capacité à le mener à bien ? L’attaque contre la compétence générale est une attaque en règle contre la démocratie.
UNE ATTAQUE CONTRE L’ORGANISATION DU TRAVAIL
C’est en grande partie la question des 1607 heures qui a focalisé l’attention du public. C’est bien normal, au regard de la façon dont les fonctionnaires territoriaux sont déjà maltraités au niveau national, avec des grilles indiciaires qui commencent en deçà du SMIC ! Mais au-delà de cela, la loi de transformation de la fonction publique s’inscrit dans le prolongement de l’attaque contre la libre administration.
Deux communes différentes par leur population, leur géographie, les conditions particulières de l’exercice du service public ne peuvent pas organiser de la même manière le travail de leurs agents. D’autant plus que l’organisation du travail est l’un des seuls leviers dont disposent les communes pour créer de l’attractivité pour des postes parmi les plus mal payés de la fonction publique.
Avec les agents territoriaux, Denis Öztorun dénonce « la réforme de trop ».
C’est bien pour cette raison que nous avons engagé la bataille contre cette loi dès sa discussion au Parlement, en 2019. Le groupe de la Gauche démocrate et républicaine avait voté contre le projet de loi, et alerté largement. Le 20 décembre 2020, en pleine « trêve des confiseurs », le préfet du Val-de-Marne somme les maires et présidents d’exécutifs locaux de délibérer au plus tard le 21 mars 2021 pour la mise en œuvre des 1 607 heures dès le 1er janvier.
LA BATAILLE S’ORGANISE
Prenant contact avec les instances du PCF et de l’ADECR (Association départementale des élus communistes et républicains) et avec les syndicats des territoriaux, j’annonce ma décision de ne pas me plier à cette injonction et d’aller jusqu’au tribunal administratif. Le 10 février 2021, un premier rassemblement des territoriaux de Bonneuil dénonce la loi de transformation de la fonction publique.
Le 26 février, l’ADECR prend position dans une tribune : « La loi annule tous les accords plus favorables au temps de travail légal des fonctionnaires territoriaux, qui avaient été négociés dans les collectivités au fil des ans. Il s’agit bien souvent de jours de congés supplémentaires, d’applications plus favorables des autorisations d’absence pour décès, mariage ou enfant malade, de congés exceptionnels au moment du départ en retraite pour les agents ayant travaillé plusieurs décennies dans la collectivité. »

La bataille prend une tournure idéologique : le gouvernement assume sa volonté d’aligner le public sur le privé; nous défendons la libre administration.
En mars, nous élaborons l’idée d’intégrer au temps de travail des agents des activités sportives et culturelles. Une option que les services commencent aussitôt à travailler : que la loi s’applique finalement ou non, nous refuserons de capituler devant l’injonction à l’austérité du gouvernement. La mobilisation des fonctionnaires territoriaux s’accentue, avec une manifestation importante devant la préfecture du Val-de-Marne. Le 13 octobre, les élus de Bonneuil refusent de voter la délibération présentée par le territoire Grand Paris Sud-Est Avenir.
Du côté des services de l’État, la pression se renforce également, et plusieurs communes « lâchent l’affaire » en novembre, acceptant de délibérer. Malgré tout, la bataille se renforce, médiatiquement comme sur le terrain, et prend une tournure idéologique : le gouvernement assume sa volonté d’aligner le public sur le privé ; nous défendons la libre administration. En janvier de cette année, une lettre de la DGS de Bonneuil informe les agents que la Ville est prête à aller au tribunal administratif, mais en précisant que le risque de perdre est important, avec des sanctions à la clé. En cas de défaite, je réaffirme mon souhait que cela débouche sur un droit nouveau sous forme d’ateliers sportifs et culturels inclus dans le temps de travail.
Quand bien même le Conseil constitutionnel a tranché en notre défaveur, le fait d’avoir contraint les institutions à écouter les maires est une première qui comptera dans les batailles à venir.
Nous sommes entendus au tribunal administratif de Melun (24 février 2022), auquel se rendent plus d’un millier d’agents, dont plusieurs centaines de Bonneuillois. Tout en insistant sur la libre administration, nous rappelons l’injustice de cette loi pour ceux qui ont été les « premiers de corvée ». J’assure de ma solidarité les agents et syndicats présents. Nous annonçons avec les maires de Vitry-sur-Seine, d’Ivry-sur-Seine et de Fontenay-sous-Bois notre intention de poser la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur cette loi. Si elle était jugée inconstitutionnelle au regard de sa remise en question de la libre administration des communes, c’est toute la loi qui serait remise en cause. Notre QPC est transmise au Conseil d’État, dont le rapporteur demande de ne pas la porter au Conseil constitutionnel.
Malgré tout, le Conseil d’État désavoue les propos du rapporteur et transmet au Conseil constitutionnel la QPC.
Contraints en principe à délibérer le 3 juillet, nous décidons de ne pas le faire en attendant la décision du Conseil constitutionnel. Les agents de Bonneuil peuvent ainsi suivre, dans une salle municipale, la retransmission de notre audience le 19 juillet. Finalement, le Conseil tranche en faveur de la loi. Comme je m’y étais engagé et dans le respect de nos institutions, je proposerai au conseil municipal du 29 septembre une délibération sur les 1607 heures en proposant de nouveaux droits aux agents et agentes de notre ville : celui de pouvoir, sur leur temps de travail, disposer de 1 h 30 min par semaine de pratiques sportives, culturelles ou de formation favorisant la cohésion de groupe et le bien-être au travail.
QUE RETENIR DE CETTE MOBILISATION ?
Quand bien même le Conseil constitutionnel a tranché en notre défaveur, le fait d’avoir contraint les institutions (tribunal administratif, Conseil d’État et Conseil constitutionnel) à écouter les maires est une première qui comptera dans les batailles à venir. C’est, en soi, une victoire… qui en appelle d’autres.
Quelques premiers éléments ressortent de ces dix-neuf mois de lutte, qui me semblent importants.
- Tout au long de nos mobilisations, nous avons abordé la bataille sous un angle très politique, qui débordait des revendications syndicales liées à la situation des agents. Il s’agit d’un élément capital dans le retentissement qu’a eu la lutte, car il a permis de contrer le piège récurrent de la mise en concurrence des travailleurs du privé et du public, brandi dès lors qu’il s’agit de casser les statuts. La population de notre ville a d’ailleurs très bien compris notre engagement, et l’a soutenu. Poser la question de la libre administration, c’était poser aussi la question de la démocratie dans nos collectivités, et donc porter une revendication authentiquement populaire.
- La bataille s’est déroulée sur tous les fronts : médiatique, en utilisant l’audience des élu(e)s locaux ; juridique, en portant la bataille dans toutes les instances disponibles ; sur le terrain syndical avec la mobilisation des agents ; et politiquement auprès de toute la population de nos villes, notamment par l’action des partis politiques.
- La longue lutte juridique a permis de regagner le temps perdu entre 2019 et décembre 2020, pendant lequel la mobilisation contre la loi n’avait pas été au niveau espéré. Elle a aussi permis de faire émerger des revendications, des propositions de réappropriation progressiste de cette loi, et d’expliquer largement le processus d’attaques contre la libre administration et ses raisons.
En tant qu’élu communiste, je ne peux pas me contenter d’être uniquement un gestionnaire ou un porteur de programmes de principe.
Ces trois points marquent à mon avis une différence sérieuse avec plusieurs mobilisations importantes, qui n’ont pas abouti. En actionnant tous ces leviers, notre lutte pose les bases d’une reprise de l’action organisée et consciente à un plus haut degré face à de nouvelles offensives du gouvernement. Cela, en partant de la mobilisation d’une poignée de villes seulement. Quand bien même nous n’avons pas gagné au Conseil constitutionnel, l’état d’esprit des agents comme des élus n’est ni à la capitulation ni au désespoir mais bien à cultiver dans le temps long le rapport des forces jusqu’à ce qu’il nous soit favorable. Voilà pourquoi il me semble important de faire connaître, notamment aux agents des collectivités, cette expérience.
QUEL AVENIR IMMÉDIAT POUR LES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES ?
Dans un contexte inflationniste inquiétant, le gouvernement continue d’annoncer des contraintes budgétaires nouvelles. Même des annonces qui peuvent sembler positives portent en elles des éléments néfastes, c’est le cas de la revalorisation du point d’indice des fonctionnaires : les 3,5 % d’augmentation claironnés ne réparent pas dix années de gel imposé ni une inflation à 5,8 % en 2022. Mais en plus, ils seront à la charge des collectivités (2,8 milliards d’euros nationalement) ! C’est bien peu pour celles et ceux qui ont fait tourner le pays pendant la crise sanitaire, à un moment où le gouvernement était nettement démissionnaire.
Les temps sont durs pour le communisme municipal avec ces gouvernements successifs qui nous imposent une gestion d’austérité. À quoi sert un élu communiste dans un cadre juridique ultralibéral ? Devons-nous n’être que des élus gestionnaires, maires de services uniquement régaliens, ou bien être des élus porteurs de projets de société et de politiques publiques utiles à tous, salariés et habitants ?
Mon choix est fait. En tant qu’élu communiste, je ne peux pas me contenter d’être uniquement un gestionnaire ou un porteur de programmes de principe. Nous devons faire collectivement de nos villes des universités populaires, lieux de transmission de savoirs et de pratiques à destination de toutes les couches de la population, lieux de construction d’un avenir commun, durable et solidaire.
Les élus communistes ne sont pas seulement des militants du Parti. Nos expériences d’élus de la République et de militants se nourrissent mutuellement. C’est ainsi que nous faisons avancer l’idée révolutionnaire. Cette lutte pour la libre administration de nos communes, pour leur autonomie financière, pour préserver la clause de compétence générale est un nouveau témoignage qu’un Parti communiste fort est indispensable aux luttes à venir, et elles sont nombreuses.