Produire pour répondre aux besoins, pas pour générer du profit

Sébastien Menesplier et François Duteil, l’actuel et l’ancien secrétaire général de la FNME CGT, ont publié en février 2022 le Nucléaire par ceux qui le font. Paroles de salariés (éditions Arcan 17). Entre attachement à l’outil et sens du service public d’un côté, rentabilité et privatisation de l’autre, les travailleurs de la filière nucléaire racontent une histoire industrielle vivante et rêvent d’un avenir pour cette production électrique propre et pilotable. Sébastien Menesplier a accepté de nous rencontrer. 

propos recueillis par Clément Chabanne, membre du comité de rédaction de Progressistes.

Sébastien Menesplier est secrétaire général de la FNME CGT

Progressistes : Vous publiez un livre sur la filière nucléaire à un moment où le débat sur le sujet est clivant. Qu’est-ce qui vous a motivé à prendre position ?

Sébastien Menesplier : Nous observons depuis plusieurs années une montée de la méfiance à l’égard du nucléaire, alimentée par des contre-vérités. Avec François Duteil, nous craignions que l’élection présidentielle ne vienne renforcer cet état d’esprit négatif avec la médiatisation de positions se disant écologistes mais voulant bannir le nucléaire. Finalement, j’ai plutôt le sentiment que, vis-à-vis de la filière, l’état d’esprit des Français est aujourd’hui plus positif qu’il ne l’était lorsque nous nous sommes lancés dans l’écriture de ce livre. Les consciences ont bougé ; elles me semblent plus modérées et interrogatives. La campagne de Fabien Roussel a, par exemple, permis de dire la vérité aux Français. Nous ne pouvons pas nous passer du nucléaire en l’état du développement des forces productives. De mon côté, je suis fier d’avoir pu publier ce livre à point nommé, début février, pour contribuer au débat public.

Progressistes : Le sujet de l’énergie nucléaire reste difficile à aborder. Comment avez-vous pensé ce livre ?

S.M. : Il y a eu plusieurs difficultés. D’abord, ce n’est pas facile de parler du nucléaire à la CGT. Nous demandons un débat et une prise de position claire de la Confédération, actualisée en 2022. En 2015, la Commission exécutive confédérale (CEC) s’est prononcée en faveur d’une énergie nucléaire majoritaire dans le mix énergétique français. Depuis, nous constatons une influence de la désinformation sur les militants et, comme le dernier débat commence à dater, chacun s’exprime comme il le souhaite. Cette situation ne satisfait pas la FNME CGT. Cela est extrêmement regrettable : à l’heure où le sujet de l’énergie est placé parmi les premières préoccupations des citoyens et usagers, corollaire du pouvoir d’achat, la CGT devrait afficher une posture claire et issue de débats dans nos instances dirigeantes. Nous avons aujourd’hui besoin de débattre entre camarades pour mettre tout le monde au même niveau de connaissance et de compréhension de la situation énergétique, notamment depuis l’ouverture à la concurrence. La CGT a besoin de porter des revendications pour répondre aux besoins des usagers et de l’industrie avec des tarifs bas.

Ce livre vise à rendre la parole aux agents et à leur permettre d’exprimer leur point de vue dans le débat public, sans a priori ni parti pris dogmatique.

Il y a ensuite le défi d’être audible et de parler à tous sur un sujet technique. Trop de livres sont destinés exclusivement aux militants. Nous avons au contraire fait le choix de donner la parole à une quinzaine d’agents qui font le nucléaire au quotidien dans différents métiers. Nous avons voulu à la fois retracer l’histoire d’une industrie, ouvrir des perspectives et « vulgariser » un sujet majeur qui fait débat dans la société pour que le grand public puisse l’aborder et mieux l’appréhender.

Nous demandons un débat et une prise de position claire de la Confédération, actualisée en 2022. En 2015, la Commission exécutive confédérale s’est prononcée en faveur d’une énergie nucléaire majoritaire dans le mix énergétique français. Depuis, nous constatons une influence de la désinformation sur les militants.

Évidemment, quelques passages restent techniques, sur les types de réacteurs ou la gestion des déchets par exemple, mais le sujet l’impose. Au final, nous espérions avoir contribué à la compréhension des enjeux dès avant l’élection présidentielle.

Progressistes : Il reste rare que les salariés soient associés à l’élaboration de réponses aux grandes questions industrielles de ce type, ou même consultés. Pourtant, n’est-ce pas eux justement qui ont la meilleure maîtrise du sujet ?

S.M. : Le projet porté par Marcel Paul de nationalisation des industries électriques et gazières en 1946 prévoyait justement un fort pouvoir d’action des salariés sur les décisions stratégiques de l’entreprise. Bien que l’on ne soit jamais allé aussi loin que l’envisageait le projet originel, le service public nationalisé a fait naître une grande fierté chez les agents qui se voyaient, à juste titre, comme les bâtisseurs d’un fleuron industriel français.

La construction de l’EPR de Flamanville a démarré décembre 2007.

Il est évident que l’association des salariés à la décision n’est pas l’état d’esprit d’une société anonyme et de son réseau de sous-traitants. EDF, même dé tenue à plus de 80 % par l’État, reste une société anonyme gérée en vue de générer du profit pour ses actionnaires. C’est profondément contradictoire avec ses missions originelles de service public. Personnellement, je suis entré à la centrale du Blayais (Gironde) en 1994, avec le même fort attachement au service public que tous les agents. Avec le changement de statut de l’entreprise et la division organisée des salariés entre EDF, ses filiales et ses sous-traitants, l’état d’esprit des travailleurs et leur maîtrise de l’outil évoluent, forcément. Les employeurs jouent de ces différences de statut et de traitement. Les agents EDF font de moins en moins d’interventions directes et sont de plus en plus confinés à la surveillance d’entreprises extérieures. Les salariés de la sous-traitance participent à l’exploitation au quotidien, mais avec un planning toujours en tête. Tout cela change le rapport à l’outil de travail et éloigne de l’objectif de préservation de l’outil industriel, de son environnement et des femmes et hommes qui y travaillent. Rien n’est définitivement acquis, il faut élever en permanence les consciences, surtout quand les directions ne donnent plus la parole aux salariés.

Progressistes : Comment accueillez-vous les annonces gouvernementales concernant la construction de nouveaux réacteurs ?

S.M. : L’annonce de la construction de six réacteurs va dans le bon sens mais n’épuise pas le sujet, loin de là ; les préoccupations et questionnements sont nombreux. Nous revendiquons une filière nucléaire intégrée, de la fabrication des pièces à l’exploitation, avec une maîtrise publique et un statut de l’énergéticien garantissant à tous les salariés les mêmes droits de haut niveau.

Le projet porté par Marcel Paul de nationalisation des industries électriques et gazières en 1946 prévoyait justement un fort pouvoir d’action des salariés sur les décisions stratégiques de l’entreprise.

Il fallait annoncer au moins six réacteurs pour pouvoir bénéficier des avantages de la construction en série et ne pas refaire les erreurs de Flamanville et Hinkley Point. Pour cela, EDF aura besoin de tous les acteurs de la filière, des sous-traitants jusqu’à Orano ou Framatome. Tous ont besoin de retrouver de la sérénité pour assurer une production électrique pilotable. Il faut des perspectives claires sur la relance de la filière et la construction de nouveaux réacteurs. Après les annonces du président de la République, beaucoup de choses restent floues. Il faut lancer tout de suite l’identification des sites, les débats organisés par la Commission nationale du débat public (CNDP), l’identification des partenaires pour ces grands chantiers, ce en lien avec la relance de l’emploi et de la formation dans des départements souvent en difficultés. Surtout, il faut remettre EDF en capacité d’être le maître d’œuvre public de ces chantiers.

La construction de nouveaux réacteurs ne s’improvisera pas. Nous avons déjà des problèmes de compétences dans le cœur de métier d’EDF, qui disparaissent. Nous manquons de chaudronniers, de soudeurs, de robinetiers. Pour former à temps des jeunes à ces métiers, les décisions sont à prendre tout de suite. La France a manqué de vision stratégique en matière énergétique, depuis des décennies ; l’annonce de ces six EPR est une déclaration à date, mais elle ne règle rien à l’instant t. Le bénéfice de ces six EPR ne se fera sentir et ne pourra montrer ses effets que dans plusieurs années, à condition que tout se mette en mouvement très vite. Le manque d’investissement sur les outils de production pilotable est une réalité que la FNME CGT a dénoncée durant des décennies, et nous en mesurons les impacts aujourd’hui, cumulés avec des choix politiques désastreux.

Nous revendiquons une filière nucléaire intégrée, de la fabrication des pièces à l’exploitation, avec une maîtrise publique et un statut de l’énergéticien garantissant à tous les salariés les mêmes droits de haut niveau.

Il en va de même pour les projets de développement des SMR. Avant de regarder quelles capacités de production pourraient être installées hors du territoire, il faut identifier les entreprises françaises capables de développer les techniques nécessaires à la construction de ces installations nouvelles. Un renouvellement des installations françaises mêlant EPR et SMR peut être envisagé, mais je ne suis pas persuadé que la conception de produits rentables à l’exportation soit la priorité d’une entreprise de service public.

Progressistes : Vous craignez que la filière ne soit pas en état d’assurer ces nouvelles constructions ?

S.M. : L’organisation actuelle nous expose à de graves contradictions. L’objectif de la production électrique doit être de répondre aux besoins de la population et des industries, aux usagers du service public de l’énergie, pas de faire du profit. Il faut donc une filière sous maîtrise publique. La recherche du profit a mis toutes les entreprises en difficulté. On ne peut pas demander à une entreprise de licencier, de faire des économies et de répondre aux plus hautes exigences de qualité dans la production de pièces pour les centrales nucléaires. Les partenariats public-privé (PPP) portent la même contradiction. Les deux partenaires ne jouent pas sur le même tableau, les logiques de profit et de service public sont incompatibles. D’ailleurs, les tentatives de PPP à l’étranger ne fonctionnent pas.

L’objectif de la production électrique doit être de répondre aux besoins de la population et des industries, aux usagers du service public de l’énergie, pas de faire du profit. Il faut donc une filière sous maîtrise publique.

Nous avons aussi un enjeu de formation, d’amélioration des conditions de travail et de pouvoirs des salariés dans l’entreprise. Nous disons qu’il faut un statut de l’énergéticien pour l’ensemble des salariés de la filière. Au début de la sous-traitance, des tensions dangereuses entre salariés ont pu apparaître : les agents EDF d’astreinte devaient par exemple régulièrement pallier les manques d’exigence d’EDF dans la formation des salariés de la sous-traitance, qui eux-mêmes vivaient des conditions de travail extrêmement pénibles, avec de multiples passages d’un chantier à un autre. Avec les luttes communes pour les conditions de travail est venue la conscience d’une convergence d’intérêts contre le dumping social et la désorganisation des collectifs de travail. Pour garantir l’égalité de traitement des salariés et la qualité du travail, nous demandons une unification des droits par le haut, avec la création d’un statut commun.

Progressistes : La CGT est souvent attaquée par les militants anti-nucléaire pour sa défense prétendument corporatiste de cette énergie. Que répondez-vous et comment les travailleurs du nucléaire vivent-ils ces accusations ?

S.M. : Nous défendons les intérêts des travailleurs au quotidien. Nous avons toujours dénoncé tous les problèmes techniques, d’organisation ou de conditions de travail qui pouvaient compromettre la sécurité des travailleurs ou de l’environnement. Je conçois que ce soit plus visible en interne de l’entreprise que depuis l’extérieur, mais la CGT s’est toujours exprimée. En 1999, la CGT a été très claire sur les risques induits par la tempête à la centrale du Blayais. Lorsque Paluel a été arrêté pendant plus d’un an, la CGT n’a pas craint de s’exprimer publiquement. Nous alertons depuis le début sur les difficultés à construire un seul prototype à Flamanville plutôt qu’une série qui permette d’apprendre des erreurs du premier chantier pour ne pas les répéter sur les suivants. Je peux multiplier les exemples. La CGT s’exprime sur toutes les questions. Le fait qu’elle ne soit pas écoutée est un autre sujet.

Progressistes : Le problème du coût de l’énergie s’impose aujourd’hui aux Français et dans le débat public. La relance de la filière nucléaire garantit elle un tarif bas de l’électricité ?

S.M. : Le parc nucléaire français a permis au pays d’avoir l’une des électricités les moins chères d’Europe pendant des décennies. Le cas de Flamanville, souvent mis en avant, est très particulier : il s’agit d’un prototype, or les coûts d’une construction en série seront bien moindres grâce au bénéfice du retour d’expérience d’un chantier au suivant. Aujourd’hui, le nucléaire reste moins cher que le reste des modes de production d’électricité, et surtout plus fiable pour conduire la réindustrialisation du pays.

Nous alertons depuis le début sur les difficultés à construire un seul prototype à Flamanville plutôt qu’une série qui permette d’apprendre des erreurs du premier chantier pour ne pas les répéter sur les suivants

D’autre part, le tarif de l’électricité n’est pas une question seulement technique. Avoir livré l’énergie au marché est une aberration. Nous devons sortir l’énergie du marché et proposer aux usagers des tarifs dépendant des coûts de production et de distribution. Nous devons également sortir de l’ARENH qui oblige EDF à produire pour ses concurrents et à vendre à perte. Le marché de l’énergie est aujourd’hui avéré comme étant une véritable hérésie, mis en place grâce à des mécanismes artificiels qui ne profitent qu’aux acteurs privés, avides de dividendes, au détriment des usagers, et cela est de plus en plus visible et compris. La concurrence dans la commercialisation d’électricité est à bannir pour revenir à un véritable monopole public, garant d’un réel service public au plus près des usagers.

Par ailleurs, toute velléité de concurrence accrue sur les composantes du service public de l’énergie (comme sur la distribution, par exemple) serait de nature à défavoriser encore davantage les usagers français. Le bilan de l’ouverture à la concurrence est limpide pour la FNME CGT : un désastre pour la pouvoir d’achat des usagers et pour le tissu industriel français. Il n’y aura jamais eu pire dans l’histoire économique française que l’ouverture du marché de l’énergie à la concurrence, pour le coup « libre et faussée ».

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