Elles ont souvent été jugées non rentables, or leur réouverture – et leur maintien là où elles sont menacées – est décisive pour l’accès de toutes et de tous au service public. Il s’agit d’une bataille dont l’issue sera positive si syndicalistes du rail, usagers et élus locaux unissent leurs forces.
Depuis une dizaine d’années, la question ferroviaire travaille la société française. Les rapports et réformes se sont succédé afin d’élaborer des réponses prenant en considération tant le point de vue écologique que le besoin de déplacements au quotidien.
Les petites lignes, comme on les appelle, sont au cœur des enjeux actuels. Elles répondent aux besoins de déplacement dans une situation de disparition des services publics. Elles prennent une dimension symbolique de développement des territoires ruraux, périurbains, qui se sentent délaissés, abandonnés, à côté du mouvement de la société.
La nouveauté de ces dernières années n’est pas seulement la défense des petites lignes, c’est aussi la préparation de batailles pour leur réouverture, certaines lignes ayant été fermées récemment, beaucoup abandonnées depuis des décennies.
ÉTAPES DE LA RÉTRACTATION DES PETITES LIGNES
Notre pays est parsemé d’anciennes gares et sillonné de lignes de chemin de fer dont l’exploitation a été arrêtée. La situation n’a rien de nouveau et s’inscrit dans un mouvement fait de phénomènes sociétaux structurants et de choix politiques de gestion du service public. En effet, l’histoire des chemins de fer, et de la SNCF depuis 1938, est marquée par les coûts d’investissements, d’entretien et d’exploitation que demande le train, coûts qu’il faut mettre en rapport avec service rendu. Tout au long du XX e siècle et encore plus depuis les années 2000, les logiques à l’œuvre se sont opposées à celle du développement du service public.
Le 1er janvier 1938, lorsque la SNCF vit le jour, elle récupéra 40 000 km de voies héritées des anciennes compagnies privées qui quadrillaient la France. Avec l’apparition des autocars et le début de la voiture, la crise économique et l’exode rural, nombre de lignes avaient perdu leur fréquentation, et donc leur pertinence. Lors de la nationalisation, il fut décidé un programme de fermeture de 10000 km de voies. Entre 1938 et 1940, ce sont 4 000 km qui sont fermés à la circulation. Si la guerre marqua une interruption dans ce processus, celui-ci reprit à la Libération. Durant les années qui suivirent l’après-guerre, les fermetures furent moins violentes, mais gardèrent un rythme régulier de 180 km par an jusqu’en 1967. Les causes sont à chercher dans l’émergence de la voiture comme bien de masse bien sûr, mais également dans le nécessaire effort de reconstruction du pays, qui favorisa les lignes les plus fréquentées et les plus stratégiques.
Le 1er janvier 1938, lorsque la SNCF vit le jour, elle récupéra 40 000 km de voies héritées des anciennes compagnies privées qui quadrillaient la France.
En 1969, un premier rapport est présenté sur la SNCF : le rapport Nora. Il pointe déjà les coûts estimés excessifs du train, son poids dans le budget de l’État et le manque d’autonomie de la société nationale. Il propose donc l’instauration d’un contrat de programme entre l’État et la SNCF, qui doit conduire à la suppression de 10 000 km de lignes pour les voyageurs. Ce contrat fut signé en 1969 et se traduira par l’abandon de 4 300 km. Ces mesures étant peu populaires auprès des usagers et des élus, les gouvernements sont amenés à changer de stratégie, et tentent de renvoyer la responsabilité aux régions nouvellement créées. Le rapport Guillaumat de 1978 propose des incitations (un rapport fermeture/financement, entre autres) tout en instaurant un contrat d’entreprise permettant de fermer de manière unilatérale une ligne avec simple validation du ministre de tutelle. Ce sont 800 km supplémentaires de lignes qui sont fermées.
L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 marque un arrêt de cette politique de contraction du réseau, et ce jusqu’au début des années 2000. Au début des années 2000, l’État se désengage massivement du rail, notamment pour ce qui est du renouvellement de l’infrastructure vieillissante, datant parfois de sa création. Le rapport de l’École polytechnique de Lausanne (2005) alerte sur l’état de dégradation du réseau français et sur les risques que suppose donc son exploitation. Il préconise plusieurs scénarios d’investissement, tant dans le réseau structurant que dans le réseau secondaire afin, a minima, de maintenir le service au niveau de 2005.
La non-prise en compte de ces préconisations par les différents gouvernements a accentué le délabrement du réseau, ce qui se traduit par une dégradation du service : d’abord, des limitations temporaires de vitesse ; à terme, la fermeture. Les régions ont assumé cependant un nouveau rôle en s’impliquant dans les investissements pour le maintien de lignes. Le rapport est aujourd’hui en train de s’inverser, les régions devenant les principaux financeurs du réseau secondaire, mais sans véritables moyens.
Naguère peu audibles, ces batailles trouvent un nouvel écho dans les populations comme chez les élus locaux et bénéficient d’une nouvelle implication des cheminots avec leurs organisations syndicales, en premier lieu la CGT.
Les différents rapports commandés par le gouvernement ou produits par les parlementaires montrent une vraie crise de gestion du train, coincé entre les logiques libérales de rentabilité-austérité, l’émergence d’exigences fortes liées à la crise climatique et les besoins toujours croissants des populations. C’est donc dans ce cadre que se pose de manière de plus en plus forte la question de la réouverture de lignes ferroviaires. Pour l’essentiel, elle émerge avant tout des populations, collectifs, syndicats et élus. Naguère peu audibles, ces batailles trouvent un nouvel écho dans les populations comme chez les élus locaux et bénéficient d’une nouvelle implication des cheminots avec leurs organisations syndicales, en premier lieu la CGT.
BATAILLES CONCRÈTES
Gare de Blaye
Blaye est une sous-préfecture de la Gironde ; son l’activité économique est marquée surtout par le vignoble et une centrale nucléaire. Comme de nombreuses petites villes à proximité d’un grand centre urbain, elle connaît un accroissement de sa population lié au départ des ménages de la métropole bordelaise en raison de la cherté des logements. Il s’ensuit un très fort allongement des temps de parcours entre la sous-préfecture et la métropole et des embouteillages interminables sur l’autoroute A10. Blaye n’est plus desservie par le train. Historiquement, la ville était desservie par deux lignes, l’une au nord et l’autre au sud. Le trafic voyageur s’est interrompu au lendemain de la guerre, ne laissant en activité que la ligne du nord pour le fret, jusqu’au début années 1980. Depuis, la ligne sud a disparu ; celle du nord garde ses emprises foncières. Une association s’est créée à la fin des années 1990 pour la réouverture de la ligne. Si la bataille a été longuement regardée avec sympathie par la population et les élus, elle n’a jamais entraîné de véritable mobilisation. Il en est tout autrement depuis 2010, avec l’accroissement démographique : les élus locaux et la population souhaitent l’arrivée du train dans la ville. Sous l’impulsion du comité de vigilance ferroviaire de Nouvelle-Aquitaine (syndicat, association d’usagers, parti politique) 300 personnes se rassemblent pour demander la réouverture de la ligne. Le président de la région, Alain Rousset, est obligé de l’intégrer dans son programme. Une motion votée en séance plénière de la région, à l’initiative d’EELV avec le soutien du groupe communiste, obtient la majorité contre l’avis des principaux présidents de groupe. Si la bataille n’est pas gagnée, l’action des associations et des syndicats a rendu la proposition incontournable, et largement majoritaire dans la population.
Auch-Agen
La ligne Agen-Auch permettait la liaison entre la préfecture du Gers et celle de Lot-et-Garonne. Pour les Gersois, elle constituait une ouverture vers le nord-ouest de la France. Celle-ci fut fermée aux voyageurs dans les années 1970, et au fret au début des années 2000. Les régions Occitanie et Nouvelle-Aquitaine décident, par la création d’une Semop (société d’économie mixte à opération unique), la réactivation de la voie afin de répondre aux besoins de fret.

Le syndicat CGT d’Agen et Auch et l’association Bien vivre dans le Gers se saisissent de ces investissements pour revendiquer la réouverture de la ligne. En effet, la liaison entre les deux préfectures, assurée par les autocars régionaux, est l’une des plus fréquentées du réseau. D’autre part, la perspective de la LGV Bordeaux-Paris pose de manière nouvelle la complémentarité entre le réseau secondaire et les lignes structurantes. Associations et syndicats mènent la bataille de terrain et rédigent une pétition : elle rencontre un franc succès auprès de la population, et des conseils municipaux en entier la signent. En mai 2022, ce sont 200 personnes qui se rassemblent pour la réouverture de la ligne dans la petite gare désaffectée de Fleurance (Gers), à mi-chemin entre les deux villes. Le rassemblement marque l’engagement de l’ensemble des acteurs dans cette bataille. Un vœu à l’initiative des conseillers régionaux communistes est voté à l’unanimité dans les deux régions, pointant la responsabilité de l’État dans le financement de ces réouvertures.
Rive droite du Rhône
À la différence des exemples précédents, la liaison entre Pont-Saint-Esprit et Nîmes n’a jamais été fermée à la circulation. Elle a été totalement dédiée au fret dans les années 1980. Cependant là aussi, au fil du temps, à cause des embouteillages récurrents, le besoin d’une liaison voyageurs est apparu comme indispensable, et syndicats comme associations mènent une bataille, avec un trait marquant, celui du rôle joué par les institutions, notamment la région Occitanie sous l’impulsion de son vice-président, le communiste Jean-Luc Gibelin, contre l’avis de l’État. En 2016, lors des états généraux du rail organisés par la région, six lignes sont priorisées pour la réouverture. Pont-Saint-Esprit Nîmes est donc la première réouverture des six programmées, surtout la première depuis 2016.

Cette victoire symbolise et concrétise la lutte pour la réouverture des petites lignes. L’articulation entre usagers, salariés et élus montre que les victoires sont possibles, qu’elles sont d’abord liées au rapport de forces construit dans les territoires, à la pugnacité des acteurs, enfin à la volonté politique d’aboutir.
Si cette victoire donne de la force à tous ceux qui se battent sur le territoire, elle pose aussi un certain nombre de questions. En effet, la volonté politique de la majorité d’Occitanie, qui s’est traduite par une participation financière importante de la région, nous interroge quant aux possibilités financières de l’ensemble des régions de faire face à ce type de financement. Le financement du réseau, propriété de l’État, n’est pas de la responsabilité des régions. L’État exerce un chantage permanent auprès des collectivités et des populations afin que celles-ci viennent prennent en charge ses propres responsabilités. C’est évidemment vrai sur le réseau secondaire, mais cela s’entend aujourd’hui au réseau structurant, comme le montre les investissements sur la POLT (ligne Paris-Orléans-Limoges-Toulouse), où les collectivités sont largement mises à contribution.
FINANCER LE SERVICE PUBLIC
Plus globalement, la question centrale est celle du financement du fer, tant de son infrastructure que de son fonctionnement. Alors que des plans ferroviaires voient le jour partout en Europe (Allemagne, Italie, Autriche…), celui signé en catimini le 6 avril 2022 par le gouvernement est un des plus faibles. De l’avis des spécialistes, il met à terme en péril l’ensemble du réseau français.
Plus globalement, la question centrale est celle du financement du fer, tant de son infrastructure que de son fonctionnement.
À l’heure où l’ambition climatique doit être au cœur des politiques en lien avec les besoins sociaux, la politique austéritaire du gouvernement montre son incapacité à faire face aux défis. Les mobilisations qui se construisent dans les territoires comme le débat dans les assemblées locales et nationales doivent viser à construire un rapport de forces en capacité de transformer les politiques actuelles. La situation appelle surtout à sortir le train des logiques de marchandisation telles que développés par l’Union européenne. Elle appelle donc à revenir à des logiques de service public, en acceptant que la collectivité assume le coût du mode ferré afin de répondre au défi climatique et à tous les besoins de déplacement (internationaux, nationaux, locaux) des populations.
UN RAPPORT LOURD DE MENACES
En 2018, un rapport sur l’avenir de la SNCF a été remis au gouvernement, et notamment à Élisabeth Borne, ministre des Transports de l’époque. Le document recommandait la fin du statut de cheminot à l’embauche, la transformation de la SNCF en société anonyme, mais aussi… la fermeture des plus petites lignes de train (voir carte). Jean-Cyril Spinetta, auteur du rapport et ancien patron d’Air France, estimait qu’il fallait « recentrer le transport ferroviaire sur son domaine de pertinence : les transports du quotidien en zone urbaine et périurbaine, et les dessertes à grande vitesse entre les principales métropoles françaises ». Bien loin de la conception d’un service public donc…
2 réflexions sur “Vers la réouverture des petites lignes, Frédéric Mellier*”