Deux cheminots soucieux du fonctionnement de leur outil de travail et de la qualité du service rendu abordent les conséquences concrètes, aussi bien pour les travailleurs que pour les usagers, des politiques récentes mises en place à la SNCF.
*Jérôme Joannic et Tanguy Le Ménager sont cheminots à la gare de rennes.
Le transport ferroviaire a toujours nécessité une intégration industrielle et commerciale. Tous les maillons de la chaîne de production sont intimement liés. Si un service dysfonctionne, si ses moyens ne sont pas à la hauteur de son périmètre de compétence, si ses objectifs diffèrent, voire s’opposent à la logique d’ensemble, alors il y a inévitablement perte d’efficacité et d’efficience, dilapidation de moyens humains et matériels. C’est bien la qualité du transport – sécurité, respect des horaires, information et confort des usagers – qui est lourdement impactée. C’est ce que l’on peut illustrer à travers des exemples très concrets observés par les cheminots et les usagers, en gare comme dans la partie moins visible de l’entretien du réseau et de la gestion des circulations.
L’EXEMPLE DE LA GARE DE RENNES
Les travaux à la gare de Rennes pour le pôle d’échange multimodal ont nécessité un financement public à hauteur de 122 millions d’euros. Cela s’est-il traduit par un bénéfice pour les cheminots et les usagers ? Énumérons des conséquences pour en juger.
- Les guichets ne sont plus ouverts que pendant des heures « de bureau ». Dans le même temps, les trains circulent de 5 h 35 à 22 h 00. L’ensemble des « boutiques SNCF » et des gares de Rennes Métropole (500 000 habitants) ont été liquidées. Il est à noter que des guichets différents ont été ouverts pour les usagers TER et TGV, deux entités différentes appartenant toutes les deux à la SA Voyage.
- La présence de cheminots formés à bord a été supprimée de la totalité des trains du périurbain rennais et des quais des gares desservies.
- La SA Gare & Connexion, SNCF, dont l’objet est de tirer profit des mètres carrés en gare, a installé des commerces devant les accès aux quais. Résultat : alors que les usagers doivent accéder rapidement aux quais, ceux-ci sont cachés à leur vue, rendant la gare de Rennes « incompréhensible » aux voyageurs. Pour Gare et Connexion, cette gare est avant tout une zone de chalandise à optimiser ; pour les « directions » TGV et TER, c’est un lieu où les « clients » doivent prendre leurs trains ; pour la SA SNCF Réseaux (gestionnaire de l’infrastructure, rails, caténaires, postes de circulation…), c’est un lieu où des TER et TGV (transporteurs d’une autre société anonyme) stationnent, lui permettant ainsi de prélever un droit de passage et/ou de stationnement.
- Lors du démembrement de l’escale de la gare de Rennes entre, d’un côté, SA Voyage (transporteur TGV) et, de l’autre, SA Gare et Connexion (gestion des commerces en gare…), une des premières décisions prises a été de sous-traiter les services des objets trouvés et de l’accueil et du voyage des personnes en situation de handicap.
- La direction de la SA Réseaux a décidé de mettre en place un système permettant de garer deux rames sur chaque quai. Ce système, dit 2TMV (deux trains dans la même voie), vise à optimiser le nombre de trains stationnés en gare. À aucun moment la problématique de l’afflux d’usagers n’est abordée.
- Afin de « faciliter » l’arrivée de la concurrence sur le réseau ferré français, on a assisté à une diminution drastique du niveau de sécurité des circulations. La sécurité a un coût, et pour les entreprises privées les coûts, même s’ils existent pour sauver des vies, sont à éliminer. C’est ainsi qu’en gare de Rennes – comme dans pratiquement toutes les gares de Réseau ferré de France (RFF) – les agents de la filière 27, dite « Transport Mouvement », ont vu d’abord leurs métiers de sécurité vidés de leur substance avant d’être purement et simplement supprimés des quais. À ce niveau-là, on ne parle plus de « risque calculé ». On finit tout simplement par compter sur la chance.
- Le filtrage par des portes d’embarquement de Gare et Connexion génère des attroupements d’usagers, dangereux pour leur sécurité, et s’oppose au départ à l’heure des trains TGV et TER.

LE CAS D’UN CHANTIER DE MAINTENANCE
Comme pour la partie voyageurs, la séparation de l’entreprise ferroviaire historique SNCF en cinq sociétés anonymes différentes a des conséquences sur la partie maintenance et exploitation du réseau, principalement regroupée au sein de la SA SNCF Réseau.
Depuis ce découpage de l’entreprise, l’objectif de Réseau, ex-RFF, est simple : diminuer la dette qui lui a été imputée en 2014 tout en essayant de maintenir un haut niveau de sécurité sur l’ensemble du réseau ferré national. Ainsi, il a été annoncé en 2022 que, pour répondre aux exigences de l’État d’une économie de 2,5 milliards d’euros d’ici à 2026, l’entreprise travaillerait sur les opérations extérieures, plus concrètement sur sa masse salariale. Cette volonté est à l’œuvre depuis déjà plusieurs années. Ainsi, en 2018, les coûts en sous-traitance au niveau des travaux sur le réseau dépassaient les dépenses en masse salariale au sein de SNCF Réseau. Si l’on prend un exemple concret, nous pouvons observer les travaux de réfection de la ligne Rennes Saint-Malo en 2018. La SNCF n’ayant plus la capacité de mettre en place une « suite rapide », autrement dit un train-usine, celle-ci est passée par un appel d’offres auprès d’entreprises privées afin de pourvoir à ces travaux. En 2018, les travaux entre les deux gares commencent, et rapidement nous nous rendons compte dans les postes d’aiguillage que l’entreprise chargée des travaux n’est pas dimensionnée à la tâche qui lui a été sous-traitée. L’avancement du remplacement des rails, qui devait être de 1 km/nuit, n’est que d’une centaine de mètres par nuit. Les représentants du personnel SNCF se rendent sur place et font un constat cinglant : les salariés de cette entreprise n’ont pas de vestiaires, pas de toilettes, branchent des micro-ondes sur des installations électriques de sécurité, ou encore enfoncent des vis dans le rail à coup de masse…
En 2018, les coûts en sous-traitance au niveau des travaux sur le réseau dépassaient les dépenses en masse salariale au sein de SNCF Réseau.
Le résultat ne sera pas glorieux, puisque cette entreprise devra revenir en 2019 pour finaliser les travaux. Et une fois partie, ce sont les agents SNCF qui devront terminer le travail, repoussant ainsi des travaux prévus en gare de Rennes. Le bilan est simple : un retard de près d’un an sur des travaux devant être terminés en 2018, et un surcoût, l’entreprise SNCF ayant dû recourir à ses propres agents pour finaliser une opération qui aurait dû être sous-traitée en intégralité.
Bien entendu, cet appel à la sous-traitance a conduit à supprimer la quasi-intégralité des brigades de maintenance SNCF sur la métropole de Rennes. Les pas de maintenance ont été augmentés, et les événements de sécurité remarquables (ESR) se sont multipliés.
L’AIGUILLAGE, INDISPENSABLE AU FRET
SNCF Réseau, ce n’est pas que la partie maintenance, c’est également l’exploitation du réseau, ce qu’on appelle dans le jargon SNCF la « circulation ». Pour faire simple, les agents chargés de la circulation ont pour mission d’assurer la sécurité des voyageurs et des circulations de leur point de départ à leur point d’arrivée ; ce sont eux qui s’occupent de la signalisation, de la manœuvre des aiguilles, mais aussi des mesures à prendre en cas d’incident sur les voies.

Au sein de ces établissements, la volonté est la même, réduire les coûts, donc réduire les effectifs, notamment via le programme CCR (commande centralisée du réseau) et la modernisation des outils de travail. Ce programme CCR a été mis en place à Rennes en 2018. Cela a mené à la suppression de deux postes d’aiguillage (Messac, Saint-Jacques-de-la-Lande) et de postes d’aiguilleurs. La volonté derrière ce programme est de centraliser l’ensemble des postes d’aiguillages de zone diffuse au sein d’un seul grand poste, ce qui devrait entraîner une réduction d’effectifs et, théoriquement, une meilleure exploitation du réseau, notamment grâce aux nouveaux outils informatiques de gestion des circulations.
Le bilan est simple : un retard de près d’un an sur des travaux devant être terminés
en 2018, et un surcoût, l’entreprise SNCF ayant dû recourir à ses propres agents pour
finaliser une opération qui aurait dû être sous-traitée en intégralité.
Les CCR et la séparation entre l’activité voyageurs et l’activité circulation font que les postes sont en dehors des gares, ne permettant plus de contact rapide avec les agents d’escale présents en gare. L’échange d’information devient donc moins simple, notamment en matière de correspondance en cas de retard, mais aussi d’évolution des incidents ou de changement de voie des trains en gare.
Cela a mené également à un autre souci majeur. Les postes d’aiguillage supprimés étaient chargés de la surveillance des trains en marche (STEM) ; donc depuis 2018 certains trains parcourent jusqu’à 60 km sans qu’aucun agent ne soit chargé de vérifier leur intégrité. Cela pourrait paraître peu important, or il ne faut pas oublier que les trains ne sont pas que les TER ou TGV, ce sont aussi les trains de marchandises, qui sont sujets à une incidentologie élevée. Enfin, cette logique de productivité « au fil de l’eau », comme la nomme la direction, mène également au passage de certaines gares en 3 × 8 à du 2 × 8.
La conséquence en est, notamment, l’incapacité de SNCF Réseau à répondre aux demandes des chargeurs pour le transport de marchandises. Les créneaux de nuit, à moindre coût, ne sont plus réalisables, le poste d’aiguillage étant fermé à la circulation, comme à Vitré pour l’Ille-et-Vilaine. Ainsi, la désintégration de l’EPIC SNCF en sociétés anonymes engendre une logique centrifuge, où chaque société anonyme n’est responsable que de sa partie ferroviaire et de son budget. Et tant pis pour les conséquences sur la sécurité, le respect des horaires, le confort des usagers…
L’organisation qui en résulte évolue pratiquement de manière continue sans logique d’ensemble. Les cheminots eux-mêmes y perdent parfois leur latin. Au-delà de l’écart abyssal existant entre le discours des dirigeants de l’entreprise ou des responsables politiques, entre les objectifs de transport ou environnementaux bas carbone affichés et les moyens pour y parvenir, cette désintégration se révèle comme un puissant facteur d’inefficience, d’incapacité à répondre à ses objectifs. En réalité, cette situation permet aux décideurs de survendre la libéralisation comme solution, et pour y parvenir le moyen le plus rapide étant le démembrement de l’EPIC SNCF en sociétés anonymes, l’appel à la sous-traitance, la création de centaines de filiales… mettant en concurrence les travailleurs du rail entre eux, générant des surcoûts liés au coût du capital et, in fine, sacrifiant les intérêts des usagers et cheminots, les conditions de transport des premiers étant les conditions de travail des seconds.
2 réflexions sur “Regards de cheminots sur leur travail, Jérôme Joannic et Tanguy Le Ménager*”