Pour Progressistes, un historien et sociologue passe en revue prĂšs dâun siĂšcle dâhistoire de notre SociĂ©tĂ© nationale des chemins de fer, de notre SNCF, et des cheminots qui la font vivre.
La SNCF est créée lâĂ©tĂ© 1937 : cinq compagnies privĂ©es et deux rĂ©seaux dâĂtat (ex-Ouest, nationalisĂ© en 1908, et Alsace-Lorraine, recouvrĂ©e en 1919) qui jusquâalors sâĂ©taient partagĂ© lâexploitation des grandes lignes, dites « dâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral », abandonnent la partie. Retour en arriĂšre : fondatrice du rĂ©gime des chemins de fer, la loi du 11 juin 1842 confiait Ă lâĂtat les expropriations et la construction de lâinfrastructure (plate-forme de la voie, ouvrages dâart), et Ă des compagnies concessionnaires lâĂ©tablissement de la superstructure (ballast, rails, bĂątiments) et lâexploitation de la ligne ; en fin de la concession de 99 ans, lâĂtat reprenait le tout.
Cette Ă©chĂ©ance ne sâaccomplira pas. PoussĂ©es par lâĂtat Ă construire de plus en plus de lignes au nom de lâĂ©quitĂ© dâaccĂšs gĂ©ographique au train, des lignes secondaires dĂ©ficitaires, les compagnies nĂ©gocieront des contreparties : Ă leurs actionnaires et obligataires, lâĂtat garantit le versement dâun dividende minimum et dâun intĂ©rĂȘt de 4,5 %, confĂ©rant ainsi Ă ces titres la valeur de « placements de pĂšre de famille ». En effet, en cas de revenu net insuffisant, lâĂtat fera lâavance aux compagnies de ces versements : une dette remboursable lorsque viendront les beaux jours des trafics sur les rails.
DES COMPAGNIES PRIVĂES Ă LA SNCF
Mais ces beaux jours nâadviendront jamais. On en connaĂźtra au contraire dâassombris par la concurrence croissante du camion et de lâautocar Ă partir des annĂ©es 1920, dâobscurcis par la rĂ©cession Ă©conomique des annĂ©es 1930. En 1936, le « boulet » des 40 heures pousse les compagnies Ă jeter dĂ©finitivement lâĂ©ponge, et venu lâĂ©tĂ© 1937 elles nĂ©gocieront opportunĂ©ment avec les seuls radicaux tenant les rĂȘnes du gouvernement un compromis : ce sera la crĂ©ation dâune sociĂ©tĂ© dâĂ©conomie mixte contrĂŽlĂ©e par lâĂtat (51 % du capital), oĂč les compagnies (49 % du capital) abandonnent leur concession moyen nant une indemnisation financiĂšre… ajustĂ©e sur leur dette accumulĂ©e vis-Ă -vis de lâĂtat ; une opĂ©ration donc blanche pour lâĂtat dĂ©sargentĂ©. DâoĂč les premiĂšres fermetures massives de lignes du rĂ©seau national opĂ©rĂ©es en 1938. Â
ce nouvel « Ătat-patron » du rail français exigera de sa crĂ©ature, la SNCF, le retour impĂ©ratif Ă un compte dâexploitation Ă©quilibrĂ©.
Au sortir de lâOccupation, aux cĂŽtĂ©s des mineurs engagĂ©s dans la « bataille de la production », la SNCF et le corps des cheminots contribuent en premiĂšre ligne Ă remporter la « seconde bataille du rail », celle dâune urgente reconstruction du rĂ©seau, comme de sa modernisation : Ă©lectrifica tion des lignes, postes dâaiguillage modernes, nouveaux triages.
DES ANNĂES CORAIL Ă LA « TGV-MANIA »
La SNCF ne construit plus de lignes. Elle connaĂźt un virage en 1971 en obtenant la compensation financiĂšre par lâĂtat des missions et charges de service public que nâassument pas ses concurrents privĂ©s routiers, puis en 1972 en dĂ©centralisant ses lourds Ă©tats-majors parisiens dans 23 rĂ©gions, mieux Ă mĂȘme dâĂȘtre Ă lâĂ©coute des marchĂ©s et de la demande des Ă©lus locaux. Sâagissant de ses trafics concurrencĂ©s de marchandises et de voyageurs, la SNCF a obtenu une libertĂ© de gestion accrue (services offerts, tarifs, etc.). Ă la culture de lâoffre chĂšre aux ingĂ©nieurs et techniciens succĂšde au milieu des annĂ©es 1970 une culture de la demande, Ă©laborĂ©e par des commerciaux formĂ©s au « marketing » dans les deux directions commerciales, Marchandises et Voyageurs, « rĂ©volution culturelle » symbolisĂ©e en 1975 par lâavĂšnement des voitures Corail Ă couloir central avec siĂšges coquilles et climatisation.

Les ingĂ©nieurs et techniciens ne restent toutefois pas en retrait. Lâouverture au Japon en 1964 du Shinkansen va les stimuler pour sâengager Ă partir de 1966 dans la course mondiale Ă la grande vitesse, aboutissant en septembre 1981 Ă une premiĂšre section de ligne Ă grande vitesse sur laquelle roule Ă 260 km/h un bolide orange, le TGV. Son succĂšs va dĂ©clencher un long cours de « TGV-mania », gloutonne en coĂ»teux investissements de lignes et rames, poussant Ă la fracture ferroviaire dĂšs lors que lâentretien technique du rĂ©seau classique et lâoffre commerciale de trains rapides, express et omnibus sont corrĂ©lativement sacrifiĂ©s.
DES SERVICES RĂGIONAUX DE VOYAGEURS AUX ACTIVITĂS MARCHANDES CONCURRENCĂES : LE «SILOTAGE» DE LA SNCF
VotĂ©e le 31 dĂ©cembre 1982, la loi dâorientation des transports intĂ©rieurs (LOTI) institue une « nouvelle SNCF », soit un EPIC chargĂ© de la mise en Ćuvre progressive du droit au transport conformĂ©ment aux principes du service public. Elle va concrĂ©tiser surtout la possibilitĂ© offerte depuis 1971 de nĂ©gocier des conventions rĂ©gissant des services rĂ©gionaux de voyageurs. Devenues autoritĂ©s organisatrices de transport par la loi SRU (SolidaritĂ© et Renouvellement urbains) de dĂ©cembre 2000, les rĂ©gions sont dorĂ©navant chargĂ©es dâorganiser des « services ferroviaires rĂ©gionaux de voyageurs », relayant les premiers TER promus par un service de lâaction rĂ©gionale créé en 1993 au sein de la SNCF.
A la culture de lâoffre chĂšre aux ingĂ©nieurs et techniciens succĂšde au milieu des annĂ©es 1970 une culture de la demande.
Le management des autres activitĂ©s concurrentielles dĂ©veloppĂ©es par la SNCF (TGV, grandes lignes et fret) adoptera la gestion par centre dâactivitĂ©s (ou de profit) : chaque direction de produit doit disposer de moyens dĂ©diĂ©s, humains et matĂ©riels, comme de toutes les compĂ©tences gestionnaires : stratĂ©gie, marketing, production, investissements, communication, etc. Cette dĂ©sintĂ©gration interne de la SNCF en forme de silotage a contribuĂ© Ă rendre plus complexes ses interfaces avec les clientĂšles : pluralitĂ© des guichets, des services, des tarifs… , ainsi que les relations contractuelles internes entre services clients et services fournisseurs.
AprĂšs les TER, le mouvement de rĂ©traction des activitĂ©s souveraines mais non rentables et dĂ©ficitaires de la SNCF se poursuivra tendanciellement, avec le dĂ©mantĂšlement des intercitĂ©s et la crĂ©ation des trains dâĂ©quilibre du territoire (TET), objets dâune convention de financement de la SNCF par lâĂtat.
BRUXELLES IMPOSE LA DĂSINTĂGRATION DES EXPLOITANTS NATIONAUX
Ă ces logiques internes dâĂ©clatement sâajoute lâapplication de la politique communautaire libĂ©rale, en quĂȘte dâun rĂ©gime de libre et Ă©quitable concurrence des opĂ©rateurs sur les marchĂ©s. Par sa directive du 29 juillet 1991 (la fameuse 91/440/CEE), Bruxelles imposera aux pays membres de lâUnion de scinder chaque exploitant historique national « intĂ©grĂ© » en un gestionnaire de lâinfrastructure et un exploitant qui lâutilise, assujetti par des pĂ©ages Ă financer son entretien. Ainsi naĂźtra, par la loi du 13 fĂ©vrier 1997, RĂ©seau ferrĂ© de France (RFF). La transposition en France des quatre « paquets » ferroviaires qui suivront (2001, 2004, 2007, 2013) rendra plus complexe encore le paysage ferroviaire français, avec la crĂ©ation en 2006 dâun Ătablissement public de sĂ©curitĂ© ferroviaire (EPSF), en 2009 dâune Direction de la circulation ferroviaire (DCF), en 2009 dâune AutoritĂ© de rĂ©gulation des activitĂ©s ferroviaires (ARAF), et en 2010 dâune branche Gares et Connexions au sein de la SNCF, autonome et neutre quant Ă lâaccĂšs et aux prestations techniques et commerciales fournies dans ses gares Ă lâĂ©gard des nouveaux exploitants, Ă lâinstar des aĂ©roports publics.

Le maquis ferroviaire rĂ©sultant, dont la teneur varie qui plus est dâun pays Ă lâautre en raison des formules variĂ©es de transposition nationale des directives bruxelloises, est en fait peu propice Ă lâarrivĂ©e de ces nouveaux exploitants.
LA FIN DU CHEMINOT
Insistons ici sur lâimpact social de ces Ă©volutions organisationnelles. Elles ont contribuĂ© aussi Ă casser lâidentitĂ© culturelle du cheminot telle que bĂątie et promue jadis par les compagnies, puis encore par la SNCF des annĂ©es 1950 : la division poussĂ©e des tĂąches exigeait en retour une solidaritĂ© organique des mĂ©tiers de lâexploitation, de la voie, de la traction, mĂ©lange de stimulation-coopĂ©ration face Ă lâimpĂ©ratif quotidien de « faire lâheure » toujours compromis par les alĂ©as de la circulation.
Outre la rĂ©duction permanente des effectifs opĂ©rationnels, la rationalisation des postes de travail, facilitĂ©e depuis la mĂ©canisation des tĂąches jusquâĂ leur informatisation, a contribuĂ© Ă la verticalisation des relations de travail et au cloisonnement des collectifs de travail. Lâindividualisation des postes de travail, des notations des agents, de leurs carriĂšres plus mobiles a pris le dessus sur le partage collectif de la peine comme de la fiertĂ© professionnelle. La politique de recrutement de la SNCF a privilĂ©giĂ© le diplĂŽme ou la compĂ©tence acquise dans le privĂ©, ce qui a conduit Ă un contestable parachutage de managers peu rompus aux difficultĂ©s propres au rail. Rappelons que les carriĂšres traditionnelles dĂ©butaient toujours par des emplois de dĂ©but â oĂč sâacquĂ©rait lâexpĂ©rience concrĂšte du rail â, des emplois jadis alimentĂ©s par les centres dâapprentissage de la SNCF, tremplins de belles carriĂšres Ă la voie, Ă la traction ou au matĂ©riel.
La fin du statut du cheminot depuis le 1er janvier 2020 consacre cette Ă©volution irrĂ©versible de lâidentitĂ© corporative, oĂč les agents de la SNCF, quâils soient agents du cadre permanent ou contractuels, sont de plus en plus nombreux Ă accomplir des tĂąches fragmentĂ©es et cloisonnĂ©es, de maniĂšre routiniĂšre et quasi anonyme.
PLUS DE BRIGADES DE LA VOIE,MAIS DE LA CASSE…
Parmi ces collectifs de travail « horizontaux » caractĂ©ristiques des temps anciens, Ă©voquons les brigades de la voie, durablement attachĂ©es Ă lâentretien des quelques kilomĂštres de voies qui formaient « leur » canton. Elles ont fondu jusquâĂ disparaĂźtre totalement, maintenance et surveillance de la voie relevant dâune organisation toute diffĂ©rente : chantiers lourds massifiĂ©s et ultramĂ©canisĂ©s, Ă©quipes mobilisĂ©es de nuit avec sous-traitance amplifiĂ©e, tournĂ©es dâinspection de la voie accĂ©lĂ©rĂ©es, rĂ©gimes dâastreinte allĂ©gĂ©s…

La catastrophe de BrĂ©tigny-sur-Orge est un rĂ©vĂ©lateur de lâĂ©tat critique auquel a abouti lâallĂ©gement de lâorganisation prĂ©ventive des dĂ©fauts de la voie : lâĂ©clisse coupable, dĂ©fectueuse, aurait Ă©tĂ© remplacĂ©e sitĂŽt repĂ©rĂ©e par tout chef de canton ! Au Japon, une politique de maintenance prĂ©ventive des installations fixes est assurĂ©e de maniĂšre permanente par des Ă©quipes jalonnant les lignes grande vitesse, le ballet bien rĂ©glĂ© de rames circulant Ă grande vitesse sur deux voies non banalisĂ©es en est facilitĂ© ! Le systĂšme contribue Ă tenir lâhoraire des trains à ± 15 s prĂšs quelques que soient les circonstances, en mettant en jeu lâhonneur entier de la corporation !
La catastrophe de BrĂ©tigny-sur-Orge est un rĂ©vĂ©lateur de lâĂ©tat critique auquel a abouti lâallĂ©gement de lâorganisation prĂ©ventive des dĂ©fauts de la voie.
Sur ce contraste, concluons en rappelant que si le rail, toujours fortement concurrencĂ©, appelle des modes de management inspirĂ©s de ses concurrents (Ă©voquons lâextension inachevĂ©e Ă la SNCF du yield management avec sa nĂ©cessaire rĂ©servation obligatoire et une variabilitĂ© extrĂȘme des tarifs…), il dispose dâatouts compĂ©titifs structurels, reconnus depuis les premiers chocs pĂ©troliers des annĂ©es 1970 en matiĂšre Ă©nergĂ©tique, environnementale et Ă©cologique. Ă la logique Ă court terme des marchĂ©s doit succĂ©der une politique du rail conforme aux grandes proclamations unanimes en faveur de la transition Ă©cologique… Affaire dĂ©passant les opĂ©rateurs du rail, affaire de mobilisations citoyennes et dâarbitrages politiques rĂ©solus.
QUELQUES LECTURES…
- Georges Ribeill, MĂ©moire de cheminots. La saga de la famille cheminote. 150 ans de solidaritĂ© et de culture Ă traverses ses associations, La Vie du Rail, 2018. (Lâhistoire dâune trentaine dâassociations cheminotes.)
- Â Trains de nuit. Deux siĂšcles de voyages, de la banquette de bois au wagon-lits, La Vie du Rail, 2021. (Historique et plaidoyer.)
- De la vapeur au TGV, du tramway au mĂ©tro… Pour une histoire de la cabine de conduite, Revue dâhistoire des chemins de fer, no 56, 2021. (Contributions Ă lâhistoire ergonomique des postes de conduite, ouvrage collectif, G. Ribeill dir.)
- Vincent Doumayrou, La Fracture ferroviaire. Pourquoi le TGV ne sauvera pas le chemin de fer, LâAtelier, 2007 (ouvrage que jâai prĂ©facĂ©).
Je m’Ă©tonne que le PCF ne dĂ©nonce pas l’idĂ©ologie Reagano-thatchĂ©rienne mise en Ćuvre depuis 40 ans en France en privatisant tous les Services Publics : Telecom avec la privatisation de France Telecom par le PS en 1997, d’EDF/GDF par la droite du PS et la droite, d’Air France, de la Poste, et maintenant de la SNCF et de la RATP aussi bien par la Droite, Macron le PS et EELV dans les rĂ©gions, et aussi de l’HĂŽpital, de l’Ă©cole, l’UniversitĂ© et les retraites.
En disant pas les choses le PCF manque une occasion historique d’ĂȘtre clair en Ă©tant le seul Ă avoir cette position depuis 40 ans.
Et l’une des raisons du succĂšs foudroyant de la Chine communiste est justement de ne pas avoir privatisĂ© ses services publics mais au contraire de les renforcer via une politique industrielle puissante et une planification centralisĂ©e Ă long terme : TĂ©lĂ©coms, TGV, NuclĂ©aire civil, santĂ©, R&D, Electronique, supercalculateurs, etcâŠpartout la Chine communiste triomphe.