Relance du service public ou désindustrialisation et chaos écologique ? Didier Le Reste*

L’auteur revient sur la situation actuelle du rail, passe en revue des décisions politiques responsables de sa dégradation et qui constituent des obstacles à la relance du service public ferroviaire, pourtant indispensable pour affronter les enjeux, tant climatiques qu’industriels, des décennies à venir.

*DIDIER LE RESTE est syndicaliste et président de la Convergence nationale Rail

Les tensions en cours autour de la production d’énergies entraînant, entre autres, la hausse du prix des carburants et des matières premières, les exigences citoyennes qui s’affirment face aux conséquences du réchauffement climatique pour que soient privilégiés les modes de transports les plus écologiques, économes en énergie et sûrs, replacent le rail au centre des enjeux. Les records d’affluence constatés en cet été 2022 dans les gares et dans les trains confirment cette tendance, même si elle est marquée par des dysfonctionnements et autres failles dans la production ferroviaire consécutifs au manque de moyens humains et matériels.

La SNCF reconnaît la tension qui existe sur la disponibilité du matériel roulant, TGV notamment, mais elle se garde bien de dire que les rames qui font défaut dans le plan de transport se trouvent en Espagne pour concurrencer la Renfe sur les axes Madrid-Barcelone et Madrid-Séville. La coopération qui existait entre les deux sociétés publiques de chemins de fer a été rompue au profit d’une concurrence frontale engendrant de fâcheuses conséquences pour les usagers et les cheminots de part et d’autre des Pyrénées.

LE CHOIX DE L’AÉRIEN ET DU ROUTIER CONTRE LE RAIL

Le réseau ferroviaire français composé de 29 000 km de voies ferrées, dont 47 % non électrifiées, présentant une moyenne d’âge de 32 ans, souffre de trente années de sous-investissement. Il a fallu la catastrophe de Brétigny-sur-Orge (Essonne) en juillet 2013 pour que les autorités publiques décident d’engager un plan de régénération, de modernisation du réseau ferroviaire. Si les alertes lancées et portées depuis des années par des forces progressistes, singulièrement par les luttes sociales, avaient été entendues, cette catastrophe aurait pu être évitée.

En France, la politique des transports, trop souvent placée sous la pression des lobbys routiers et pétroliers, n’a jamais accordé la priorité au ferroviaire. Ainsi celui-ci a-t-il été le parent pauvre du plan de relance gouvernemental.

Cela dit, les moyens qui sont engagés pour rattraper le retard en matière d’entretien et de régénération du réseau sont notoirement insuffisants au regard des besoins. Pour preuve, le contrat de performance signé en catimini entre l’État et SNCF Réseau avant l’élection présidentielle de 2022 n’entend consacrer que 2,8 milliards d’euros d’investissement par an au réseau d’ici à 2025, alors qu’il en faudrait au minimum le double, à l’exemple de ce qu’ont fait d’autres pays européens, comme l’Allemagne qui annonce injecter 84 milliards d’euros d’ici à 2030 dans son réseau, lequel est deux fois plus jeune que le nôtre !

Évolution des émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports en France

En France, la politique des transports, trop souvent placée sous la pression des lobbys routiers et pétroliers, n’a, pour cause, jamais accordé la priorité au ferroviaire. Ainsi celui-ci a-t-il été le parent pauvre du plan de relance gouvernemental. Rappelons que d’importantes aides financières ont été versées à l’industrie automobile et au secteur aérien.

Le choix de la route et de l’aviation comme modes de transport dominants est, du point de vue écologique, irresponsable, voire lourd de dangers pour les générations futures notamment. Les transports constituent la première source d’émissions de gaz à effet de serre en France (30 %) ; dans cet ensemble, la part des émissions liées au rail est totalement marginale (0,3 %). Le fret ferroviaire émet, pour une même charge, 8 fois moins de particules fines dans l’atmosphère que les camions. Ainsi, du fait des lois de la physique (le train « glisse » sur le rail quand le camion « frotte » sur la route), 1 t transportée par le rail consommera toujours 6 fois moins d’énergie que la même tonne transportée par la route. Pour sa part, l’ADEME indique qu’avec seulement 10 % de report de la route vers le train c’est 500 fois moins de CO2 émis sur le territoire.

Cet avantage compétitif, a contrario des conséquences des externalités négatives de la route (pollutions, congestion routière, accidentologie, dégradation de l’infrastructure…), devrait être valorisé économiquement dans les politiques et décisions privées et publiques d’investissement ou d’exploitation au même titre que la valeur carbone ou la qualité de l’air.

DÉPEÇAGE EN RÈGLE D’UN SERVICE PUBLIC

Le lancement du TGV en service commercial en septembre 1981 n’a pas pu masquer longtemps le lent déclin planifié du service public ferroviaire. À coups de réformes rétrogrades dictées par les politiques ultralibérales de l’Union européenne, générant des restructurations incessantes, marquées par le désengagement financier de l’État – ce qui s’est traduit par des fermetures massives de triages ferroviaires, de gares, de guichets, de services, ainsi que par la suppression de dessertes et la réduction exponentielle des effectifs de cheminots (de 200 000 cheminots en 1990 à 146 000 en 2020) –, l’atrophie et le dépeçage de ce service se sont progressivement poursuivis. Et ce malgré les nombreuses luttes engagées par les cheminots, se heurtant frontalement à une lame de fond néolibérale soutenue par un déferlement médiatique mensonger, caricatural, savamment entretenu à l’encontre des salariés du rail.

La France dispose d’un important réseau ferroviaire, comprenant 29000 km de voies, dont 2800 km de lignes à grande vitesse.

Face à la capacité de mobilisation de ceux-ci, qui sert souvent de « locomotive » aux mouvements sociaux, la plupart des médias, singulièrement ceux aux mains des groupes capitalistiques, n’ont de cesse, avec les encouragements du grand patronat et des forces libérales, de dénigrer, de dénaturer le sens des actions de grève des cheminots, en taisant par exemple le fait que l’immense majorité des suppressions de trains et des retards subis sont dus aux massives suppressions de postes à la SNCF et aux conséquences de trente années de sous-investissement dans le réseau ferré, résultat des choix politiques dûment assumés par les princes qui nous gouvernent. Ces choix, largement inspirés et guidés par les stratégies de l’Union européenne mises en œuvre à partir des différents traités – déclinés à coups de « paquets ferroviaires », de directives et de règlements –, se traduisent par le démantèlement progressif des monopoles publics et la gestion des anciens services publics selon des critères de rentabilité financière et le principe de la fameuse « concurrence libre et non faussée » qu’ils gravent dans le marbre.

L’ADEME indique qu’avec 10 % de report de la route vers le train c’est 500 fois moins de CO2 émis sur le territoire.

Comme pour d’autres services publics pour lesquels on a présenté leur libéralisation, voire leur privatisation, comme nécessaire car prétendument bénéfique au consommateur/usager/citoyen, il est démontré aujourd’hui que cette stratégie dogmatique ne fonctionne pas car elle débouche à la fois sur l’augmentation des tarifs (on passe d’un service rendu à un service vendu !) et la détérioration de la qualité de service rendu aux usagers.

OUVERTURE À LA CONCURRENCE : STOP OU ENCORE ?

À ce propos, plusieurs pays en Europe (Angleterre, Écosse, Norvège, pays de Galles, Allemagne), face à la dégradation du service rendu et à l’explosion des coûts, remettent en cause l’ouverture de leurs activités de chemin de fer à des opérateurs privés en reprenant, par exemple, leur gestion sous maîtrise publique. Cela se fait aussi sous la pression des opinions publiques qui se prononcent pour une réappropriation du bien public, du bien commun. Mais en France on ne semble pas avoir tiré les enseignements des échecs douloureux enregistrés en la matière, notamment avec l’ouverture à la concurrence en 2006 du transport de marchandises par train : nous sommes passés de 20 % de parts modales pour le rail à moins de 10 % aujourd’hui… malgré la présence de plusieurs opérateurs ! Pis, on pousse les feux de la libéralisation en faisant « ruisseler » en abondance l’argent public pour tenter de démontrer coûte que coûte que la concurrence, ça marche !

La plupart des médias, singulièrement ceux aux mains des groupes capitalistiques, n’ont de cesse, avec les encouragements du grand patronat et des forces libérales, de dénigrer, de dénaturer le sens des actions de grève des cheminots.

C’est ce qui s’est passé en région Sud, où la droite a attribué à Transdev l’exploitation pour 10, voire 12 ans de la ligne ferroviaire Marseille-Nice, qui représente 10 % des trafics et 34 % des recettes. Avant même que Transdev ne fasse rouler un train, il lui sera versé 10 millions d’euros, puis 50 millions d’euros par an de financement public. Un atelier pour entretenir son matériel roulant sera également construit, sur fonds publics, à Nice pour un montant de 270 millions d’euros. En Bourgogne-FrancheComté, les élu(e)s PS et EELV ont décidé de mettre toutes les circulations ferroviaires (TER) en appels d’offres. En Île-de-France, sur fond de déshumanisation du service public ferroviaire avec son lot de fermetures massives de gares, de guichets et de suppressions de personnels, la présidente de région engage à coups d’appels d’offres l’ouverture à la concurrence du réseau bus et des métros de la RATP, des RER, des trains Transilien, des trams-trains.

En attribuant l’exploitation de la ligne ferroviaire Marseille-Nice au groupe privé Transdev à partir de 2025, les élus de la région PACA ont mis fin au monopole de la SNCF sur le rail français.

Aujourd’hui, la conjonction des politiques ultralibérales anti-service public de l’Union européenne avec celles austéritaires de pays membres, comme la France, a fragilisé, affaibli, déstabilisé, atrophié le service public ferroviaire et sa capacité à relever certains défis, ce au moment où il s’avère être de plus en plus un élément déterminant dans la lutte contre le réchauffement climatique et pour réussir une vraie transition écologique. Ainsi la réforme de la SNCF de 2018, ardemment combattue par les cheminots et leurs syndicats, et la loi LOM (loi d’orientation des mobilités) ont fini par éclater la SNCF en cinq sociétés anonymes, visant à permettre à l’État de se désengager d’un certain nombre d’obligations et aux intérêts privés de se positionner sur des créneaux d’activités jugées rentables au sens capitalistique. De plus, la loi LOM, par un décret d’application du 1er janvier 2021, prévoit que « les lignes d’intérêt local ou régional à faible trafic du réseau ferré national » (près de 30 % du réseau) peuvent sous certaines conditions, faire l’objet d’un transfert de gestion. En clair, il s’agit de reporter sur les régions la responsabilité de gérer… ou de fermer ces lignes aux trafics ferroviaires.

AGIR POUR NE PAS SUBIR

Souvent présentée, à tort, comme opposée à l’écologie, l’industrie connaît, comme le rail, un déclin en grande partie planifié au cours des dernières décennies. Ce déclin se conjugue avec celui des services publics, comme la pandémie de covid-19 l’a illustré dramatiquement. Pour autant, la conscience du problème de la désindustrialisation de la France progresse, et l’on ne peut que se réjouir de ce premier pas.

En région Sud, la droite a attribué à Transdev l’exploitation pour 10, voire 12 ans de la ligne ferroviaire Marseille-Nice. Avant même que Transdev ne fasse rouler un train, il lui sera versé 10 millions d’euros, puis 50 millions d’euros par an de financement public.

La prise de conscience que la désindustrialisation ne fait que déplacer et aggraver les problèmes environnementaux (explosion des transports) progresse également. Cela constitue un point d’appui encourageant pour travailler les convergences d’intérêts et d’actions. Or le déclin de l’industrie française n’est pas dénué de liens avec la destruction méthodique du transport de marchandises par voie ferrée. Pour développer ou recréer un tissu industriel diversifié irriguant tout le territoire, qui suppose une industrie lourde et performante, nous avons besoin d’un dense réseau ferroviaire apte, entre autres, aux convois lourds de fret.

Ainsi, malgré les difficultés rencontrées, l’heure n’est pas à la résignation mais à l’action ! De ce point de vue, nous notons avec satisfaction que se manifeste un regain d’intérêt pour le train et que, corrélativement, des mobilisations à caractère pluraliste se développent sur le territoire pour défendre, développer et promouvoir le service public ferroviaire. Toutes ces volontés peuvent et doivent rencontrer le champ d’intervention de tous les acteurs qui portent une conception progressiste du service public ferroviaire, un projet de société qui n’épuise pas les hommes et femmes ni la nature comme le fait le capitalisme.

Le déclin de l’industrie française n’est pas dénué de liens avec la destruction méthodique du transport de marchandises par voie ferrée.

Pour inverser la spirale d’austérité et de concurrence déloyale des transports les plus polluants, qui empêche le report modal massif vers le rail malgré les urgences écologique, sanitaire, sociale et industrielle, il faut donc, dans le cadre de la décarbonation de notre économie, disposer d’une vraie volonté politique, des financements publics à la hauteur des enjeux et des mesures structurelles pour réorganiser non seulement la SNCF sur des bases d’unicité, de système intégré, mais aussi l’ensemble des transports, le tout en lien avec une politique industrielle et d’aménagement du territoire de progrès.

3 réflexions sur “Relance du service public ou désindustrialisation et chaos écologique ? Didier Le Reste*

  1. Bonjour,
    nous sommes une dizaine de communes en périphérie de la métropole lilloise à agir pour la réactivation d’une ligne ferroviaire de 17 km. Les décideurs de la Métropole européenne de Lille (Mel) sont eux favorable à un car dit à haut niveau de service. Nous avons pourtant démontré que des solutions novatrices existent, entre autre avec le prototype Taxirail qui devrait faire ses premiers pas en Normandie.
    Nous avons créé un collectif d’usagers et recherchons des contacts pour étayer notre action.
    Merci de votre attention,
    Vincent Debeir
    Adjoint au maire de Tressin

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