Numérique : ouvrir le débat en grand avec le monde du travail, Sophie Binet*

Une course de vitesse inédite est engagée. Les nouvelles formes de création de valeur et la robotisation se déploient dans un cortège d’illusions régressives. De nouvelles régulations sont urgentes, pour tous.

*Sophie Binet est secrétaire générale adjointe de l’UGICT-CGT.

La révolution numérique est d’une portée équivalente à celle de l’imprimerie. La première et la seconde révolution industrielle se sont accompagnées d’un mouvement de paupérisation extrêmement important de ceux qui n’étaient pas encore salariés à l’époque et constituaient le prolétariat, mouvement interrompu grâce aux luttes et à la construction de l’État social. L’issue de la révolution numérique, beaucoup plus rapide que les précédentes, dépend du rapport de force : si les salariés ne se font pas entendre sur cette mutation profonde, elle peut se traduire par la suppression de millions d’emplois et des garanties collectives issues de cent cinquante ans de luttes. À l’inverse, conduite au service du monde du travail et de l’intérêt général, la révolution numérique peut permettre l’émergence d’un nouveau modèle collaboratif et d’une économie de partage, décarbonée, permettant d’ouvrir un nouveau cycle de progrès social, économique et environnemental.

L’UGICT a lancé, depuis son congrès de mai 2014, la campagne « pour un droit à la déconnexion et une réduction effective du temps de travail ». Pour permettre au monde du travail de s’approprier les enjeux liés au numérique, l’UGICT mène le débat autour de quatre thèmes.

I. LA GARANTIE DE L’EMPLOI

Pour garantir l’emploi, la révolution numérique exige une réduction massive du temps de travail.

Les analyses prospectives1 démontrent que d’ici vingt ans plus de 42 % des métiers seront impactés par le numérique, l’automatisation et la robotisation. Après la casse de l’outil industriel et la suppression de milliers d’emplois d’ouvriers depuis le premier choc pétrolier, ce sont maintenant les emplois intermédiaires qui sont concernés : en France, 3 millions peuvent être détruits d’ici à 2025.

La numérisation de l’entreprise permet de générer de la valeur sans recourir directement aux salariés ni aux investissements matériels, en se contentant d’une offre de services ; ainsi, travail et investissement sont largement assurés par les clients, utilisateurs ou consommateurs. En 1990, General Motors, Ford et Chrysler ont enregistré un revenu de 36 milliards de dollars pour 1 million de salariés embauchés; aujourd’hui, les principaux géants du numérique, Apple, Facebook et Google, enregistrent un revenu de plus de 1 000 milliards de dollars et n’emploient que 140 000 salariés environ. Airbnb et Accer, pour une capitalisation boursière comparable, emploient l’un 600 et l’autre 20 000 salariés ! Le numérique permet donc une croissance sans emploi, avec des gains de productivité profitant exclusivement à la finance. Il faut donc réformer la fiscalité pour taxer les nouveaux modes de création de valeur, et au-delà ouvrir une réflexion sur le mode de croissance et de répartition des richesses.

À court terme, le seul moyen de renouer avec les créations d’emploi est de lier la révolution numérique à une réduction massive du temps de travail, hebdomadaire et sur la vie tout entière.

Les études prospectives montrent que l’emploi sera polarisé entre des emplois d’exécution non automatisables et des emplois très qualifiés, exigeant autonomie, créativité… Cette évolution exige donc un effort de formation massif, initiale comme continue, une réelle gestion prévisionnelle des emplois et des compétences – qui sorte du simple accompagnement des restructurations et de la gestion des départs – au niveau des territoires et des filières d’emploi, et une rémunération des qualifications ainsi acquises.

II. UN NOUVEAU STATUT DU TRAVAIL SALARIÉ ET UNE DÉFINITION ÉTENDUE DE L’ENTREPRISE

Le patronat utilise le numérique pour contourner la protection sociale des salariés, et multiplie les nouvelles formes d’emploi, à l’image des chauffeurs d’Uber : le nombre d’auto-entrepreneurs, notamment chez les jeunes et les salariés qualifiés, qui a atteint 1 million en 2014, ne cesse d’augmenter.

Le lien de subordination est né avec le contrat de travail, au moment de la seconde révolution industrielle et de la naissance de l’entreprise moderne. L’invention de l’entreprise est liée à l’émergence d’une communauté de travail, à la création collective d’une production, en rupture avec l’artisan payé à la tâche, qui, avec ses outils de travail, répond à une commande ponctuelle.

Aujourd’hui, avec les outils numériques, on revient à une forme d’artisanat et d’auto-entreprenariat. Un nouveau statut du travail salarié doit être mis en place, pour assurer au niveau interprofessionnel à la fois les droits et la protection sociale, et reconnaître et protéger l’autonomie des salariés. L’enjeu est de passer de l’auto-entrepreneur au salarié coopérateur. Les actions de groupes lancées aux États-Unis par les travailleurs d’Uber et de Homejoy2 démontrent que, malgré l’autonomie supplémentaire, le lien de subordination existe bel et bien. De même, le numérique, parce qu’il supprime les limites spatio-temporelles, est utilisé pour fractionner l’entreprise en multipliant les sous-traitants et les filiales. D’où exigence d’adopter une nouvelle définition de l’entreprise étendue, créant des solidarités avec l’ensemble de ses prestataires et sous-traitants.

Aujourd’hui, avec les outils numériques, on revient à une forme d’artisanat et d’auto-entreprenariat. Mais malgré l’autonomie supplémentaire, le lien de subordination existe bel et bien.
Aujourd’hui, avec les outils numériques, on revient à une forme d’artisanat et d’auto-entreprenariat. Mais malgré l’autonomie supplémentaire, le lien de subordination existe bel et bien.

III. DE NOUVELLES GARANTIES SUR LE TEMPS DE TRAVAIL ET LA SANTÉ DES SALARIÉS

Un tour d’horizon de la situation créée par l’appropriation de la révolution numérique par les employeurs fait apparaître la nécessité impérieuse de nouvelles garanties sur le temps de travail et la santé des salariés.

Les technologies qui devraient être un outil de libération du travail pour aller vers des tâches de réflexion se traduisent pourtant sur le terrain par une augmentation du rythme, de l’intensité et de la charge de travail3 . Les outils connectés permettent d’effacer les frontières spatio-temporelles qui séparaient le travail du hors-travail. Un tiers des cadres disent aujourd’hui se déconnecter rarement, voire jamais de leur travail, soirs, week-ends et vacances compris. Cette situation touche bien sûr les 13,5 % de salariés qui sont au « forfait jours », mais aussi, bien au-delà, des salariés qui sont dans un régime d’horaires collectifs. C’est ce qui a conduit l’UGICT à parler d’une explosion du travail dissimulé des ingénieurs, cadres et techniciens (ICT) et à exiger du Comité national de lutte contre la fraude qu’il se dote des outils permettant de mesurer et de lutter contre le travail au noir.

L’explosion du travail connecté concerne d’abord les femmes, qui, du fait de l’inégale répartition des tâches ménagères, sont davantage sous pression que les hommes. Elles ont des horaires plus contraints et quittent plus tôt le travail pour pouvoir assumer les charges familiales et domestiques, mais ont la même charge de travail que les hommes. Cela entraîne une intensité du travail plus importante pour les femmes, davantage de travail rapporté à la maison et un recours accru à la connexion une fois les enfants couchés ou les tâches ménagères accomplies.

63 % des cadres disent que la possibilité de connexion perturbe leur vie familiale et personnelle. Dans le même temps, 60 % estiment que cela leur donne davantage de souplesse dans l’organisation de leur travail. Le rapport ambivalent des cadres à la connexion nous incite à être particulièrement vigilants pour les associer à la construction des revendications. La campagne de l’UGICT repose donc sur une enquête permettant de faire un état des lieux des usages et du temps de travail et de consulter les ICT sur les revendications. L’enjeu est de redonner aux ICT la maîtrise de leur temps de travail et de rappeler la responsabilité de l’employeur sur ses obligations de résultat en matière de santé, en obtenant la mise en place de « trêves » de courriels.

Sur l’autonomie des salariés, le bilan est très contradictoire. Au-delà des promesses, l’usage des outils numériques va souvent vers plus de contrôles, moins d’innovation et de créativité. Le travail est standardisé, la traçabilité permettant la vérification a posteriori. Ainsi, le numérique conduit à l’informatisation de procédures dans les relations avec les usagers ou les clients, d’où un gain de temps, mais neutralise la possibilité d’adaptation et de personnalisation offerte par les formulaires papier, nuisant donc à l’expertise de terrain.

Les collectifs de travail sont également directement percutés par les technologies de l’information et de la communication. Pour les ITC, un modèle individualiste se développe, avec beaucoup d’autonomie mais peu de régulation collective, reposant sur de nouvelles formes d’emploi – l’auto-entrepreneur, le télétravailleur… – et un management dans lequel les obligations de moyens se transforment en obligation de résultat, avec une structuration en réseau, un engagement fort des participants, mais une distance vis-à-vis de l’entreprise et du collectif de travail. Un modèle où l’autonomie accrue du salarié signifie plus d’insécurité et d’instabilité.

Pour les ouvriers, les employés et une part des techniciens, les outils numériques se traduisent par un néotaylorisme, avec une perte d’autonomie et une absence de collectif de travail. Le voice picking pour les préparateurs de commande, où le préparateur obéit aux commandes de l’ordinateur et perd toute capacité d’organisation de son travail, en offre un bon exemple. De même, le développement des outils de géolocalisation renforce la surveillance et les impératifs de productivité imposés à des salariés auparavant autonomes. Pourtant, avec les outils collaboratifs, le numérique offre la possibilité de développer des collectifs égalitaires, de permettre à des professionnels ou à des experts de se retrouver pour collaborer sur des projets. L’enjeu du management est donc déterminant, sachant qu’aujourd’hui la numérisation de l’entreprise a lieu dans un contexte où le management par les coûts sévit. Plus que jamais il est nécessaire d’ouvrir la boîte noire du management et de créer des lieux de débats collectifs dans l’entreprise, pour les managés comme pour les managers.

IV. DES GARANTIES SUR LES LIBERTÉS

La révolution numérique nécessite des garanties sur les libertés, de manière à protéger tous des pratiques qui ont été portées à la connaissance publique. En effet, à l’origine outil d’empowerment, le numérique est utilisé comme outil de surveillance de masse par les États (écoutes de la NSA révélées par Edward Snowden et Julian Assange) comme par les entreprises. L’utilisation des data par les entreprises doit être encadrée, le droit à l’oubli doit être effectif pour garantir notamment la non-discrimination à l’embauche, comme l’a souligné le récent rapport du Conseil national du numérique4.


1. Roland Berger, « Les classes moyennes face à la transformation digitale », http://www.rolandberger.fr/media/pdf/Roland_Berger_TAB_Transformation_Digi tale-20141030.pdf

2. http://siliconvalley.blog.lemonde.fr/2 015/07/30/homejoy-premier-echecmajeur-de-luber-economie/

3. Une enquête de l’APEC de 2014 nous apprend que 72 % des cadres estiment que la connexion augmente leur charge de travail.

4. http://www.cnnumerique.fr/wpcontent/uploads/2015/04/2306_Rapp ort-CNNum-Ambitionnumerique_sircom_print.pdf

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