Les télécommunications : un enjeu industriel et démocratique majeur, Ghislaine Coinaud*

Le secteur des télécommunications est incapable de réaliser les investissements nécessaires pour garantir un droit à la communication à l’échelle du territoire. Pourtant, les besoins liés à son développement se multiplient, pour les entreprises comme pour les particuliers.

*Ghislaine Coinaud est élue CGT au conseil d’administration du groupe Orange.

Aujourd’hui, le réseau téléphonique fixe en cuivre, âgé de plus de quarante ans, installé et financé par l’administration des PTT avec son propre budget sur l’ensemble du territoire, ne suffit plus à absorber le trafic internet, qui a littéralement explosé du fait de nouveaux usages – vidéo, télé, e-éducation, e-santé, cloud computing, télépaiement, réseaux sociaux… – en perpétuelle expansion. Le développement des smartphones, tablettes, montres et objets connectés crée de nouveaux besoins, si bien que pour la population, et encore plus pour les entreprises, la réception ou non du haut débit (fixe et mobile) est un déterminant du choix d’implantation.

En 2015, certaines zones rurales ou montagneuses cumulent les désagréments d’un réseau téléphonique cuivre défectueux et de zones « blanches », des zones où le réseau mobile est quasi inexistant. Or le droit à la communication figure déjà dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; et, plus près dans le temps, l’ONU a reconnu dans l’accès à Internet un droit fondamental, comme pour l’eau, le gaz et l’électricité ; le Conseil constitutionnel en a fait autant. Pourtant, le patronat des télécoms (FFT) s’oppose à la timide mesure proposée par Axelle Lemaire de maintenir l’accès à Internet aux personnes en difficultés financières.

Depuis 1997, l’Union européenne et les gouvernements français UMP et PS ont décidé de casser le monopole public et d’ouvrir ce secteur très rentable – 40 % de taux de marge ! – à la concurrence.

DIX-HUIT ANS PLUS TARD, QUEL BILAN DE L’OUVERTURE À LA CONCURRENCE ?

1. Pour la population, la multitude des opérateurs et la profusion des offres n’aident pas au choix. Forfaits, services, prix variant sans cesse, politique agressive, voire mensongère des opérateurs : difficile de s’y retrouver ! L’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques et postes) a recensé 1 700 opérateurs en France : les opérateurs de réseau fixe et mobile (Orange, NC-SFR, Free, Bouygues Telecom), les opérateurs virtuels (ne possédant pas de réseaux en propre, La Poste Mobile, M6 Mobile…), des opérateurs ne s’adressant qu’à un segment de marché (par exemple les entreprises, le cloud…). Avec le plan « très haut débit » du gouvernement, l’ensemble des collectivités, au travers des schémas directeurs d’aménagement numérique (SDAN) du territoire, deviennent à leur tour des opérateurs de réseau, puisque les quatre opérateurs privés se sont désengagés des zones peu denses et rurales, qui représentent 83 % du territoire et 60 % de la population.

À l’évidence, la fracture numérique s’aggrave entre la population des grandes villes qui ont et auront le choix entre quatre réseaux haut et très haut débit fixe et mobile (4G fibre optique) et les zones peu denses et rurales qui auront ou non, selon la richesse et les décisions des collectivités, différentes offres : satellites, Wimax, cuivre, un peu de fibre mais pas partout, de la 3G dans le centre du bourg, si les quatre opérateurs ne se dédisent pas, car ils veulent se venger de la mise en place d’une nouvelle taxe vidéo et parlent de ne plus résorber les zones blanches.

2. Pour les salariés du secteur, hécatombes et précarités. Chez l’opérateur historique, c’est l’hécatombe en termes d’emplois. De 1997 à 2014, France Télécom, maison mère et filiales en France (Orange aujourd’hui), a perdu 63 000 emplois ; pour tous les opérateurs alternatifs (Free, Bouygues, Numéricâble [NC]- SFR) réunis, on compte environ 30 000 emplois détruits. Ce secteur en pleine expansion a donc perdu 93 000 emplois. Ce n’est pas fini : 30 000 salariés d’Orange doivent partir à la retraite ; la direction ne prévoit que 1 remplacement sur 3, alors qu’Orange a reçu 180 M€ de CICE.

Les autres salariés du secteur, de Free, Bouygues et NC-SFR, ne sont pas non plus à la fête, car la doxa libérale européenne (soutenue en France par les gouvernements successifs), en imposant quatre opérateurs télécoms par pays, a accéléré la baisse du « coût du travail » pour compenser la baisse des prix. Au total, des plans (anti)sociaux ont vu le jour : chez Bouygues, 2 000 emplois, à SFR, 1 200. La sous-traitance s’est généralisée (centres d’appels offshore, et de l’intervention client), ainsi que la précarisation de l’emploi. À Orange, les réorganisations permanentes avec mobilités forcées ont abouti à une très grave crise sociale, dont on a surtout retenu les cas de suicides (2009-2010), car fortement médiatisés.

3. Pour les directions et les actionnaires, le choix d’une stratégie financière au détriment de l’investissement.

Orange, côté en Bourse à Paris et à New York, avec plus de 70 % d’actionnaires institutionnels (banque et fonds de pensions), a distribué de 1997 à 2014 des dividendes pour un montant de 36 Md€, soit 6 Md€ de plus que le coût du déploiement de la fibre optique pour toute la population sur tout l’Hexagone. Les autres opérateurs ont aussi reversé plus de 10 Md€, sans compter le reversement de 3,5 Md€ de la vente de SFR par Vivendi à ses actionnaires.

La perte de parts de marché de l’opérateur historique en France, via une réglementation asymétrique introduisant la concurrence, conçue pour favoriser l’essor des opérateurs alternatifs, a conduit Orange à se tourner vers l’international, avec des achats externes coûteux, avant l’éclatement de la bulle Internet, et hasardeux en Europe et en Afrique. Ainsi, l’achat d’Orange UK a couté 41 Md€ en 2000 et sa revente une fois devenue EE (co-entreprise avec Deutsche Telekom) a rapporté 15,78 Md€. De 1997 à 2014, nous comptabilisons 40 Md€ de dépréciations d’actifs et 25 Md€ de frais financiers pour le financement des acquisitions.

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Déploiement de réseaux fibre optique en cours au niveau national : une inégalité flagrante entre les zones.

Ces sommes colossales ont servi la spéculation et alimenté la crise économique, alors qu’elles auraient été bien utiles à l’investissement : modernisation du réseau cuivre et installation du réseau d’avenir en fibre optique. Ainsi, le budget de la recherche à Orange a été divisé par 6 et 2 000 emplois ont été supprimés malgré le versement par l’État de 33 M€/an de crédit d’impôt recherche. Aujourd’hui, les entreprises ne jurent que par les start-up (basées très souvent aux États-Unis et en Israël) et une forme d’innovation restreinte à des produits rentables à court terme, alors que la fibre optique est opérationnelle depuis trente ans.

Le démantèlement du monopole public a permis l’enrichissement personnel de trois individus : Patrick Drahi, Xavier Niel et Martin Bouygues.

LES TROIS MAGNATS

Patrick Drahi (Altice, Numéricâble-SFR étant l’une de ses filiales) achète FT Câble à France Télécom, qui fusionne avec Numéricâble (fait de bouts de réseau câblé racheté aux collectivités). Formé par Ben Bernanke et Janet Yellen (qui ont exercé des responsabilités au sein de la Réserve fédérale), il a bâti sa fortune personnelle avec l’argent des fonds de pensions à la recherche de taux de rendements élevés, et de cette aubaine de 40 % dans les télé- coms. En moins de deux ans, il s’est constitué un empire dans les télécoms et les médias, se hissant au 57e rang des fortunes mondiales. Avec le soutien de fonds d’investissement comme Carlyle ou Cinven, usant de leviers financiers des plus risqués (les LBO ) et du marché des junks bonds (« obligations pourries »), il a emprunté plus de 40 Md€. Une bonne vingtaine des sociétés de cet adepte de l’« optimisation fiscale » sont basées au Luxembourg ; et il vient même de remporter le gros lot en transférant Altice du Luxembourg aux Pays-Bas : par un habile montage financier, il contrôle désormais 92% de droit de vote d’Altice, contre 58,5% auparavant1.

Xavier Niel (Free) a lui aussi de l’appétit. Parti du Minitel rose, il se lance dans la téléphonie mobile. Sans réseau mobile, sans réseau de distribution physique, il lance le modèle low cost « tout sur Internet » en cassant les prix, et s’intéresse aux médias : il est coactionnaire du Monde. Il vient de racheter la filiale suisse de l’opérateur Orange, via sa holding personnelle NJJ Capital, à Apax Partners pour 2,3 Md€. En 2014, il passe au 9e rang du top 10 des plus grosses fortunes en France.

Martin Bouygues, lui, hérite de l’empire de son père dans le BTP. Il se lance en 1990 dans la communication autour de TF1 et LCI ; en 1996, il crée Bouygues Télécom.

Il est clair que la préoccupation première de ces quatre opérateurs privés, dont Orange, n’est pas le développement du droit à la communication ni d’un droit à l’information susceptible de les contrecarrer.

POUR UNE APPROPRIATION PUBLIQUE DE LA FILIÈRE

En 2000, l’industrie téléphonique et électronique française avait de véritables fleurons : Alcatel-Thomson, Philips, SAGEM, mais ils n’ont pas résisté à la concurrence chinoise. Les fabricants et concepteurs de réseau télécom et de décodeurs sont à la peine. La démonstration est faite que le secteur privé, vampirisé par la Bourse et les marchés financiers, est incapable de remporter le défi du numérique pour tous. La France a besoin d’une filière française des télécoms forte (réseaux, services, contenus, industrie…). Les pouvoirs publics doivent mettre en place une réglementation et des normes favorisant le développement d’une activité productive et des emplois dans tous nos territoires. Le patronat des fabricants de la fibre optique chiffre à plus de 40 000 le nombre d’emplois à créer.

Le développement de ces entreprises passe par une vision stratégique et industrielle de long terme, en rupture avec les critères exclusifs de rentabilité financière et de dépendance envers les marchés financiers. Il faut donner la priorité à l’investissement et à la recherche et développement, pour des produits socialement utiles et écologiquement viables. Et surtout sortir du dogme de la concurrence, destructrice d’emplois dans l’ensemble du secteur. La communication ne doit plus être considérée comme une marchandise. Le droit à la communication doit être considéré comme un droit fondamental pour l’ensemble des citoyens, au même titre que le droit à l’eau, à l’énergie, au logement, à la santé, à l’éducation ou aux transports. Il est un facteur important d’échange de connaissances et de démocratie. La satisfaction des besoins en la matière est donc primordiale.

L’exercice effectif du droit à la communication s’appuie sur la mise en œuvre des principes communs à tous les services publics : satisfaction de l’intérêt général, solidarité, égalité, accessibilité à tous les usagers, péréquation tarifaire, complémentarité des activités, continuité, adaptabilité. Il faudra instaurer, outre la nationalisation du secteur, la démocratisation des entreprises, afin que les citoyens, les élus, les salariés et leurs organisations syndicales soient réellement associés aux orientations et décisions. C’est en quelques mots ma définition du concept d’appropriation publique du secteur.


1. Données publiées par Médiapart le 12 août 2015.

NDLR : La Bolivie a renationalisé ses télé- coms et a pu financer une baisse de 80 % des tarifs internet pour tous et d’autres investissements (satellites).

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