Pouvoirs des salariés dans l’entreprise, Pouvoir de la société sur les entreprises, Denis Durand*

Pour donner toute sa portée à l’exercice d’un droit d’expression des salariés dans leur entreprise, il serait nécessaire de l’articuler à l’instauration de nouveaux pouvoirs de la société sur le comportement des acteurs économiques, banques et entreprises en particulier.

*Denis Durand est codirecteur d’Économie et Politique, membre du Conseil national du PCF.

L’instauration de pouvoirs des salariés dans l’entreprise peut répondre à deux sortes d’inspiration. La première limite son objet à un droit d’expression des travailleurs sur leur propre travail ; elle laisse intact le pouvoir patronal et celui des apporteurs de capitaux (actionnaires, banques et autres créanciers) sur les buts de l’entreprise et sur les critères qui guident les choix de production, d’investissement, d’embauche, de formation de la main-d’œuvre, de financement. L’autre conception vise à étendre le pouvoir d’intervention et de décision des salariés à l’ensemble de ces buts et de ces choix. Elle met donc en cause radicalement la logique profonde de l’économie capitaliste, jusqu’à ouvrir le chemin de son dépassement.

ENTREPRISE, TRAVAIL, INSTITUTIONS

L’entreprise, lieu d’exercice de l’activité productive des travailleurs, est aussi le lieu où s’exerce le pouvoir du capital, celui de décider à quoi est utilisé l’argent – profits des entreprises, crédits bancaires et, souvent, apports de fonds publics. C’est donc le lieu par excellence où ce pouvoir doit être combattu. Cependant, l’intervention des salariés, lorsqu’elle vise un objectif aussi radical que la conquête du pouvoir dans l’entreprise, ne peut aboutir que si elle reçoit un appui de l’ensemble de la société.

Il faut pour cela des leviers institutionnels. On peut en citer au moins deux. Le premier est, dans les entreprises, la reconnaissance d’un pouvoir autogestionnaire des salariés, de leurs syndicats et de leurs représentants, sur la base d’un droit d’information étendu et de droits de décision nouveaux, pour opposer aux gestions patronales visant la rentabilisation du capital des projets de production répondant à des critères d’efficacité économique (création de valeur ajoutée dans les territoires), sociale (emploi, salaires, formation) et écologique (économies d’énergie et de ressources naturelles). Le deuxième est une mobilisation de la puissance publique pour peser, avec les mêmes critères opposés à la rentabilité capitaliste, sur le comportement des entreprises. À tous les niveaux du pouvoir politique – local, régional, national, européen – les instruments réglementaires, fiscaux, budgétaires, monétaires de la politique économique viendraient à l’appui de la constitution de rapports de forces contre le capital au sein de la société, pour aider à faire passer dans la pratique les choix démocratiquement élaborés qui résulteraient de ces rapports de forces. La cohérence de cette intervention autour d’un même but et des mêmes critères d’efficacité fournirait une base solide pour articuler des décisions prises localement avec des objectifs s’appliquant à l’ensemble de la société, voire au monde entier, en passant par le niveau européen.

L’intervention des salariés, lorsqu’elle vise un objectif aussi radical que la conquête du pouvoir dans l’entreprise, ne peut aboutir que si elle reçoit un appui de l’ensemble de la société. Dans la rue, comme dans leur lieu de travail les salariés doivent se battre pour la défense de leurs droits.

L’urgence écologique donne un relief particulier à ces considérations, puisqu’elle conduit à intégrer, dans chaque choix de production et de consommation, la prise en compte du climat, de la biodiversité, de la qualité de l’air, de l’eau, des paysages, considérés comme autant de biens communs auxquels l’humanité dans son ensemble doit se mettre en état d’accéder.

Cela comporte un impératif de coordination de décisions décentralisées et un impératif de mise en cohérence des processus de décision autogestionnaires avec la prise en compte, dans ces décisions, de données mises en évidence par des connaissances scientifiques (par exemple, les exigences de la lutte contre le réchauffement climatique).

L’intervention des salariés, lorsqu’elle vise un objectif aussi radical que la conquête du pouvoir dans l’entreprise, ne peut aboutir que si elle reçoit un appui de l’ensemble de la société.

Peut-on s’en tenir, comme beaucoup le font aujourd’hui, à considérer que la réponse à ces impératifs tient en un mot : planification?

Cette forme d’intervention publique dans l’économie semblait avoir connu une éclipse à la fin du XXe siècle, après l’irruption des politiques néolibérales puis la chute de l’Union soviétique. Pourtant, il serait sans doute erroné de croire que toute planification a disparu dans la vie économique. De fait, les grandes entreprises, publiques et privées, ne cessent pas de multiplier les « plans stratégiques »! La question posée de nos jours ne serait donc pas tant d’instaurer une planification que de transférer aux citoyens le pouvoir de planifier, aujourd’hui monopolisé par les décideurs privés et par un État stratège mobilisant toute sa puissance pour les soutenir, comme en témoigne aujourd’hui la résurrection d’un Haut-Commissariat au plan décidée par Emmanuel Macron[1]. Mais pour quel but ? Stimuler l’accumulation du capital par de grands groupes privés, comme à la grande époque de la planification gaulliste et pompidolienne? Reconstruire un appareil productif ruiné, en imitant celui des pays capitalistes développés, comme en Union soviétique après les guerres civiles, ou comme en Europe après la Seconde Guerre mondiale? Les enjeux sont bien différents dans le capitalisme financier et mondialisé en crise d’aujourd’hui.

DE L’ENTREPRISE À L’EUROPE ET AU MONDE

Après des décennies d’accumulation rapide, le type capitaliste de croissance de la productivité fondé sur l’accumulation de capital matériel en est arrivé à épuiser « les deux sources de la richesse, la nature et le travail humain ». Mais il a, du même mouvement, conduit à une révolution technologique informationnelle : dans la production, la machine ne remplace plus seulement la main de l’ouvrier, elle remplace désormais certaines fonctions de l’esprit humain. Voilà qui ouvre la possibilité d’un tout autre type de croissance de la productivité, fondé sur l’économie de capital matériel – donc de ressources naturelles – et sur un développement inédit des capacités de création et d’initiative humaines.

L’entreprise est le lieu où s’exerce le pouvoir du capital, celui de décider à quoi est utilisé l’argent : profits des entreprises, crédits bancaires et, souvent, apports de fonds publics.

Il devient urgent de libérer ce potentiel des entraves dans lesquelles les gestions capitalistes l’enferment. Ce que la crise de la civilisation capitaliste et libérale met à l’ordre du jour, ce n’est donc rien de moins que la construction d’une autre civilisation. Et donc d’un nouveau type de système productif, mais aussi d’un tout autre système de décision et de démocratie. C’est-à-dire une véritable révolution sociale, écologique, économique, une révolution politique[2].

Pour illustrer ce propos, on peut évoquer les origines de la planification française. Au temps de Jean Monnet, assigner des priorités à la production ne nécessitait pas de longs débats. On savait très bien qu’il fallait produire du charbon, de l’acier, du ciment… Aujourd’hui, le choix des productions à réaliser est devenu bien plus complexe et sujet à interrogations légitimes. Faut-il produire des avions? des véhicules électriques ou thermiques? des composants électroniques? Quel parti tirer de la révolution technologique informationnelle et des gains de productivité qu’elle peut permettre ? Quelles ressources consacrer à la recherche fondamentale? Quels nouveaux emplois prévoir dans les prochaines décennies et quelles formations engager tout de suite pour pouvoir exercer demain ces nouveaux métiers? En ce sens, les conférences permanentes pour l’emploi, la formation et la transformation productive et écologique proposées par le Parti communiste à l’échelon local, dans les régions et au niveau national peuvent être vues comme l’amorce d’un nouveau type de planification[3]. Elles réuniraient les représentants des salariés, des associations, les élus locaux, régionaux et nationaux, les acteurs économiques – entreprises, banques, administrations publiques – et les experts des questions sociales, écologiques, économiques, culturelles dont la pertinence et la légitimité pour éclairer la délibération démocratique sortiraient renforcées de leur confrontation avec les attentes et les expériences des citoyens. La définition d’objectifs précis en matière d’emploi et de formation, et donc de productions dans chaque territoire, aboutirait ainsi à une programmation d’ensemble du développement de la production dans l’industrie et des services, notamment des services publics.

La question posée de nos jours ne serait donc pas tant d’instaurer une planification que de transférer aux citoyens le pouvoir de planifier.

Un point clé de ce projet politique est qu’il repose sur une mobilisation de toutes les forces sociales pour placer tous les acteurs économiques sous un rapport de forces politique leur imposant ces objectifs comme une « ardente obligation ». Il ne s’agit pas seulement d’une pression morale : les directions d’entreprises trouveraient en face d’elles des pouvoirs publics – gouvernement et Parlement – armés de moyens institutionnels pour porter les exigences populaires auprès d’elles, tandis que leurs propres salariés disposeraient de temps et de compétences accrues pour faire prévaloir des projets, voire des « plans » stratégiques, instaurant une alternative aux critères de gestion capitalistes.

Les conférences permanentes pour l’emploi, la formation et la transformation productive et écologique proposées par le Parti communiste à tous les échelons peuvent être vues comme l’amorce d’un nouveau type de planification.

LE SENS DE LA CONQUÊTE DE POUVOIRS DANS L’ENTREPRISE

Cette procédure démocratique, décentralisée, associant tous les acteurs économiques et sociaux dans l’élaboration des choix économiques, dans leur réalisation et dans le contrôle de leur mise en œuvre, se distingue profondément des expériences historiques de planification, même lorsque celles-ci étaient assorties de concertations avec les partenaires sociaux. Elle ne délègue pas les choix stratégiques à l’État. Elle vise à une prise de pouvoir directe et éclairée des salariés et des citoyens sur les décisions économiques et sur les moyens de les financer, c’est-à-dire à une mise en cause de la domination du capital à sa racine même : le pouvoir de décider de l’utilisation de l’argent des entreprises et des banques. Elle répond à l’insertion de l’économie nationale dans une mondialisation structurée par les logiques capitalistes, en donnant des moyens de résister victorieusement aux pressions que les marchés financiers et les multinationales exercent en permanence avec le relais des institutions européennes et internationales. Le meilleur moyen d’armer, en quelque sorte, la société contre ces pressions réside dans le développement d’un tissu productif dense, porté par les mobilisations sociales depuis les entreprises et les territoires et bénéficiant d’un engagement en sa faveur du système bancaire. Cette prise de pouvoir décentralisée sur l’économie est donc de nature à remédier aux causes qui ont conduit à l’échec toutes les expériences de gauche depuis cinquante ans, en France, en Europe et dans le monde, parce qu’elles fonctionnaient comme si on croyait qu’il suffisait de s’en remettre à l’État national sans viser une prise de pouvoir démocratique jusqu’au cœur de la production. Elle ouvre la possibilité de construire des coopérations avec des forces convergentes au-delà des frontières, dépassant l’impasse du repli national comme celle d’une capitulation devant la mondialisation néolibérale, ou celle d’une fuite en avant dans la construction d’un État européen encore plus éloigné des citoyens que les États nationaux, mais directement branché sur les marchés financiers et les multinationales.

Le fonctionnement des pôles publics demandera des coopérations conçues pour être économes en capital et protectrices non des intérêts de tels ou tels capitalismes nationaux mais des capacités de développement des populations et des territoires où elles vivent.

En introduisant, à l’aide de nouveaux critères d’efficacité sociale, une contestation de la régulation du système économique par le taux de profit, cette nouvelle planification s’inscrirait dans un processus de dépassement des oppositions métaphysiques entre « plan » et « marché ».

La prise de pouvoir décentralisée sur l’économie est de nature à remédier aux causes qui ont conduit à l’échec toutes les expériences de gauche depuis cinquante ans, en France, en Europe et dans le monde.

Elle conserverait en effet le caractère décentralisé des décisions de production, d’investissement, d’embauche, de financement qui fait la souplesse du marché; mais au pilotage de ces décisions par le régulateur du taux de profit elle opposerait la cohérence de critères de gestion porteurs d’efficacité sociale et écologique, et une procédure démocratique et ouverte de confrontation des intérêts – intérêts antagoniques du capital et de l’immense majorité de la société, mais aussi intérêts à concilier entre territoires ou entre catégories sociales. C’est, par exemple, ce que notre conception moderne de pôles publics industriels, financiers et de services apporte de plus que les expériences antérieures de nationalisations étatiques, telles qu’on en a connu en France. Les nationalisations instaurant une propriété publique d’entreprises stratégiques deviennent d’autant plus indispensables qu’elles ne sont plus considérées comme une fin en soi. Le but est d’atteindre des objectifs définis de façon démocratique et décentralisée, et les entreprises publiques se voient assigner et une mission – contribuer à faire prévaloir ces objectifs – et l’exigence de respecter des critères précis (économie de capital et de matière; développement de la valeur ajoutée disponible pour les femmes, les hommes et les territoires), critères qui peuvent être objectivés, donc suivis et vérifiés. Tout cela dans un conflit avec la logique dominante du capital jusqu’à imposer la domination d’une autre logique, publique, écologique et sociale.

Le but est d’atteindre des objectifs définis de façon démocratique et décentralisée.

Soulignons qu’il s’agit bien de pôles, entrant dans un conflit structurel avec les pôles privés constitutifs de la mondialisation capitaliste. Les pôles publics, et la nouvelle régulation qu’ils contribuent à faire émerger, introduiraient ainsi un ferment de transformation de la mondialisation elle-même. À son pilotage par les firmes multinationales sous le regard vigilant des marchés financiers ils opposeraient de nouvelles formes de coopération – entre entreprises, entre États et entre individus – beaucoup plus poussées qu’aujourd’hui ; des coopérations conçues pour être économes en capital et protectrices non des intérêts de tels ou tels capitalismes nationaux mais des capacités de développement des populations et des territoires où elles vivent.

La définition d’objectifs précis en matière d’emploi et de formation, et donc de productions dans chaque territoire, aboutirait ainsi à une programmation d’ensemble du développement de la production dans l’industrie et des services, notamment des services publics.

Conquérir des pouvoirs contre le capital, du niveau local au niveau mondial, dans un processus de dépassement du capitalisme et du libéralisme, c’est la cohérence même du projet communiste.


[1] Évelyne Ternant, « Le Haut-Commissariat au Plan : une planification à l’esbroufe? », Économie et Politique, no 802-803, mai-juin 2021.

[2] Paul Boccara, « Théorie marxiste et voies autogestionnaires de la révolution en France », la Pensée, no 289, janv. 1986.

[3] Voir le dossier publié dans le no 794-795 (sept.-oct. 2020) d’Économie et Politique, particulièrement l’article d’Évelyne Ternant « Des innovations institutionnelles contre la logique du capital » et les extraits du rapport de Frédéric Boccara au Conseil national du PCF sur ce sujet, le 5 septembre 2020.

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