Dans les pas de l’école soviétique d’échecs
*Taylan Coskun est membre du comité de rédaction de Progressistes
« Je vous montrerai les différences. » LUDWIG WITTGENSTEIN
Un jeune prince était amoureux d’une très belle et très discrète princesse, qui ne répondait que par de mystérieux sourires. Un jour, le prince voulant lui proposer le mariage lui dit : « Devinez ce que j’ai dans la main : c’est circulaire, vide en son milieu, doré, et représente tout l’amour que j’ai pour vous. » La princesse, avec des étincelles de joie dans les yeux, sort de son mutisme habituel et répond : « Un cerceau en or ! J’adore ce jeu! »
Décidément comparaison n’est pas toujours raison. Mais n’accablons pas à la hâte la bienheureuse princesse.En réalité, faute de maîtriser l’art de comparer, il est assez commun de prendre une bague de fiançailles pour un cerceau, l’ombre pour la proie, les vessies pour des lanternes… Bref, une erreur évidente pour une vérité révélée. Le jeu d’échecs est rempli de ces errements de notre entendement. En jouant, nous faisons deux choses : nous évaluons les positions qui se présentent à nous comme des tableaux et nous calculons les conséquences des coups que nous envisageons en lien avec cette évaluation. Pour juger de la position comme pour faire les calculs nous utilisons l’art de la comparaison. Nous ne cessons de comparer les caractéristiques, les forces et les faiblesses des deux camps, la position de départ et la position d’arrivée, nous scrutons les détails de la situation pour trouver ce qu’il convient de faire. Ce que nous faisons correctement ou incorrectement trouve sa racine dans l’attention que nous réussissons à accorder aux similitudes et aux différences dans les détails, là où est le Diable, comme l’a dit Nietzsche (mais le bon Dieu est logé à la même adresse).
Comparer nous permet de reconnaître des éléments familiers d’une situation, et aussi de trouver ce qui fait la singularité d’une position, ce qui la rend incomparable. Souvent une petite différence nous donne la clé pour trouver la solution.
L’art de comparer pour trouver l’incomparable s’apprend. Cela demande de l’exercice, de s’efforcer à poser cette question : quelle est la spécificité de la position que l’on a sous les yeux par rapport à d’autres qui ont un air de famille avec elle? D’ordinaire, nous raisonnons en essayant de ramener ce que nous ignorons à ce que nous connaissons; une fois cette identification réalisée, nous sommes en général satisfaits et nous en restons là. Or découvrir une similitude n’est que le début du travail de raisonnement : il s’agit ensuite de relever les différences pour comprendre la spécificité et la singularité d’un phénomène, d’une personne, d’une situation et, aux échecs, d’une position. Cette façon de raisonner en modèle réduit dans un jeu comme les échecs trouve des résonances en philosophie, en science et en politique.
Ainsi, l’un des premiers écrits de Marx, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, sa thèse de doctorat, est un exercice de comparaison entre les systèmes de deux penseurs que l’on met d’habitude dans un même sac, celui des matérialistes de l’Antiquité. Marx montre à quel point deux pensées également atomistes peuvent être opposées. Il nous apprend à comparer et à différencier. Cet art est à la base de sa méthode critique, qu’il a développée par la suite et qu’on a appelée, de manière un peu inappropriée, le « matérialisme dialectique ».
En ce sens, Marx n’est pas un penseur des similitudes et des identités mais de la différenciation critique. Sa méthode permet de se rapprocher au fur et à mesure des réalités qui sont en changement continu. L’affirmation de la Bible selon laquelle il n’y aurait rien de nouveau sous le soleil a donc des limites.
