Démocratie à EDF et GDF : entre hier et aujourd’hui, un rendez-vous manqué, François Duteil*

De quelle propriété publique et de quel fonctionnement démocratique associant personnel, usagers et élus a-t-on besoin pour bien répondre à ce que doit être la finalité de l’entreprise ? Retour en arrière sur l’histoire d’une entreprise où l’investissement social a été, ô combien, économiquement rentable.

*François Duteil, ancien secrétaire général de fédération de CGT de l’Énergie, est président de l’Institut d’histoire sociale des Mines et de l’Énergie.

A l’échelle de l’histoire de l’humanité, l’énergie a fait l’homme autant que l’outil. Dans les pays développés, l’électricité a connu un long cycle historique : luxe à la fin du XIXe siècle, symbole de modernité au milieu du XXe siècle, droit inaliénable vers les années 1980- 1990.

Pour la CGT, l’électricité doit devenir un bien commun. Conscients de cette finalité, les électriciens n’auront de cesse de poser la question de la démocratie dans le fonctionnement des entreprises concernées. Ainsi, dès 1891 à Rennes, en réaction aux demandes du personnel, le directeur d’exploitation répond qu’il n’est « pas du tout disposé à laisser se former dans son personnel une autorité parallèle à la sienne et à subir le moins du monde les exigences d’une sorte de petit parlement frondeur ». Vingt ans auparavant déjà, durant la Commune de Paris, on peut lire dans le journal le Vengeur : « La population de Paris peut être assurée que l’éclairage de la Ville de Paris sera maintenu. Il le sera d’autant plus que la grande majorité de ce service important a adhéré à l’administration de la Commune. » On le voit, avec l’évolution des forces productives c’est l’amorce d’une réflexion qui passera par l’idée de municipalisation ou de régie directe jusqu’à la revendication de nationalisation en juin 1937. Celle-ci prendra corps dans le programme du Conseil national de la Résistance jusqu’à devenir effective le 8 avril 1946 sous l’action de Marcel Paul, ministre communiste et dirigeant de la CGT des électriciens et gaziers.

Marcel Paul, ministre communiste de la Production industrielle (1945-1946) et dirigeant de la CGT des électriciens et gaziers. Il propose le 27 mars 1946 la nationalisation de l’énergie; elle sera votée le 8 avril 1946.

ÉCONOMIQUE ET SOCIAL INDISSOCIABLES

Économique et social étroitement « crochetés » : cette formule de Marcel Paul met en évidence le lien entre la nationalisation et le statut du personnel concerné.

Outre le caractère public de la propriété, il n’est pas de véritable nationalisation démocratique et efficace sans droits sociaux avancés pour les personnels concernés

Outre le caractère public de la propriété, il n’est pas de véritable nationalisation démocratique et efficace sans droits sociaux avancés pour les personnels concernés. C’est un gage de leur attachement à la mission de service public. Je pourrais schématiser ce lien dialectique en affirmant que l’investissement social est économiquement rentable. Cela s’est vérifié pendant plus d’un demi-siècle avant que les idées néolibérales n’imposent une concurrence « libre et non faussée » par l’intermédiaire de la transposition des directives européennes. Le débat sur les prix de l’énergie en cette année 2023 met en évidence le bien-fondé des choix opérés en 1946 et la nécessité de reconsidérer ceux mis en œuvre ces dernières années. La démocratie est une des conditions du rapport de forces et constitue un des enjeux des luttes sociales. Elle est tout à la fois moyen et finalité. En 1946, c’est le statut d’établissement public industriel et commercial (EPIC) qui a été retenu par le législateur, non sans débats d’ailleurs. Cet EPIC devait bénéficier d’une véritable autonomie de gestion avec la mise en place d’un conseil d’administration tripartite. Cette conception de la gestion s’accompagne de droits particuliers du personnel dans le cadre d’une démocratie sociale, ce qui n’est pas le cas du dialogue social. Il s’agit de « mailler » l’ensemble des secteurs d’activité de l’entreprise nationale afin de pouvoir concrètement et dans la proximité appréhender ce qui touche au travail. Schématiquement, le statut national du personnel des industries électriques et gazières prévoyait quatre formes de représentation du personnel (art. 31) :

1. La représentation syndicale par l’intermédiaire des organisations syndicales nationales et régionales les plus représentatives.

2.Dans le domaine de la production – en fait, l’intervention dans la gestion – par la chaîne des comités mixtes à la production (du lieu élémentaire de travail jusqu’au niveau national).

3. Le statut parle de représentation sur le plan administratif – en fait, l’application des textes réglementaires et statutaires – par le biais des commissions secondaires. Tout ce qui concerne la situation du personnel, qu’il s’agisse des questions particulières ou collectives, doit être débattu en commission paritaire avant décision hiérarchique.

4.Enfin sont évoquées les questions de sécurité sociale et d’œuvres sociales (la Caisse centrale des activités sociales au niveau national).

Ces dispositions ont été progressivement enrichies par la mise en place des comités d’hygiène et de sécurité et d’un système paritaire de gestion de la médecine du travail.

Le débat démocratique est une condition du rapport de forces et un des enjeux des luttes sociales.

Tant bien que mal, ces dispositions de représentation du personnel ont bien fonctionné jusqu’au milieu des années 1980, malgré l’offensive des « revanchards » de 1946. D’ailleurs, les «charognards» de la fin du XXe siècle accompagnent le dépeçage de la nationalisation par la mise en cause de ces organismes statutaires afin de mieux passer du monopole au «Monopoly ».

Certes, cette situation, issue de 1946, a pu faire considérer que le syndicalisme pouvait être assimilé à une institution. D’autre part, il s’est agi d’une démocratie de type délégataire qu’il convenait d’enrichir et de revivifier.

INTERVENTION DANS LA GESTION

Les quatre lois Auroux de 1982 auraient pu constituer un élément de revivification de la démocratie dans l’entreprise, en particulier sur les droits nouveaux au niveau des structures élémentaires du travail.

Les « charognards » de la fin du XXe siècle accompagnent le dépeçage de la nationalisation par la mise en cause des organismes statutaires afin de mieux passer du monopole au « Monopoly ».

À l’époque, la Fédération nationale de l’énergie CGT, dans le prolongement de sa démarche depuis 1946, s’est clairement prononcée pour l’intervention dans la gestion.

Au Congrès de Toulouse – 22 au 26 novembre 1982 –, la fédération indiquait que « l’intervention dans la gestion [était] une position de classe ». Pour la CGT, il s’agissait de « peser le plus possible dans les choix des établissements pour que les entreprises soient réellement au service de la Nation et que, parallèlement à un fonctionnement conforme à l’intérêt national, les conditions d’exécution des décisions des directions aillent dans le sens d’une amélioration des conditions de vie et de travail du personnel ».

Les lois Auroux vont donner le coup d’envoi d’une profonde évolution du système français de relations sociales. […] conduisant à un basculement de la démocratie social vers le dialogue social.

Qu’en a-t-il été? Pour la CGT, la mise en place de conseils d’atelier ou de bureau avait constitué un plus. Ainsi, le 8 juillet 1983, une convention est signée entre les directeurs généraux d’EDF et GDF et l’ensemble des fédérations syndicales. Celle-ci vise à renforcer le caractère des organismes statutaires de 1946 et à y adjoindre des droits nouveaux complémentaires issus des lois Auroux, en particulier les moyens financiers pour la chaîne des comités mixtes à la production.

VERS UNE RÉGULATION PACIFIÉE DES RELATIONS SOCIALES

Loin de moi l’idée de caricaturer la volonté personnelle de Jean Auroux, mais force est de constater qu’au-delà des affirmations de principe les lois qui portent son nom (au nombre de quatre) ont conduit à un basculement de la démocratie sociale vers le dialogue social. À ce sujet, on lira l’excellente brochure de l’historien Stéphane Sirot intitulée « Démocratie sociale » et « Dialogue social » en France depuis 1945. Construction idéologique et politique d’une pratique sociale[1]. L’historien met en évidence, dans le prolongement de la pensée de Jacques Delors, comment le « dialogue social » finit par devenir une sorte de poncif du discours politique de gauche comme de droite.

La lutte à poursuivre pour une nationalisation nouvelle du secteur de l’énergie suppose de revenir sur l’expérience historique de 1946, non par nostalgie mais dans une affirmation d’une exigence démocratique

Les lois Auroux vont ainsi donner le coup d’envoi d’une profonde évolution du système français de relations sociales.

Quatre aspects peuvent, semble-t-il, être soulignés : le passage d’une régulation conflictuelle dominante à davantage de régulation pacifiée; la transition progressive vers la décentralisation des relations sociales ; l’irruption des accords « donnant-donnant » ; la volonté de faire des partenaires sociaux des colégislateurs. Cela a conduit à plusieurs textes législatifs ou réglementaires, comme les accords dérogatoires avec un champ de la dérogation qui ne va cesser de s’étendre et des lois incitatives sur le modèle anglo-saxon (Delebarre et Robien sur l’aménagement du temps de travail).

LES AMBIGUÏTES À EDF-GDF

Très rapidement, nous allons nous rendre compte que ces lois, qui auraient pu représenter une avancée sociale et démocratique, vont vite devenir une coquille vide.

Il y a le contexte général d’abord. Ainsi, le tournant de la rigueur de l’été 1982 va empêcher tout progrès social significatif. Comment peut-on parler de droits nouveaux si on ne peut même pas négocier librement les questions salariales? À ce premier tournant de la rigueur énoncée par Pierre Mauroy va s’ajouter le renoncement à un certain nombre d’engagements. En quelque sorte, on est passé de « changer la vie » à « changer d’avis ».

Notons également la différence de tonalité entre le directeur de cabinet, Michel Praderie, et les intentions affirmées par le ministre socialiste Jean Auroux. En effet, Michel Praderie n’écrivait-il pas dans le journal Libération du 15 décembre 1982 qu’il fallait « oser dire que le statut des agents des industries électrique et gazière est un scandale » ? On fait mieux pour démontrer les intentions progressistes du législateur !

C’est un fait qu’il y a eu une interprétation patronale de la loi. Dans une note patronale destinée aux directeurs du personnel, Octave Gélinier, directeur général de la Commission d’étude générale d’organisation scientifique (CEGOS), indique : « Face aux syndicats les plus actifs qui chercheront dans les nouvelles modalités d’expression des salariés un moyen d’accroître leur pouvoir et leur pression sur le patronat […] il importe de n’être point naïf », et propose « un plan d’action méthodique pour éviter les pièges de la loi ». Il faut, dit-il, « porter une attention particulière aux dispositions de la loi qui limitent le contrôle syndical au domaine des procédures de l’expression des salariés »; il faut naturellement « impliquer l’encadrement dans toute l’opération et concevoir avec lui un modèle de réunion » ; il faut enfin « développer une doctrine maison». On ne saurait, semble-t-il, être plus clair.

Parce qu’il s’agissait d’un enjeu de classe avec, en définitive, d’un côté l’émergence d’une aspiration à travailler autrement et de l’autre l’ambition d’intégrer le personnel à l’objectif patronal de n’en faire que des groupes d’expression, nous avons, en octobre 1983, organisé une journée d’étude afin de créer les conditions d’un rapport de forces positif.

Mais la désillusion post-1981 avait commencé à produire ses effets, d’autant que les directions tentaient de dévoyer les objectifs initialement affichés. Pour la CGT, comme nous l’indiquions dans cette journée d’étude : « Les conseils d’atelier ou de bureau sont un élément essentiel de notre stratégie de développement d’une activité d’intervention dans la gestion qui soit de masse, de classe et démocratique […] Sans remplacer les réunions et les contacts que l’organisation syndicale doit avoir hors des conseils d’atelier, ils constituent un élément important dans l’organisation de la lutte syndicale pour une meilleure gestion, surtout si l’on sait créer les conditions de relayer leurs débats dans les organismes statutaires. »

Évoquant ces questions, certains parlent de rendez-vous manqué. Cela aurait pu, en effet, permettre de franchir une étape importante pour approfondir la démocratie dans l’entreprise.

On ne peut, me semble-t-il, revenir sur cette période que sur la base des enjeux de classe.

La lutte à poursuivre pour une nationalisation nouvelle du secteur de l’énergie suppose de revenir sur l’expérience historique de 1946, non par nostalgie mais dans une affirmation d’une exigence démocratique.

Au-delà de la place des usagers et des élus, nous devons repolitiser les questions du travail, dépasser les logiques de fragmentation des collectifs, d’individualisation. Mais également contribuer à la construction ou reconstruction du collectif et conjuguer le présent et le passé en n’hésitant pas à inventer avec l’éclairage de l’état d’esprit des luttes passées. En tout état de cause, quelle que soit la nature politique du gouvernement en place, rien de positif ni de durable ne pourra advenir sans l’intervention lucide et rassembleuse des salariés concernés.


[1] Coll. « Problématiques sociales et syndicales », no 1, mai 2017, en partenariat avec Arbre bleu éditions.

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