La controverse sur la volaille de Bresse : enseignements pour le présent, Louis Mazuy*

Durant les années 1980, une vive controverse surgit au sein des groupements des éleveurs de volailles de Bresse, des entrepreneurs d’abattage et de commercialisation. Le débat actuel pour la remise en cause d’une agriculture causant des dégâts sanitaires et écologiques lui fait écho. La compatibilité entre de nouveaux principes à adopter – le bio, l’agriculture raisonnée… – et les niveaux de prix accessibles à l’ensemble de la population en est un aspect crucial.

*LOUIS MAZUY est ingénieur.

La volaille de Bresse bénéficie d’une AOP, une appellation d’origine protégée, depuis 1957 et se distingue des autres productions de terroir faisant l’objet d’un label. En effet, un comité interprofessionnel a la charge d’étudier les problèmes intéressant sa production et sa commercialisation, et de proposer toutes mesures d’amélioration de garantie de la qualité. Les conditions de production et de commercialisation ont été fixées en 1970 sur la base d’un principe intangible : « Selon les usages locaux, loyaux et constants, les volailles de Bresse doivent être élevées en liberté sur des parcours herbeux. »

Avant la spécialisation qui intervient à partir des années 1960, l’élevage des poulets était un appoint dans la grande majorité des fermes, avec une alimentation provenant directement des autres productions (maïs, lait, éventuellement œufs…) et du sol herbeux (vers de terre…). Le maïs est le symbole de l’appellation, car la Bresse était une région pionnière de sa production ; ce n’est que plus tard que la sélection d’espèces hybrides en a permis la culture dans les autres régions. À partir des années 1960 se créent des élevages industriels (poulets enfermés dans un bâtiment spécifique et se nourrissant de farine de poisson). Face à cette concurrence, des éleveurs étaient enclins à produire des poulets de race bressane suivant des techniques permettant d’accroître la productivité. Pour exclure des dérives et maintenir la notoriété de l’appellation « Volaille de Bresse », le comité interprofessionnel a réagi et a obtenu du ministère de l’Agriculture l’arrêté du 15 juillet 1970 relatif à la production et à la commercialisation de la volaille, lequel fixait des règles précises.

UN CONFLIT ENTRE TRADIONALISTES ET MODERNISTES

À partir des années 1970 s’est développée la production des poulets de label, comme l’appellation « Loué » de la Sarthe, avec un niveau de prix inférieur à celui du poulet de Bresse. À titre indicatif, en 2015, le prix grossiste d’un poulet d’élevage industriel s’élevait à environ 3 € le kilo, celui des poulets de label à partir de 5 € le kilo (prix variable en fonction des labels), tandis la volaille de Bresse atteignait les 12 € le kilo.

La volaille de Bresse bénéficie d’une AOP depuis L’appellation doit répondre à un cahier des charges spécifique.

Dès lors, si tous les protagonistes étaient partisans d’un élevage selon des principes de qualité, deux approches opposées se firent jour, l’une attachée au maintien d’une tradition inchangée, l’autre moderniste, souhaitant une évolution afin de réduire l’écart entre le prix de vente du poulet de Bresse et ceux des poulets de label. Les modernistes préconisaient une version d’élevage raisonné applicable au poulet de Bresse. Or les traditionnalistes ont eu le dessus à l’issue de cette controverse : aujourd’hui, le poulet de Bresse est un produit haut de gamme peu diffusé, tandis que les poulets de label assurent une part importante de la consommation nationale.

L’apparition du poulet industriel puis des poulets de label restreint l’AOP du poulet de Bresse à un marché de niche, comme produit haut de gamme.

Les éleveurs modernistes se sont posé la question des causes de l’écart de prix, avec l’aide de spécialistes de l’alimentation animale. La durée minimale d’élevage du poulet de Bresse est de 15 semaines selon l’arrêté susmentionné. L’élevage des poulets de label s’effectue suivant des principes d’alimentation permettant de les amener au poids de commercialisation sur une durée plus courte, tout en conservant la règle du plein air.

La position des modernistes…

S’il n’était pas question de modifier la durée d’élevage spécifique au poulet de Bresse – lequel comprend trois phases : une phase initiale de croissance des poussins, une intermédiaire réservée au plein air et une finale d’engraissage en épinette –, les modernistes voulaient réduire le taux de pertes dû aux contusions et aux ruptures osseuses des poulets, ainsi que le risque de maladie imposant le recours à des antibiotiques. La fragilité des os des poulets, et de leur santé en général, s’expliquait par l’insuffisance de protéines dans leur alimentation au cours de la deuxième phase, en plein air. Les modernistes préconisaient d’inclure le soja comme aliment complémentaire au maïs dans cette deuxième phase. La divergence avec les traditionnalistes portait uniquement sur le contenu de l’alimentation durant la cette phase, car pendant la phase de croissance des poussins il n’y avait pas d’autre choix que d’inclure des composants protéinés non disponibles sur la ferme.

… celle des traditionalistes…

Pour eux, les poulets avaient accès à une nourriture suffisamment protéinée : lait de ferme ou écrémé, vers de terre de leur enclos. Cette affirmation n’est valide qu’à condition que les poulets se nourrissant sur les terrains dédiés de la ferme soient en nombre suffisamment faible pour que chacun puisse absorber une quantité suffisante de protéines fournie par les vers de terre. Le nombre maximal de poulets par enclos que l’AOP « Poulet de Bresse » avait dû admettre (500 poulets par bande) représentait une densité trop importante pour que cela soit possible. Réduire ce nombre aurait conduit à un volume trop faible de production par ferme, se limitant à l’alimentation familiale et à une commercialisation de voisinage.

… et la nourriture des poulets

Selon l’arrêté de 1970, « l’emploi systématique de tous médicaments destinés à préserver la santé des volailles est rigoureusement interdit, sauf prescriptions vétérinaires ». L’application de cet arrêté posait problème, une fragilité de la santé des poulets entraînant l’emploi courant d’antibiotiques… sur prescription vétérinaire. En 1983, le ministère de l’Agriculture fit réaliser une étude à ce sujet. Le rapport final contient une recommandation qui est à souligner : intégrer dans la composition de l’aliment des compléments au maïs, dont des anticoccidiens (antibiotiques par des substances appartenant à des familles chimiques diverses). L’évolution répondait aux attentes des modernistes.

LE MARCHÉ

L’élevage traditionnel du poulet de Bresse est lié à l’historique de son marché. Depuis le XIXe siècle, les poulets étaient acheminés par transport ferroviaire vers Paris et d’autres grandes villes, pour être vendus à une clientèle en mesure de payer le prix de la qualité. Il a ainsi acquis une renommée dans les milieux urbains. De petites entreprises effectuaient un abattage peu mécanisé des poulets et en assuraient la vente. L’option traditionaliste était donc défendue, on le comprend, par de petits entrepreneurs bénéficiant d’un segment de marché, les éleveurs en amont et, en aval, les restaurateurs gastronomiques de la région. L’apparition du poulet industriel puis des poulets de label restreint l’AOP « Poulet de Bresse » à un marché de niche, comme produit haut de gamme, avec un petit nombre d’éleveurs se spécialisant pour en tirer un revenu. Sa production stagne en dessous du million de poulets annuel, tandis que l’ensemble de la production nationale de poulets de label représente un volume annuel supérieur à 100 millions.

L’idée reçue selon laquelle ce qui est naturel est gage de qualité intervient comme légitimation de la notoriété des produits de terroir. La subjectivité et l’idéologie sont alors les déterminants du jugement.

Pour les modernistes, le marché comprenait deux volets : d’une part, les entrepreneurs ayant modernisé leur équipement d’abattage, avec une mécanisation peu compatible avec des poulets aux os fragiles (nombreux poulets déclassés par rupture d’ailes ou éraflures) ; d’autre part, les éleveurs non fournisseurs des négociants traditionnels et désirant développer une spécialisation dans la production de poulets de Bresse. Cela supposait que l’élevage et la vente deviennent plus faciles face à une offre de poulets de qualité en expansion par la multiplication des labels. D’ailleurs, pour répondre à l’attente des modernistes à la suite de la « victoire » des traditionalistes, un label « Poulet de l’Ain » a été créé.

QUALITÉ, GOÛT ET IDÉOLOGIE

Lors de la controverse, le goût fut pris comme principal critère de qualité. Les modernistes, pour montrer que l’évolution qu’ils proposaient ne diminuait pas la qualité du poulet, organisèrent en 1980 une séance de dégustation par 95 personnes, en présence d’un huissier. Des échantillons de poulets élevés selon la tradition et d’autres élevés en incluant du soja dans leur nourriture ont été comparés par les goûteurs, la provenance des poulets ne leur étant pas indiquée avant la dégustation. Selon les résultats, il n’y avait pas de différence significative de goût, le poulet « le meilleur » faisant même partie du lot nourri avec du soja.

Définir la qualité par le goût est une approche subjective qui ne renseigne pas sur la qualité sanitaire. L’impact de la nourriture sur la santé est global. Distinguer l’effet de tel ou tel composant est une problématique complexe, nécessitant des études comparatives de longue durée avec un échantillonnage adéquat. Par contre, traiter la qualité par le goût renvoie à la notion de terroir, en attribuant la réputation de qualité d’un produit aux pratiques traditionnelles de fabrication propres à un territoire, à une région. L’idée reçue selon laquelle ce qui est naturel est gage de qualité intervient comme légitimation de la notoriété des produits de terroir. La subjectivité et l’idéologie sont alors les déterminants du jugement.

NOURRITURE ET CLASSES SOCIALES

La tradition a été le cheval de bataille de la fraction des éleveurs et des petites entreprises d’abattage et de commercialisation fournissant pour la consommation locale familiale à l’occasion de fêtes, la restauration gastronomique et une clientèle aisée des milieux urbains. Elle s’est opposée aux adaptations pouvant rendre l’achat du poulet de Bresse plus accessible à la population. Elle l’a transformé en produit haut de gamme, en arguant que « ce qui est naturel », « ce qui relève de la tradition » est bon en soi pour la qualité des produits. Se raccrocher au naturel, à la tradition et à l’artisanat comme garantie de qualité en soi relève d’une tendance idéologique d’autant plus prégnante qu’il existe un sentiment d’impuissance face à l’emprise du capital sur l’industrie agroalimentaire et à la rentabilité maximale au détriment de la qualité. Pour les couches sociales aisées, payer cher des productions artisanales renommées ne pose pas de problème. L’élevage conforme à la tradition est alors une niche commerciale faisant vivre un faible nombre d’éleveurs. Une alimentation de qualité produite dans ces conditions n’est pas accessible à toute la population.

3 réflexions sur “La controverse sur la volaille de Bresse : enseignements pour le présent, Louis Mazuy*

  1. Je me souviens de l’explosion folle en Bretagne des élevages de poulets dans les années 50. Particulièrement de Pommerit le Vicomte (22) où habitait ma soeur et où des particuliers élevaient des poulets dans leur grenier. Le centre du village puait le poulet. Et tout s’est effondré, la qualité était détestable notamment à cause de l’utilisation de la farine de poisson comme aliment.
    JYG

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