Pour certains, l’agriculture biologique se résume en des techniques de production ; pour d’autres, elle revêt une dimension sociale supplémentaire ; pour d’autres encore, c’est le moyen d’un changement de société. Les grands de l’alimentation et de la distribution, avec leurs labels « santé » ou « produits naturels », profitent de l’engouement de certaines catégories de consommateurs… et des zélateurs de l’agriculture bio ne s’affrontent pas au système capitaliste, qui finit par la récupérer, l’intégrer en la dénaturant.
Le présent article reprend un texte de Repères pour agir, paru aux éditions Le Temps des Cerises en septembre 2022.
*Jocelyne Hacquemand est économiste et secrétaire générale de la FNAF-CGT.
LES ORIGINES DU BIO
L’agriculture dite bio plonge ses origines dans les œuvres de philosophes, médecins, militants politiques de la fin du XIXe et du XXe siècle promouvant l’agriculture biodynamique, l’agriculture organique et organobiologique, l’agriculture naturelle et la permaculture. Certains agriculteurs ou thuriféraires ne sont nullement défavorables au capitalisme, tandis que d’autres dressent une critique radicale de l’agriculture « moderne » dépendante des machines, de la chimie et d’autres apports de la science. Les doctrines des « pères fondateurs » sont diverses, mais présentent des points communs quant à leurs dimensions agronomiques, à leurs critiques de l’« industrialisation » de l’agriculture, à la glorification d’une agriculture paysanne et aux dimensions politiques et sociales allant jusqu’à poser la question d’un autre projet de société. Comme on le voit, le panel est économiquement, politiquement, idéologiquement et même culturellement fort large.

D’une manière générale, l’agriculture bio se définit par le refus d’utiliser des produits chimiques. Les agriculteurs militants l’inscrivent dans un projet d’agriculture paysanne pour maintenir un maximum de paysans à la terre, dans une économie de circuits courts. Aujourd’hui, certains agrobusinessmen s’en emparent, visant à occuper des niches rentables. Mais l’agriculture bio peut-elle se développer et devenir la norme en respectant ses principes dans un système cadenassé par les objectifs capitalistes ? Au-delà, est-elle en mesure de répondre aux besoins des populations et contribuer au combat contre la faim ?
DES PRODUITS BIO PLUS CHERS…
En France, théoriquement l’agriculture bio rejette l’usage des engrais chimiques et des pesticides de synthèse ainsi que les OGM. L’utilisation de certaines substances est néanmoins autorisée sous peine de réduction drastique des récoltes certaines années, notamment pour cause de réchauffement climatique et d’attaques des bioagresseurs. Du fait du non-traitement ou de traitement à base de produits dits « naturels », les rendements en agriculture bio sont inférieurs à ceux de l’agriculture dite « conventionnelle ». Ce qui rend aléatoire la rémunération des agriculteurs bio et explique aussi le rythme relativement lent des conversions en agriculture bio dans un système qui a banni toutes régulations et moyens de garantir un revenu. Le non-traitement et la pression parasitaire (mauvaises herbes, attaques d’insectes, maladies) impliquent un travail plus important, mécanique ou manuel, pour tenter d’en limiter les risques. Des études montrent des potentiels de création d’emplois salariés ou non-salariés, ce qui mérite à moyen terme concrétisation, notamment dans le statut du travail salarié. Ces aspects en augmentent les coûts de production, expliquant, pour partie seulement, les prix plus élevés. Le bio permet souvent, dans la mesure où il est vendu plus cher que le conventionnel, de rentabiliser de petites exploitations qui font de la vente directe. Mais il sert trop souvent à présenter des produits d’appel et peut facilement, au nom de la « proximité », ouvrir à la généralisation de formes de travail informel, sous-payé et non déclaré.
Les catégories sociales aisées, voire à revenu moyen, font le gros du marché des produits bio. Les catégories sociales à revenu plus modeste, si elles les achètent, ne le font qu’occasionnellement.
Si toutes les enquêtes montrent que les produits bio sont vendus 20 à 30 % plus cher, les perspectives de croissance du marché du bio ne garantissent pas des prix élevés sur le long terme, notamment du fait de la concurrence des produits importés et de la stratégie des transnationales de la transformation comme de la distribution.
Des conditions de travail des salariés qui font des semaines de 70 heures, heures supplémentaires et congés non payés, six minutes de pause-toilette dans la journée…
Les catégories sociales aisées, voire à revenu moyen, font le gros du marché des produits bio ; les catégories sociales à revenu plus modeste, si elles les achètent, ne le font qu’occasionnellement. Néanmoins, le potentiel de croissance semble important. En 2020, l’agriculture bio représentait 12 % de la surface agricole utile (SAU), soit 2,5 millions d’hectares, contre à peine 4 % en 2013. Cette progression s’explique, pour une part essentielle, par des investissements dans des structures agricoles, alimentaires ou commerciales à la recherche de nouvelles profitabilités. Et le gouvernement a fixé l’objectif de 18 % de la SAU convertie en bio dès 2022 et de 22 % de produits bio pour la restauration collective publique. Un marché ouvert aux appétits de capitalistes de toutes les tailles.
… DANS L’ENGRENAGE CAPITALISTE
Avant 2000, la grande distribution représentait 1 à 2 % de l’offre en produits bio, tandis que les magasins spécialisés en représentaient 70 %. « Les produits bio rapportent près de 12milliards d’euros par an et assurent 80% de la croissance des ventes alimentaires. Aucun industriel, aucun distributeur ne peut se passer d’un tel relais de croissance – la moitié des produits bio sont déjà vendus par la grande et la moyenne distribution. La surmarge serait de 40 % en moyenne par produit bio », selon un repenti de ce secteur, qui ajoute : « Le consommateur sous-paie les produits de l’agriculture conventionnelle – le coût environnemental n’étant jamais indiqué – et surpaie le bio. »
Le taux de croissance à deux chiffres du marché aiguise les appétits des grandes surfaces. Celles-ci vont chercher à baisser le prix des produits agricoles et des produits alimentaires transformés bio pour gagner des parts de marché. Déjà les prix des marques distributeurs bio se rapprochent des produits conventionnels dits « de qualité ». Comme sur l’ensemble des produits agricoles et alimentaires, ladite guerre des prix se fait aussi sur les produits bio. Soumis à une concurrence effrénée et fallacieuse des groupes de la grande distribution, les circuits spécialisés, attachés par nature à de hautes valeurs particulières, sont fragilisés. Dès lors, le risque est que par visées mercantiles des dirigeants de ce secteur soient tentés de jeter par-dessus bord les objectifs sociétaux et sociaux d’origine, de la reconnaissance des qualifications professionnelles à des conceptions valorisantes de l’accueil et du conseil. D’autres, conscients de scier la branche sur laquelle ils sont assis, structurent des résistances multiples. Souvent initiées par les salariés eux-mêmes, soutenues par les consommateurs, ces résistances agissent conjointement pour le respect de la qualité des produits et l’amélioration des conditions de travail.

La pression sur les prix exercée par la grande distribution tend à modifier profondément le mode de production bio et à en aligner les cahiers des charges. La grande distribution a accaparé la moitié des ventes au détriment des magasins spécialisés. Cette tendance est forte et rapide. Mais les résistances se construisent autour de la qualité, de la gastronomie, de la spécificité, de la proximité, de la reconnaissance sociale, terrains objectivement anticapitalistes à ce stade de développement du mode de production et des contradictions de la formation sociale en devenir. La production bio passe-t-elle d’un marché de niche à un marché de masse, dont le mode de production n’a plus rien à voir avec les objectifs qu’elle s’est fixés ? La réponse est dans la question, la grande distribution se sert du bio comme élément de marketing. Les transnationales de l’agro – alimentaire et de la grande distribution sont à la manœuvre : aux États-Unis, les Wal-Mart, Costco, Danone, Nestlé, Coca-Cola, Kraft et autres Kellog’s contrôlent plus de la moitié du marché du bio. L’autre pression sur les prix provient des produits bio importés moins chers. La France importe 35 % des produits bio consommés sur son marché. Le flou le plus total préside à la composition des productions importées dites « bio ». Aucun contrôle n’est effectué sur la réalité des pratiques agronomiques et encore moins sociales. Par exemple, en Andalousie, les cultures bio sous serre se multiplient. Les tomates bio, de toutes sortes, produites hors sol, à grand renfort d’eau et de soufre, colonisent les rayons des grandes surfaces. Sans parler des conditions de travail des salariés qui font des semaines de 70 heures, heures supplémentaires et congés non payés, six minutes de pause-toilette dans la journée… Une exploitation des femmes et des hommes, venus souvent du Maghreb ou d’Amérique latine, dont les conditions de vie et de travail salarié intègrent des formes esclavagistes, notamment par la perte de toutes libertés fondamentales. En France également nous retrouvons de tels degrés d’aliénation, d’exploitation et de traite d’êtres humains. On est loin de l’éthique « sociale » revendiquée, à son origine, par l’agriculture biologique !
Ce carcan capitaliste enserre tous les segments de marché. Des contradictions nouvelles en résultent. L’agriculture bio est également en forte expansion au Maroc pour répondre à la demande croissante des marchés à l’exportation. Pour satisfaire cette demande est née, en 2009, l’Association marocaine de la filière des productions biologiques, à l’initiative de la société des Domaines agricoles (ex-Domaines royaux, couvrant 12000 ha), filiale agricole de Siger, la toute-puissante holding appartenant à Muhammad VI, roi du Maroc. À l’évidence, rien de social à en attendre.
La labellisation démontre la capacité du système à ingérer une initiative qui se retourne contre ses promoteurs, à accaparer un marché et en dévoyer les finalités.
Dans le même sens, l’agriculture bio israélienne représente l’un des axes de développement à l’exportation. Elle participe, comme l’ensemble de l’agriculture en Israël, d’une stratégie coloniale en confisquant les terres palestiniennes, exploitant la main-d’œuvre et l’eau de la vallée du Jourdain, interdisant tout développement de l’agriculture palestinienne. Elle est génératrice de crise alimentaire, d’apartheid et de génocide pour ce peuple.
Le gouvernement a fixé l’objectif de 18 % de la Sau convertie en bio dès 2022 et de 22 % de produits bio pour la restauration collective publique. Un marché ouvert aux appétits de capitalistes de toutes les tailles.
Un autre élément de l’engrenage capitaliste est la labellisation du bio. À la fin des années 1990, la France a rangé l’agriculture bio dans les produits labellisés « Signe de qualité », comme un segment de consommation alimentaire et non plus comme un élément d’une politique agricole progressiste. L’Europe a enfourché le même cheval et réformé son règlement sur le bio en 2010. Elle en a diminué notablement les exigences et interdit aux États membres de maintenir des cahiers des charges plus rigoureux. À la suite de cela, les organismes certificateurs du bio, tous à caractère privé, fleurissent le transformant en label commercial ouvrant les vannes à un développement capitaliste débridé.
LE SYSTÈME S’ACCOMMODE FORT BIEN DE L’AGRICULTURE BIO
La labellisation démontre la capacité du système à ingérer une initiative qui se retourne contre ses promoteurs, à accaparer un marché et à en dévoyer les finalités. La ruée, mesurée, des agrobusinessmen pour fournir les marchés en croissance des pays capitalistes développés dénature de la même façon les objectifs de l’agriculture bio en « industrialisant » la production, en édulcorant les cahiers des charges sous l’autorité de l’Europe capitaliste. Que les transnationales de l’agroalimentaire et de la grande distribution, que les agrobusinessmen s’engouffrent sur le marché du bio jusqu’à en contrôler une grande partie montre les limites systémiques imposées à l’agriculture biologique, qui n’est pas, par essence, apte à transformer la société capitaliste, ni même les modes de production agricole comme l’envisageaient certains de ses fondateurs.
Le système s’en accommode donc fort bien. Si elle veut survivre dans le système actuel, l’agriculture bio ne peut qu’être mise en œuvre au niveau très local, par des fermes paysannes qui en respectent les principes fondateurs et qui nouent des liens de confiance avec les consommateurs, voire par des réseaux exclusivement militants comme peuvent l’être encore des AMAP (associations pour le maintien de l’agriculture paysanne), tout en en mesurant les limites, notamment sociales, liées à des pratiques agricoles fort anciennes où peuvent être présents précarité, bas salaires, harcèlement, conditions de travail déplorables.
Plus fondamentalement, l’agriculture biologique peut participer d’un changement de société à partir de ses dimensions progressistes, économiques, sociales et culturelles, en promouvant de réelles ruptures s’appuyant sur le travail collectif et des relations solidaires, amicales et fraternelles. Son avenir est à rechercher dans les conditions d’un système socialiste, donnant tout leur poids aux approches collectives, publiques et populaires, l’intégrant dans des politiques nationales agroalimentaires protectrices et solidaires.
L’AGRICULTURE BIOLOGIQUE ET LES BESOINS DE L’HUMANITÉ
Un débat existe sur la capacité de la seule agriculture biologique à nourrir les 9 à 10 milliards d’habitants de la planète à l’horizon 2050. En fonction de la hausse démographique et des régimes plus carnés, les besoins en surfaces agricoles seraient très importants, et les terres insuffisantes. Dans un article publié en mai 2021 dans la revue Nature Food, des chercheurs montrent qu’une conversion totale à l’agriculture biologique diminuerait la production alimentaire de 36 %, avec une forte variabilité selon les régions. Il serait donc techniquement impossible, selon les auteurs, de nourrir la population mondiale avec une agriculture 100 % biologique, même en réduisant complètement les pertes alimentaires. Ils soulignent l’importance de restructurer les systèmes d’élevage, les réorientant vers les élevages de ruminants et les répartissant mieux sur le territoire.
Mais, l’expérience le montre, l’alimentation n’est pas qu’une question de technique. Les dimensions sociales, économiques, politiques, culturelles y tiennent une place majeure. Aussi les conditions pour que l’agriculture biologique contribue à l’alimentation de l’ensemble de la population mondiale devraient-elles l’inscrire dans des politiques économiques et sociales.
Une réflexion sur “L’agriculture bio, Jocelyne Hacquemand*”