Peu connues, les prud’homies sont pourtant des organisations séculaires qui renouvellent aujourd’hui les solidarités du monde de la pêche devant des règles européennes inadaptées. Cet article résulte de la rencontre de l’auteur avec William Tillet, qui a apporté l’éclairage de son expérience.
*Jean-Claude Cheinet est géographe, ancien adjoint au maire de Martigues.
L’organisation de la pêche en Méditerranée est particulière dans cette mer sans marée. Déjà, elle doit s’adapter aux spécificités d’un littoral tantôt très découpé, tantôt sableux. Elle s’oppose aux méthodes de pêche de l’océan fondées sur les marées, de gros bateaux et des équipages importants.
En Méditerranée, s’adaptant à la diversité du littoral, du plateau continental et des fonds eux-mêmes, la pêche englobe un grand nombre de « petits métiers » (bateaux sortant en mer moins de 24 heures) œuvrant sur une multitude de petits bateaux, pêchant à la journée de façon opportuniste selon les vents ou la saison. On y pêche au casier, au filet, en plongée, au chalut, à pied et au large… prenant tantôt des « muges » (mulets), tantôt des daurades, des anguilles, soles, loups (bars), calamars, etc. Sur les étangs côtiers, la pêche est aussi active. Des filets particuliers pour chaque espèce de poisson ; sennes, trabaques, paradières diffèrent par la forme, la taille des mailles… De plus, on y pratique aussi la pêche au « calen », un filet de fond qui est relevé pour y piéger essentiellement les muges. Sur les nombreux calens en activité à la Libération et dont les emplacements étaient tirés au sort chaque année, seuls restent en activité quelques-uns à Sète et à Martigues.
LES PRUD’HOMIES DE PÊCHE
Les pêcheurs en mer sont plus nombreux, épousant les possibilités offertes par la géographie avec de nombreux petits ports. William Tillet précise : « Dans chaque quartier maritime, ils se sont depuis très longtemps organisés en prud’homies. Et il y a actuellement vingt-huit prud’homies en Méditerranée, proches des problèmes des pêcheurs. »

Déjà au Moyen Âge, poussés par le besoin de se rassembler face aux seigneurs qui leur donnaient un droit d’exploiter les ressources marines, les pêcheurs formèrent des prud’homies ; celles-ci sont consacrées dans ce rôle spécifique en 1791, et depuis elles ont été reconnues et maintenues à côté des comités départementaux et régionaux de pêche, créés plus tardivement. Elles prennent en compte, en effet, les difficultés quotidiennes des pêcheurs et les particularités de la pêche côtière en Méditerranée. Elles jouent un rôle arbitral en cas de conflit, d’où leur appellation courante de « tribunal de pêche ». William Tillet approuve : « Pour que toutes ces activités cohabitent sans conflit d’usage, ce n’est pas simple ! D’où l’intérêt du système prud’homal dans la région. Le rôle des prud’homies est avant tout de permettre aux pêcheurs de vivre correctement de leur pêche, s’il le faut en votant des lois restrictives qui protègeront la ressource et l’activité de chacun, les fameuses lois prud’homales. » En effet, les prud’homies peuvent édicter des règles, mais celles-ci doivent obligatoirement être plus restrictives, plus strictes que les articles correspondants du Code rural. Avant même cette obligation, les prud’homies ont pratiqué ces coups d’arrêt conservateurs depuis plusieurs siècles, eux-mêmes complétés par une régulation de la pêche avec tirage au sort des postes et maximums de prises aussi. Ces règles vont donc dans le sens d’une protection renforcée de la ressource, et de ce fait les prud’homies ont un rôle dans une gestion durable de la mer qui complète l’action de protection introduite ensuite par la loi.
Le rôle des prud’homies est avant tout de permettre aux pêcheurs de vivre correctement de leur pêche, s’il le faut en votant des lois restrictives qui protègeront la ressource et l’activité de chacun, les fameuses lois prud’homales.
Pendant longtemps, les prises ont été consignées chaque jour par écrit ; cette pratique était « sans doute bien plus fiable que le système actuel de fiches de captures que les pêcheurs envoient eux-mêmes à la DDTM », et ils cotisaient en fonction… Depuis les années 1960, la cotisation annuelle est forfaitaire, l’adhésion est volontaire et la prud’homie ne surveille plus les prises quotidiennes. « Avant, tu pêchais beaucoup, tu gagnais beaucoup d’argent mais tu en reversais aussi un montant plus important à la prud’homie. Aujourd’hui, la cotisation annuelle est la même pour tout le monde, que tu pêches 3 t ou 100 t de poisson par an. »
COMPLIQUÉ D’AVOIR LE DROIT DE PÊCHER AUJOURD’HUI
De ce système plus inégalitaire résulte un budget réduit pour les prud’homies. Elles doivent aussi faire face à des évolutions considérables. Les méthodes de pêche sont identiques depuis des siècles, tandis que les règlements se sont accumulés et complexifiés. William Tillet le résume en une formule : « Ce n’est plus pêcher qui est compliqué aujourd’hui, mais c’est d’avoir le droit de pêcher ! » Le rôle de la prud’homie a évolué : les audiences judiciaires sont bien plus rares mais elle organise des sessions de formation et une « école pour patrons pêcheurs et matelots » afin d’aider le monde de la pêche à répondre aux besoins et à la complexité règlementaire.
Or cette complexité se traduit par la diminution de la pêche artisanale, des « petits métiers » et une concentration en unités bien plus grosses. William Tillet remarque : « Armer un bateau signifie emprunter des sommes considérables ; dans l’Atlantique, les acteurs sont souvent de gros armements derrière lesquels on retrouve Intermarché, Saupiquet, etc. Les mêmes sont administrateurs au Comité national des pêches ou siègent dans les instances des banques qui décident d’accorder ou non les crédits, et cela donne une priorité à ceux qui ont les reins solides et offrent le plus de garanties. Mais si un jeune veut emprunter pour se lancer en Méditerranée, il est limité dans ses capacités à emprunter et est obligatoirement conduit à n’armer qu’un bateau plus petit. »

Les règles édictées depuis Bruxelles par l’UE s’appuient sur la gestion de la ressource, l’état des stocks et leur reproduction, et dans une présentation de préservation louable favorisent de fait un armement de bateaux plus puissants. Mais elles sont inadaptées aux méthodes locales de pêche. « La pêche de “petit métier” qui représente une quarantaine de petits bateaux sur la Côte Bleue, près de Marseille, ramène tout au plus 45 à 50 t tous poissons confondus par an, selon une étude du Parc marin de la Côte Bleue, et on la soupçonne de faire plus de façon invisible, or les gros bateaux sont plus facilement contrôlés… », note William Tillet. L’ensemble conduit à la disparition de nombreux armements. Les plus âgés en arrivent à renoncer. Concernant la pêche au thon, jadis très active, on observe la même évolution. « Les autorisations européennes de pêche (AEP) sont accordées aux bateaux ramenant au moins 100 t de prises ; ce sont ceux qui doivent sans doute aller pêcher au large de la Lybie… Dans les eaux territoriales méditerranéennes, les “petits métiers”, toujours selon une étude du Parc marin, ramènent en moyenne et par bateau 1 t de thons sur l’année ; et il y a 40 bateaux sur le quartier maritime de Martigues… On ne joue pas dans la même cour », appuie William Tillet.
UNE LOI NATIONALE IDENTIQUE POUR L’OCÉAN ET LA MÉDITERRANÉE
Cette pêche, la « thonaille » méditerranéenne, a traditionnellement utilisé des bateaux de moins de 18 m et des filets dérivants de 10 m de haut et 2 km de long. Tel n’est pas le cas de celle de l’Atlantique, qui a des bateaux de plus de 18 m et des filets de 100 m de haut et plusieurs kilomètres de long. Différence de tailles et d’impacts écologiques entre la pêche artisanale et la pêche industrielle. L’UE a voulu règlementer et viser les grands filets dérivants. Restait à traduire ces textes en droit français… « Le gouvernement a voulu appliquer une loi nationale identique pour l’océan et la Méditerranée ; là où les Espagnols ont fait valoir qu’ils pêchaient l’espadon et les Italiens qu’ils allaient faire des efforts, on en est arrivé à une quasi-interdiction en France. Il faut savoir, en ce qui concerne l’espadon, que l’on n’obtient son AEP pour l’année seulement si on peut justifier de 800 kg de prises l’année précédente… Mais en Méditerranée, avec de la chance, un pêcheur prendra 8 espadons et aura 200 kg de prises au maximum ! Et sans AEP interdiction de pêcher ! » De ce fait, alors que la pêche artisanale locale est opportuniste, variable, diverse, il devient nécessaire de se spécialiser dans la pêche d’une seule espèce pour atteindre le quota, donc d’investir dans un bateau spécialisé et plus gros, qui devra pêcher en quantité et qui est en définitive moins adapté à la protection de la ressource.
Alors que la pêche artisanale locale est opportuniste, variable, diverse, il devient nécessaire de se spécialiser dans la pêche d’une seule espèce pour atteindre le quota, donc d’investir dans un bateau qui devra pêcher en quantité et qui est en définitive moins adapté à la protection de la ressource.
Pour aider les pêcheurs, la prud’homie a aussi organisé la formation de radio-opérateur, avec un certificat à la clé. S’il est logique que pour l’Atlantique Nord la langue des secours soit l’anglais, tel n’est pas le cas en Méditerranée ; or il faut obligatoirement s’exprimer en anglais. « Par exemple, je sors au large de Fos et je coule… Je dois appeler les secours en anglais, alors que de l’autre côté de la radio il y a un Français, et que tu connais sans doute en plus ! C’est totalement absurde en Méditerranée d’imposer ça aux pêcheurs artisans. Même s’il a trente ans de métier, un pêcheur n’aura plus le droit de travailler s’il ne passe pas ce certificat. »
La voix des 2000 inscrits maritimes en Méditerranée, pour 28000 en France, pèse peu. Certains aimeraient supprimer les prud’homies. Pourtant elles jouent un rôle de proximité important : « Le jour où un pêcheur, même non adhérent, a un gros pépin, c’est auprès de la prud’homie qu’il vient chercher du soutien. »
Et que devient la pêche en Méditerranée avec le projet macronien de Belfort de 40 GW d’éolien offshore sur les côtes françaises, c’est à dire 80 parcs de 20 km de trait de côte chacun (100 km2 de surface) dont 20 seraient déployés en Méditerranée ?