Pour comptabiliser les Ă©missions de gaz Ă effet de serre de la France, il est plus pertinent de tenir compte de lâempreinte carbone que des seules Ă©missions territoriales. Cette empreinte est liĂ©e Ă notre responsabilitĂ© et a une incidence sur notre de vie, car elle tient compte du contenu carbone des produits importĂ©s retranchĂ©s des exportations.
*Francis Combrouze est syndicaliste
Article paru dans le numéro 34-35 de progressistes (octobre 2021-mars 2022)
ĂMISSIONS TERRITORIALES DES GAZ Ă EFFET DE SERRE
Les inventaires dâĂ©missions de GES recensent les Ă©missions dâun territoire (pays, rĂ©gion, intercommunalitĂ©) ou dues Ă un secteur (transports, industrie, tertiaire, logement, agriculture…), et Ă partir de cela on fixe des objectifs de rĂ©duction, puis on Ă©value leur rĂ©alisation (bilan, Ă©volutions, Ă©carts par rapport Ă la trajectoire prĂ©vue). On calcule ainsi chaque annĂ©e la somme des quantitĂ©s de GES Ă©mises par les entreprises, les mĂ©nages⊠dans leurs activitĂ©s de tous types.

La localisation des activitĂ©s de production (industrielle, agricoleâŠ), de services ou de consommation (transports ou Ă©nergie des bĂątiments, par exemple), gĂ©nĂ©rant lâĂ©mission de lâun des six GES dĂ©termine ainsi lâaffectation des Ă©missions Ă un territoire ou Ă un secteur donnĂ©. Câest ce qui constitue les Ă©missions dites « territoriales ».
Il faudrait réduire les émissions françaises trois fois plus, soit environ de 4 à 5 % en moyenne annuelle, pour tenir la trajectoire conduisant à la neutralité carbone en 2050.
UN IMPĂRATIF : ACCĂLĂRER LE RYTHME DE LA RĂDUCTION
Les Ă©missions françaises sâĂ©lĂšvent Ă 450 MtCO2 eq/an, soit 1 % du total mondial des 55 milliards de tonnes dâĂ©missions annuelles. Elles Ă©taient de 550 millions de tonnes en 1990 (annĂ©e de rĂ©fĂ©rence de la Convention- cadre de lâONU sur les changements climatiques), soit une rĂ©duction en trente ans de 21 %, avec une baisse annuelle moyenne dâenviron 1 % depuis le dĂ©but des annĂ©es 2000. Or il faudrait les rĂ©duire trois fois plus, soit environ de 4 Ă 5 % en moyenne annuelle, pour tenir la trajectoire conduisant Ă la neutralitĂ© carbone en 2050, voulue par la stratĂ©gie nationale bas carbone (SNBC).
LA STRATĂGIE NATIONALE BAS CARBONE
Depuis son adoption en application de la loi relative Ă la transition Ă©nergĂ©tique de 2015, la SNBC a dĂ©jĂ Ă©tĂ© modifiĂ©e en avril 2020 (SNBC 2). Elle planifie la baisse des Ă©missions de GES selon des budgets carbone sectoriels dĂ©croissants en moyenne annuelle par pĂ©riode de cinq ans et devra de nouveau ĂȘtre modifiĂ©e par dĂ©cret en 2024 (SNBC 3), comme la programmation pluriannuelle de lâĂ©nergie (PPE 3) et le plan national dâadaptation au changement climatique (PNACC 3). Ces rĂ©visions devront intĂ©grer les orientations dâune loi de programmation Ă©nergie-climat Ă adopter avant lâĂ©tĂ© 2023, comme prĂ©vu par
les lois énergie-climat de 2019 et climat et résilience de 2021.
Il faudra aussi substituer Ă lâobjectif actuel de baisse des Ă©missions (â 40 % en 2030), celui du nouvel objectif national dĂ©clinant la rĂ©duction des Ă©missions de lâUnion europĂ©enne dans son ensemble : â 55 % en 2030. Ce pourcentage rĂ©sultera, pour la France, de lâaccord europĂ©en sur la rĂ©partition des efforts de rĂ©duction entre les vingt-sept Ătats membres, Ă trouver dans les mois Ă venir. Le projet soumis par la Commission au Conseil en juillet, avec treize autres projets de texte, ajuste les rĂ©ductions nationales en tenant compte des inĂ©galitĂ©s de PIB entre les Vingt-Sept, du poids relatif des Ă©missions nationales dans le total de lâUnion et du rĂŽle des puits dâabsorption de carbone dans le pays (notion de rĂ©duction brute ou nette) : soit, en rĂ©duction nette, 48 % en 2030.

EST-IL TROP TARD POUR LIMITER LE RĂCHAUFFEMENT ?
Lâurgence imposĂ©e par lâalerte du GIEC, avec lâimpĂ©ratif de rĂ©duire en 2025 de 25 % les Ă©missions de GES au regard de leur niveau de 2019 et de poursuivre la trajectoire de rĂ©duction dâici Ă 2050, nâa pas Ă©tĂ© entendue Ă Glasgow en novembre 2021. Pourtant, il est encore possible au plan physique de rester en dessous dâune augmentation des tempĂ©ratures de 2 °C. Mais en raison de lâinertie et de la concentration des GES dans lâatmosphĂšre â de 1950 Ă 2000 la concentration en CO2 augmenta de 350 Ă 450 ppm (parties par million) alors que la population passait de 3 milliards en 1970 Ă 8 milliards en 2021â lâessentiel du climat est Ă©crit jusquâen 2040 : câest Ă partir de cette Ă©chĂ©ance que le niveau de baisse des Ă©missions entre 2022 et 2040 pourra jouer son rĂŽle pour limiter en dessous de 2 °C la hausse des tempĂ©ratures dâici Ă la fin du siĂšcle.
QUELLE RĂPARTITION JUSTE DE LâEFFORT DE RĂDUCTION ?
Le calcul des Ă©missions peut sâexprimer en moyenne annuelle par habitant et ĂȘtre ou non corrĂ©lĂ© au revenu (par PIB ou par dĂ©ciles de revenus). Ainsi, la France est Ă 5,2 t/hab./an et lâAllemagne Ă 9,6, soit prĂšs de deux fois plus, la moyenne pour lâUE Ă©tant de 6,9 t/an/hab. Par comparaison, les Ătats-Unis sont Ă 15,7 et la Chine, plus gros Ă©metteur mondial de GES, Ă 6. Donc les Ă©missions par habitant aux Ătats-Unis sont plus de deux fois supĂ©rieures Ă celles de la Chine et de la moyenne UE, et prĂšs du triple de celles de la France. La Russie est Ă 12,2, le Japon Ă 10,4. Et en moyenne, selon les pays, les 10 % de population dont les revenus se situent dans les deux dĂ©ciles les plus Ă©levĂ©s Ă©mettent environ 50 % des gaz Ă effet de serreâŠ
LâEMPREINTE CARBONE A AUGMENTĂ EN FRANCE DEPUIS 1995
Lâempreinte carbone française est constituĂ©e de la somme des Ă©missions territoriales et des Ă©missions de GES associĂ©es Ă la fabrication Ă lâĂ©tranger et au transport de lâensemble des biens importĂ©s et/ou consommĂ©s dans le pays. Câest-Ă -dire des importations de matiĂšres premiĂšres et/ou de produits semi-finis, donc avec une part dâĂ©missions territoriales liĂ©es Ă leur incorporation productive, ainsi que de produits finis directement utilisĂ©s par les mĂ©nages, entreprises et administrations.
En raison de lâinertie et de la concentration des gaz Ă effet de serre dans lâatmosphĂšre, lâessentiel du climat est Ă©crit jusquâen 2040.
Lâaddition donne ainsi 450 Mt + 300 Mt, soit une empreinte carbone française de 750 millions de tonnes CO2 eq. Elle a progressĂ© de 20 % en une trentaine dâannĂ©es (1995 : 623 Mt ; 2014 : 720 Mt ; 2018 : 749 Mt). Autrement dit, mĂȘme si lâempreinte se stabilise ces derniĂšres annĂ©es, câest le contraire de la rĂ©duction souhaitĂ©e de 21 % des Ă©missions territoriales. Lâempreinte carbone de la France est bien plus Ă©levĂ©e que ses Ă©missions territoriales : 11,2 t CO2eq/hab./an pour la premiĂšre, contre 5,2 t pour les secondes.

La comparaison entre pays du rapport empreintes/Ă©missions territoriales est intĂ©ressante : 18,1/15,7 pour les Ătats-Unis ; 5,7/6 pour la Chine ; 10/9 pour lâAllemagne ; 8/10 pour la Russie ; 2/2,1 pour lâInde ; 0,5/0,4 pour le Cambodge. La moyenne mondiale annuelle Ă©tant de 4,4 tCO2eq/hab./an, le total des Ă©missions nationales Ă©tant par dĂ©finition Ă©gal Ă lâempreinte carbone mondiale. Or le GIEC a pu calculer que pour tenir lâobjectif dâune Ă©lĂ©vation des tempĂ©ratures infĂ©rieure Ă 2 °C en 2100, en tenant compte de lâaugmentation de la population mondiale, lâempreinte carbone par habitant devrait ĂȘtre comprise entre 1,6 et 2,2 tCO2 eq/an Ă lâhorizon 2050. Câest-Ă -dire, pour la France, quâil faudrait diviser par six son empreinte carbone.
FORT ĂCART FRANĂAIS ENTRE EMPREINTE ET ĂMISSIONS
LâĂ©cart français entre empreinte nationale et Ă©missions territoriales est lâun des plus Ă©levĂ©s de ceux observĂ©s parmi les pays de lâOCDE. Il sâexplique par la dĂ©gringolade depuis quarante ans de la composante industrielle nationale dans la valeur ajoutĂ©e. LâAllemagne ou lâItalie ont, par exemple, un Ă©cart de lâordre de 10 % entre empreinte et Ă©missions nationales, la France en est Ă plus de 50 %âŠ
Selon les pays, les 10 % de population dont les revenus se situent dans les deux dĂ©ciles les plus Ă©levĂ©s Ă©mettent environ 50 % des gaz Ă effet de serreâŠ
On peut ainsi dire que la France, en important de maniĂšre croissante une sĂ©rie de produits finis ou semi-finis, a exportĂ© pendant des annĂ©es ses Ă©missions de GES, tout en rĂ©duisant ses Ă©missions territoriales. Cela par lâeffet combinĂ© de la dĂ©localisation industrielle et dâun mix Ă©nergĂ©tique moins carbonĂ© que dâautres. Sur un total de 1 600 TWh : 930 TWh de fossiles (60 %), 430 TWh dâĂ©lectricitĂ© dĂ©carbonĂ©e Ă 92 % â nuclĂ©aire (70 %), hydroĂ©lectricitĂ© (11,5 %), gaz (7,2 %), Ă©olien (6,5 %), solaire (2,2 %), fioul et charbon (0,7 %) â et 240 TWh de chaleur provenant dâĂ©nergies renouvelables (gĂ©othermie, bois, dĂ©chets). Les progrĂšs rĂ©alisĂ©s en matiĂšre dâefficacitĂ© ou dâintensitĂ© Ă©nergĂ©tique â et leur apport au PIB â ne sont pas au mĂȘme niveau dans les pays dĂ©veloppĂ©s que dans les pays en dĂ©veloppement; cela parce quâils appellent beaucoup dâinvestissements industriels, des savoir-faire, des infrastructures et services publics efficaces (transports collectifs, rĂ©seaux Ă©lectriques, contrĂŽles des normes dâisolation des bĂątiments, rĂ©gulation Ă©cologiqueâŠ) et une rupture avec la libĂ©ralisation des Ă©changes fondĂ©s sur les avantages comparatifs du moindre coĂ»t des Ă©nergies fossiles, des matiĂšres premiĂšres agricoles, du travail et de la protection sociale du plus grand nombre.
DES « RESPONSABILITĂS COMMUNES MAIS DIFFĂRENCIĂES »
Depuis les annĂ©es 1960, lâĂ©volution des parts respectives des Ă©missions de GES des pays dĂ©veloppĂ©s et des pays dits en dĂ©veloppement se rĂ©vĂšle instructive Ă plusieurs titres. De 80 % en 1960, la part des pays dĂ©veloppĂ©s chute Ă 60 % en 1997 pour tomber Ă 35 % en 2020. Cela trente ans aprĂšs la signature de la convention climat de 1992, concrĂ©tisĂ©e notamment par la crĂ©ation du Groupe international intergouvernemental dâexperts sur le changement climatique (GIEC) et la signature du Protocole de Kyoto. Vingt-six confĂ©rences plus tard, en 2022, lâAccord de Paris prend le relais du Protocole de Kyoto signĂ© en 1997. Sous le principe dâune responsabilitĂ© du rĂ©chauffement climatique « commune mais diffĂ©renciĂ©e », les pays de lâannexe B du Protocole de Kyoto (dits « dĂ©veloppĂ©s ») devaient souscrire des engagements de rĂ©duction et apporter leur aide aux pays hors annexe B (dits « en dĂ©veloppement ») en contribuant Ă leurs actions de rĂ©duction volontaire des GES et dâadaptation au changement climatique.

Sous lâĂ©gide de la Convention-cadre de lâONU sur le changement climatique, lâAccord de Paris dĂ©cidĂ© fin 2015 (COP21 de Paris-Le Bourget) a vu ses rĂšgles et modalitĂ©s pratiques, nĂ©gociĂ©es durant six annĂ©es, aboutir Ă la derniĂšre minute Ă la COP26 en novembre 2021. DĂ©sormais, tous les pays doivent souscrire des engagements de rĂ©duction de leurs Ă©missions nationales (contributions nationales), lesquelles sont rĂ©visables annuellement et vĂ©rifiĂ©es par les organes de la Convention. Quant aux engagements financiers des pays dĂ©veloppĂ©s pour aider les actions climat des pays en dĂ©veloppement (attĂ©nuation et adaptation), il a pu ĂȘtre vĂ©rifiĂ© que le flux financier annuel prĂ©vu de 100 milliards de dollars nâĂ©tait atteint quâĂ 80 % en 2021. Les trois annĂ©es Ă venir diront « de combien » la rĂ©duction de 25 % en 2025 nâest pas atteinte, et les parts de subventions ou de prĂȘts dans les flux financiers climat « Nord-Sud ».
Quant aux engagements financiers des pays dĂ©veloppĂ©s pour aider les actions climat des pays en dĂ©veloppement, il a pu ĂȘtre vĂ©rifiĂ© que le flux financier annuel prĂ©vu de 100 milliards de dollars nâĂ©tait atteint quâĂ 80 % en 2021.
Pour un pays dĂ©veloppĂ© comme la France, se fixer des obligations de rĂ©duction de lâempreinte carbone, en sus des rĂ©ductions dâĂ©missions territoriales, doit devenir une prioritĂ© absolue. Cela concrĂ©tiserait la sortie rapide des Ă©nergies fossiles, lâaccĂ©lĂ©ration des investissements dâefficacitĂ© et de sobriĂ©tĂ© Ă©nergĂ©tiques, la reconquĂȘte industrielle et les emplois qualifiĂ©s.
Une réflexion sur “Climat, GES et empreinte carbone : quel sens ? Francis Combrouze*”