La gauche et le rationalisme… en instance de divorce ? Stéphanie Roza*

Reprenant à la lumière des récents mouvements antivaccins et anti-passe sanitaire la thèse développée dans son livre la Gauche contre les Lumières, l’auteure constate avec inquiétude que, entre complotisme et complaisance, une partie de la gauche s’éloigne dangereusement du meilleur de l’héritage des Lumières, la Raison.

*STÉPHANIE ROZA est chargée de recherche en philosophie politique au CNRS et à l’université de Bordeaux.

Article paru dans le numéro 33 de progressistes (juillet-aout-septembre 2021)

Les mois qui viennent de s’écouler ont vu se déployer une bruyante résistance au passe sanitaire. Souvent, cette opposition dissimulait à peine une opposition au vaccin anticovid lui-même. D’un point de vue historique, la vaccination constitue un extraordinaire progrès dans la lutte contre les épidémies. En outre, le vaccin anticovid a positivement passé l’épreuve des tests cliniques en vigueur pour ce type de médicaments. Pourtant, on a assisté à des manifestations rassemblant jusqu’à des centaines de milliers de personnes, sous des bannières hétéroclites où l’extrême droite complotiste et antisémite côtoyait des syndicalistes de la CGT et des militants de gauche (LFI, LO), en passant par les adeptes des médecines alternatives : naturopathes, homéopathes et autres charlatans ayant fait florès ces dernières années.

TRANSFORMER SANS COMPRENDRE ?

Le problème majeur posé par ces manifestations réside moins dans leur remise en cause des autorités politiques ou sanitaires de notre pays que dans le rejet de la parole des scientifiques eux-mêmes, ce qui est tout autre chose. En effet, les différents vaccins anticovid sont jugés efficaces par l’immense majorité des scientifiques à l’échelle internationale, qui prônent la vaccination la plus large possible de la population du globe. Dans ces conditions, prétendre, comme le font de nombreux manifestants de tous bords, qu’on n’a « pas assez de recul » sur ces vaccins ou que les risques en sont encore sous-évalués correspond à un positionnement antiscientifique. En effet, puisque la majeure partie d’entre nous n’a pas de compétence en immunologie, virologie ou épidémiologie, notre seule attitude rationnelle consiste à nous rallier à ce qui met d’accord la majorité des spécialistes. Les gens qui prétendent avoir leurs propres sources d’information ou de « réinformation », comme ils disent, révèlent tout simplement par là qu’ils n’ont plus confiance envers la science moderne telle qu’elle se fait depuis ses origines, au xviie-xviiie siècle.

Le succès des discours alternatifs plus ou moins délirants portés par quelques médecins égarés, par un petit nombre de chercheurs s’aventurant hors de leur domaine de compétence ou par un nombre bien plus grand de gourous autoproclamés n’a pas d’autre fondement que cette méfiance envers la science – qui apparaît comme un « discours officiel » parmi d’autres –, méfiance est à mettre en lien avec le succès toujours croissant des fake news sur Internet : de plus en plus de gens croient désormais ce que disent certains médias alternatifs plutôt que ce qui vient des médias ayant pignon sur rue (les grands journaux, la télévision, etc.). Avec la crise sanitaire, le phénomène a pris des proportions inédites et est devenu très visible ; surtout, il a des conséquences dramatiques, car il conduit des personnes fragiles à refuser la vaccination, mettant ainsi leur propre vie en danger et retardant le moment où le virus va cesser de circuler, et donc de muter vers des variants potentiellement plus dangereux et résistants au vaccin. Dans ce contexte, il est grave que des militants politiques ou syndicaux de gauche aient, plus ou moins clairement, plus ou moins consciemment, versé dans ces travers ou au moins montré de la complaisance envers eux. De manière plus générale, il est préoccupant que la transmission des savoirs scientifiques et de la démarche rationnelle aient disparu dans la plupart des organisations de gauche.

Il ne s’agit évidemment pas de faire aveuglément confiance au discours du pouvoir. Et d’autre part, il est vrai que les grands médias peuvent avoir une vision biaisée de certains événements. Toutefois, pour bien s’orienter dans la jungle de l’information et avoir une lecture critique des faits, il ne s’agit pas de douter de tout, surtout si c’est pour se mettre à boire les paroles de tel ou tel « résistant » d’Internet. On a besoin d’une méthode fiable, tirée d’une vision du monde cohérente, qui permette de distinguer – autant que possible – le vrai du faux et de comprendre le monde, ce qui est d’autant plus crucial que l’on souhaite le transformer et l’améliorer.

FACULTÉ DE RAISONNER, LA GRANDE REVENDICATION SOCIALISTE

La conception rationnelle et scientifique du monde, que les philosophes des Lumières sont les premiers à avoir défendue collectivement de façon militante, est, d’un point de vue historique, celle qui a permis les plus grands progrès de civilisation. Au xviiie siècle, c’est au nom de la raison critique que les philosophes ont remis en cause toutes les autorités traditionnelles, celle de l’Église catholique qui demandait de croire et non de raisonner, et celle du pouvoir royal réputé de droit divin. C’est toujours au nom de la Raison que les plus hardis d’entre eux ont cherché à substituer à l’idée de création divine celle, matérialiste, d’une auto-organisation de la matière, et à la vieille croyance en l’immortalité de l’âme l’hypothèse de notre esprit comme « matière pensante ». Diderot et d’Alembert ont lancé le grand projet de l’Encyclopédie dans la perspective de compiler l’ensemble des connaissances philosophiques, scientifiques et techniques de leur époque, avec l’idée que faire progresser les connaissances rendrait finalement les hommes et la société meilleurs.

Par leur confiance dans les pouvoirs de la raison humaine et leur ténacité, les penseurs des Lumières ont peu à peu sapé les fondements idéologiques de l’Ancien Régime. Ils ont sans le savoir – et pour une part d’entre eux sans le vouloir – contribué à préparer la Révolution française, qui allait avoir un impact mondial. Dans le sillage des Lumières, les révolutionnaires pourraient alors proclamer les droits universels de l’Homme au nom de la faculté de raisonner présente en chaque être humain.

Or c’est dans le creuset de la Révolution française que sont nés les principaux courants du socialisme moderne. Le socialisme égalitaire, le communisme, l’anarchisme peuvent être considérés comme différentes manières de radicaliser l’héritage révolutionnaire, dont les visées émancipatrices s’étaient finalement arrêtées sur le seuil du droit de propriété. Au contraire, les militants populaires comme Babeuf voulaient que les droits formels, qui avaient été proclamés dans les Déclarations des droits de 1789 puis de 1793, deviennent des droits réels : à leurs yeux, il n’était pas possible d’exercer pleinement ses droits de citoyen si le ventre était vide, si les besoins élémentaires n’étaient pas satisfaits, si l’instruction pour tous n’était pas garantie. C’est donc au nom des principes proclamés par les Lumières et la Révolution française, mais insuffisamment respectés, que s’est élevée la grande revendication socialiste qui allait inspirer les militants des siècles suivants.

Des courants nés de la Révolution française, le marxisme compte sans doute parmi les plus rationalistes. Il reprend aux Lumières et à Hegel l’idée que la réalité est entièrement compréhensible par la raison : la vie sociale est un processus qui demande à être analysé dans ses contradictions et ses dynamiques internes afin d’être transformée. Dans l’esprit de Marx et Engels, la démarche scientifique ne devait pas se borner au domaine des sciences naturelles, mais être généralisée à l’ensemble des disciplines qui constituent nos sciences sociales, l’histoire en particulier. Loin de se méfier des sciences et des techniques sur lesquelles s’appuie l’industrie capitaliste, ils considéraient que celles-ci avaient rendu les hommes moins dépendants des caprices de la nature. La science et le rationalisme de la bourgeoisie avaient permis de franchir une étape décisive, celle de la maîtrise des forces naturelles ; il ne restait qu’à franchir une nouvelle étape, celle de la maîtrise par l’humanité des mécanismes de la vie sociale.

À travers ce prisme, le communisme marxiste – qui prévoit l’abolition de la propriété privée des moyens de production et la gestion collective de ceux-ci dans le but de satisfaire les besoins humains – peut être considéré comme un rationalisme radical : il voit la libération de l’homme dans la rationalisation des domaines de la production et de la répartition des marchandises, dans lesquels règnent jusqu’à aujourd’hui les lois chaotiques du marché capitaliste.

LA RAISON NON SUFFISANTE… MAIS NÉCESSAIRE

Avec près de deux siècles de recul, cette confiance dans les pouvoirs de la raison scientifique et technique paraîtra peut-être excessive. Marx et Engels savaient que les progrès des connaissances ne suffisent pas à eux seuls à rationaliser le monde social, mais ils auraient sans doute été surpris de constater à quel point les nouvelles techniques de production et de communication engendrées par le capitalisme pouvaient mettre les écosystèmes de notre planète au bord de la destruction et menacer l’avenir de l’humanité elle-même. Reste que la raison et la science demeurent les moyens les plus efficaces pour faire face à ces dégâts. Seuls des connaissances et des moyens techniques supérieurs peuvent aujourd’hui nous permettre de dépolluer, d’aider à la régénération des milieux naturels et de produire de l’énergie « propre » tout en satisfaisant les besoins humains.

Les militants de gauche et la cause de l’émancipation ont tout à perdre à tourner le dos à la Raison. Loin d’encourager les attitudes de méfiance envers la science ou envers le progrès technique en tant que tels, il convient de propager la connaissance par tous les moyens d’éducation populaire que les grandes organisations de gauche avaient su mettre en œuvre par le passé. Il ne s’agit de rien moins que de donner à tous, et en particulier aux plus démunis, les moyens intellectuels de faire face aux problèmes de la société, de les comprendre et de s’organiser pour les résoudre. Il est plus que jamais urgent de renouer avec la démarche rationaliste et scientifique si l’on veut être à la hauteur des grands enjeux de notre temps.

Stéphanie Roza la Gauche contre les Lumières,Fayard, 2020.

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