Il est essentiel que le corps social soit à même de comprendre et de décider sur des questions scientifiques et techniques. Pourtant, les exemples abondent, les décisions de politiques publiques se prennent rarement de façon éclairée. Pour l’auteur, culture scientifique, technique et mathématique, éducation à la complexité et recours à l’histoire sont des clés pour atteindre une forme de base commune aux politiques, aux scientifiques et aux citoyennes et citoyens.
*Arnaud Passalacqua est professeur à l’École d’urbanisme de Paris et président de l’ASTS.
Article paru dans le numéro 32 de progressistes (avril-mai-juin 2021)
Notre société fait face à des enjeux inédits sur le plan historique : changement climatique, questions énergétiques, effondrement de la biodiversité et épuisement des matériaux sont autant de facteurs d’une ampleur probablement sans précédente, aux conséquences qui demeurent floues pour beaucoup d’entre nous mais qui sont assurément majeures. Ces enjeux présentent plusieurs caractéristiques communes : d’une part, ils mettent en jeu nos modes de vie et nos choix sociaux et individuels, ceux que nous faisons aujourd’hui comme ceux dont nous avons hérité ; d’autre part, ils sont aussi ancrés dans des domaines techniques et supposent la mobilisation de connaissances scientifiques plus ou moins complètes et satisfaisantes. Ainsi, ils relèvent tous d’un champ sociotechnique, où les êtres humains, les objets qui nous entourent et le monde vivant sont mis en réseau les uns avec les autres, mais où les discours, les connaissances et les décisions relèvent de nous autres, êtres humains.
Ce contexte spécifique conduit à s’interroger sur les relations entre les politiques publiques, les choix techniques et l’expertise scientifique dans le cadre d’une démocratie où le poids des individus dans la formation des décisions va croissant, selon une tendance de temps long. Ce cadre d’action peut être qualifié de « démocratie technique » au sens où les décisions se font par le biais de consultations du corps démocratique, même si cela n’est pas parfait. Une autre façon de le considérer est de noter que les effets de nos actions individuelles, par le biais des dispositifs techniques, ont le même poids qu’un bulletin de vote : aucun ou presque quand elles sont isolées, mais massif quand elles s’additionnent.

Il est donc plus que jamais essentiel que le corps social soit à même de comprendre et de décider sur des questions scientifiques et techniques. Cela devrait être d’autant plus facile que, même si la science est le lieu du doute et de la remise en question, il existe aujourd’hui de grands consensus sur les connaissances de nombreux phénomènes, éprouvées par des méthodes empiriques et un temps long, notamment sur le fonctionnement de nos sociétés industrielles dans leurs rapports aux techniques, par exemple les effets rebonds ou la dépendance, qui sont des phénomènes documentés dans bien des situations. Au-delà même de ces éléments, la science offre un cadre de pensée, avec ses concepts, des ordres de grandeurs, ses raisonnements, qui devrait permettre d’ouvrir un espace commun pour fonder les choix techniques, sans pour autant qu’ils perdent leur dimension politique et, donc, qu’ils soient discutés, disputés puis tranchés.
Pourtant, on ne peut que constater les errances des débats scientifiques et techniques plongés dans le corps social et politique. Les déclarations politiques sont rarement fondées sur une connaissance précise des phénomènes, le personnel politique n’étant que rarement de formation scientifique. Au-delà, le corps social français se caractérise sur cette question par une hétérogénéité marquée des niveaux d’éducation à ces enjeux, expliquée notamment par les positions sociales. Dès lors, comment poser les problèmes et apporter les solutions dans le contexte chargé qui est le nôtre? On peut faire l’hypothèse que les tensions sociales vives suscitées par les enjeux énergétiques et climatiques et leur possible traitement, comme dans le cas des Gilets jaunes, sont en partie liées au fait que les problèmes sont mal compris du fait d’une culture peu étoffée dans ces domaines, du côté des politiques comme du côté, plus large, du corps social. Nous visons ici à dresser le problème et à formuler des pistes de solutions, illustrées par l’action de l’association Sciences, Technologie et Société (ASTS).
Pour exemplifier notre propos, nous nous appuierons sur un grand secteur technique faisant l’objet de politiques publiques – la mobilité – uniquement du fait que c’est notre propre champ d’expertise, mais nous espérons que les considérations développées ici valent pour d’autres. Par ailleurs, la mobilité figure parmi les principaux secteurs concernés par les enjeux climatiques, énergétiques, de bio – diversité et d’épuisement des matériaux auxquels nos sociétés font face. Elle est donc centrale dans la réflexion qui doit être conduite pour associer une expertise consciente de la complexité du social et un grand public, profane mais utilisateur final de ces systèmes, dans des choix de politiques publiques et une évolution des habitudes comportementales adaptés à ces enjeux décisifs.
CULTURE SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE ET ENJEUX DÉMOCRATIQUES ET SOCIAUX
Il faut toujours se méfier des discours déplorant la baisse du niveau global de connaissance des élèves ou d’une population donnée. Il est probable que les générations actuelles possèdent des connaissances que n’avaient pas celles d’avant, et réciproquement. N’oublions pas qu’il faut sûrement adapter les cadres d’évaluation qui ne doivent pas demeurer figés alors que nos sociétés évoluent. Tout de même, on peut formuler l’hypothèse que les enjeux scientifiques et techniques auxquels sont confrontées nos générations sont d’une complexité exceptionnelle, d’autant plus que les grandes solutions toutes faites, fondées sur la religion ou un dogme politique ou économique, ne sont plus véritablement opérationnelles. Les citoyennes et citoyens sont donc appelés à se positionner sur des problèmes complexes, auxquels la science n’apporte souvent ni de solution unique ni même, parfois, de solution tout court.
Les citoyennes et citoyens sont donc appelés à se positionner sur des problèmes complexes, auxquels la science n’apporte souvent ni de solution unique ni même, parfois, de solution tout court.
Les citoyennes et citoyens sont appelés à se positionner sur des problèmes complexes, auxquels la science n’apporte souvent ni de solution unique ni même, parfois, de solution tout court. Or ce problème se pose alors que la culture scientifique des Françaises et Français peut être considérée comme de niveau moyen, au moins en milieu scolaire. Plus précisément, cette culture est surtout inégalitairement répartie, la France se démarquant par le fort ancrage social des écarts dans la culture scientifique de ses élèves. D’autres différences, comme celles entre filles et garçons dans la culture mathématique, sont aussi constatées. On voit ressortir ici l’une des tensions de notre pays, qui se pense toujours comme le pays de l’égalitarisme, par exemple à partir de l’idée de 80 % d’une génération devant obtenir le baccalauréat. Pourtant, les inégalités de savoir et, derrière elles, de positions sociales, y sont toujours criantes. Le projet de la méritocratie républicaine se heurte aux déterminismes sociaux, si bien que la question de l’égalité des chances demeure d’une actualité vive, en particulier à l’entrée dans les formations scientifiques, dont l’icône sont les écoles d’ingénieurs, encore marquées par de fortes inégalités de genre et d’origines sociales. Le fort niveau scientifique qui caractérise certains groupes sociaux dominants dans les milieux technocratiques français n’agit que comme un leurre qui masque une forte discrimination sociale. Notre pays est finalement assez élitiste, ce qui pourrait être à l’origine d’une difficulté propre à mettre en débat des enjeux scientifiques et techniques. En outre, la France est aussi marquée par la figure bonapartiste de l’homme providentiel, appliquée en politique et attendue en science, quand bien même l’histoire des sciences et des techniques n’a de cesse de montrer le caractère collectif du déploiement de la connaissance. Ce schéma contribue un peu plus à isoler le monde scientifique du monde social, ce dernier percevant ces champs comme n’étant pas les siens. La confiance portée par le grand public dans les formes d’expression du scientifique se trouve ainsi écornée, voire bien plus. Sans entrer dans les détails, disons que plusieurs signes illustrent cette évolution globale, qui pourrait être accentuée par le numérique. On pourrait citer la déliquescence récente de Science et Vie, les errances du débat en France autour de la figure de Didier Raoult… Au-delà de ces constats, l’une des difficultés de cette crédibilité de la parole scientifique et technique nous semble être liée à son ancrage difficile dans les sphères politiques. D’une façon presque paradoxale, puisque les sciences sont l’un des sésames pour accéder aux sphères décisionnelles. Mais elles ne sont pas le seul, ce qui est à la fois normal et gênant.

D’OÙ PROVIENT LE MANQUE DE CRÉDIBILITÉ?
La crise de la covid-19, qui a vu les pouvoirs publics hésiter, bégayer, repousser ou revenir en arrière, n’est peut-être qu’un symptôme aigu d’une crise plus profonde qui touche les capacités de la puissance publique à intervenir sur les enjeux techniques. Les inconnues liées au virus étaient nombreuses, mais acceptées en tant que telles au vu de la nouveauté de l’épidémie et de l’idée que la connaissance ne pouvait que progresser au sujet de la contagiosité, des effets de la maladie, de l’efficacité des vaccins ou de l’utilité des masques.
En revanche, il est des secteurs où les données réellement nouvelles sont plutôt rares et où les inerties temporelles sont fortes. C’est pour l’essentiel le cas du transport, malgré l’écume produite par les potentielles innovations qui se succèdent rapidement. Dans ce champ, des connaissances scientifiques existent et certaines font consensus. Pourtant, les politiques publiques n’ont de cesse de s’accrocher à des pratiques invalidées par la recherche. Par exemple, l’idée que le déploiement d’infrastructures de transport fera gagner du temps. La recherche a montré que cette idée est très mal fondée, les budgets temps ayant tendance, en moyenne, à être constants. Autrement dit, en moyenne les personnes se déplacent plus loin lorsque les transports s’améliorent. Les territoires se dilatent et les pratiques se réajustent à partir des nouvelles capacités de mouvement conférées par les nouvelles infrastructures.
Le personnel politique appelé à décider sur ces enjeux n’a pourtant de cesse d’avancer cet objectif de gain de temps comme étant au centre de ses politiques de mobilité, dans une attitude de croyance quasi religieuse et de fétichisation des objets. On peut formuler l’hypothèse que les enjeux scientifiques et techniques auxquels sont confrontées nos générations sont d’une complexité exceptionnelle, d’autant plus que les grandes solutions toutes faites, fondées sur la religion ou un dogme politique ou économique, ne sont plus véritablement opérationnelles. Tandis que le personnel technique, porteur de l’expertise, ou le monde de la recherche, producteur de ces connaissances, connaissent les limites intrinsèques de ces projets. Un tel constat ne se cantonne pas aux mobilités, on le retrouve dans bien d’autres champs, en particulier en urbanisme[1]Jean-Marc Offner, Anachronismes urbains, Presses de Sciences Po, Paris, 2020.. Comme l’illustre cet exemple, dans un champ où les connaissances sont assez stabilisées, les décisions ne se font pourtant pas de façon éclairée. Qu’en est-il dès lors quand les connaissances sont moins étayées et les incertitudes tendent à être toujours plus fortes ? Si les scientifiques ne peuvent plus apporter une vision stabilisée, les politiques prennent le relais, en suivant leur habitude de décider au-delà des résultats scientifiques.
La crise de la covid-19 a illustré le point ultime de ce schéma, lorsque l’entourage d’Emmanuel Macron a fait savoir sans rire que le président lui-même était devenu expert en épidémiologie[2]Alexandre Lemarié, « Comment l’entourage d’Emmanuel Macron met en scène un président qui serait devenu épidémiologiste », le Monde du 30 mars 2021., au risque d’une confusion entre ce qu’est la construction de la connaissance scientifique, les usages publics de la science et le respect dû au travail long et intense que supposent l’acquisition d’une expertise et la démarche de recherche. Le ridicule d’une situation où le politique se targuait d’être devenu l’expert, tandis que des experts s’adonnaient à la politique sur les médias, est l’un des signes des malaises de notre société.
QUELLES SOLUTIONS POUR RELÉGITIMER L’EXPERTISE ?
Comment faire atterrir les politiques et crédibiliser l’expertise? Il me semble que cela doit d’abord partir du corps social, c’est-à-dire de la formation de toutes et tous dans un contexte marqué par plusieurs facteurs. D’une part, la démultiplication des supports d’expression et la mise à plat, sur un écran, de points de vue fondés de façon extrêmement hétérogène imposent d’avoir une réflexion sur ce qu’est une source. D’autre part, la complexité du monde actuel, tissé de tensions et de contradictions rarement binaires, suppose de prendre du temps pour réfléchir aux enjeux, alors que les formes d’accélération sont toujours plus vives. Ce n’est qu’en se distanciant des différentes sources, en les confrontant et en jaugeant de leur consistance respective que l’individu peut s’émanciper et acquérir un recul critique qui permette de penser par soi-même. Enfin, alors qu’elles pouvaient être porteuses de discours d’espoir, les thématiques scientifiques et techniques sont devenues plus souvent qu’avant porteuses d’horizons sombres, en révélant constamment les limites – que nous ne voulons pas toujours voir – du monde dans lequel nous vivons. Ce phénomène peut conduire à une forme de politique de l’autruche qui inciterait à se détourner des discours scientifiques et techniques pour appréhender le monde sur un mode moins clairvoyant et, à terme, plus risqué.
Il est donc indispensable que la société prenne le temps et mette les moyens dans plusieurs formes d’éducation aux sources, en particulier numériques.
Il est donc indispensable que la société prenne le temps et mette les moyens dans plusieurs formes d’éducation aux sources, en particulier numériques. Ce n’est qu’en se distanciant des différentes sources, en les confrontant et en jaugeant de leur consistance respective que l’individu peut s’émanciper et acquérir un recul critique qui permette de penser par soi-même. Cet apprentissage est l’une des vertus de l’histoire comme discipline scientifique, qui mériterait d’être plus pratiquée.
Ce n’est qu’en se distanciant des différentes sources, en les confrontant et en jaugeant de leur consistance respective que l’individu peut s’émanciper et acquérir un recul critique qui permette de penser par soi-même.
Au-delà de cette question, valable pour différents champs pas uniquement scientifiques et techniques, il convient également de rendre les individus capables de jauger des discours, des projets ou des critiques dans ces domaines par une connaissance minimale des grandeurs physiques et des ordres de grandeur des principaux dispositifs techniques qui structurent notre monde. Ils doivent aussi acquérir l’habitude de pouvoir mener des calculs de coin de table permettant de juger immédiatement de la possible pertinence de telle ou telle considération. On retrouve ici la nécessité d’une culture mathématique minimale partagée. Pour avoir enseigné l’histoire quantitative en licence d’histoire, nous savons combien les étudiantes et étudiants passés par une filière littéraire peuvent avoir développé un rejet des chiffres et du moindre calcul. Ce n’est pourtant qu’avec cette connaissance minimale qu’ils et elles pourront voter et décider de façon éclairée.
Enfin, c’est aussi par une éducation à la complexité des phénomènes, et donc à la modestie que nous devons adopter face aux enjeux auxquels nous nous confrontons, que ce seuil minimal d’émancipation peut être atteint. Il s’agit, par exemple, de souligner qu’actionner un levier parmi les nombreux que nous actionnons dans notre vie quotidienne n’est généralement pas suffisant pour espérer atteindre la réduction de notre impact environnemental : contrairement à ce que les médias véhiculent souvent par des catégorisations la plupart du temps simplistes, fermer le robinet quand je me lave les dents n’est pas congruent avec la baisse du chauffage électrique dans mon logement ou avec le remplacement de ma voiture par un vélo à assistance électrique. Atteindre ces objectifs passe par de nombreux supports, en particulier l’éducation dès l’enfance. Illustrons cette diversité par un aperçu de ce que propose l’ASTS. Notre association assume la complexité du savoir et de la société en pointant et en explicitant les controverses qui caractérisent nombre des enjeux évoqués. Travailler sur les controverses revient à rendre aux éléments de connaissance la place qu’ils méritent, mais aussi à ancrer dans le social et dans le politique les choix tels qu’ils se présentent.
L’ASTS cherche aussi à s’inscrire dans des formes pédagogiques adaptées au monde contemporain. Ainsi a-t-elle suivi la voie de la ludification des enjeux climatiques et énergétiques à partir de deux jeux développés successivement : ClimaTic-Tac en collaboration avec l’Institut Pierre-Simon-Laplace, et Énergie : votre story, encore en rodage et qui se fonde sur l’univers des réseaux dits « sociaux ». Ces formes de mise en contact entre un public et un monde de connaissances et d’enjeux s’avèrent fructueuses, en particulier du fait qu’elles placent les participantes et participants en situation active, dans le cadre d’une indispensable médiation.
Enfin, il convient aussi de penser que l’appréhension des questions techniques ne doit pas être conçue comme relevant du champ de la technique au sens étroit du terme. Comme l’illustre le transport, ce sont bien des interactions sociotechniques qui sont à l’oeuvre. Et ces interactions s’inscrivent dans des temporalités longues : celles des infrastructures, celles de pratiques, celles des imaginaires sociaux… Le recours à l’histoire, comme science permettant d’appréhender ces questions, peut s’avérer pertinent pour toucher le plus grand nombre. Même si elle souffre elle-même d’une mauvaise compréhension – tant elle est souvent perçue, à tort, comme l’apprentissage de dates ou comme le récit plus ou moins conscient d’un roman national –, elle peut offrir de tisser un pont entre les cultures, en particulier avec celles et ceux ancrés du côté des sciences sociales et que les sciences de la nature ou les mathématiques rebuteraient. Revenir sur le temps long permet à la fois d’interroger ce que l’époque actuelle présente comme des innovations, rarement si nouvelles ou rarement appelées à de grands succès, et de replacer les enjeux énergétiques, climatiques, de biodiversité et de matériaux dans une temporalité qui est la leur.
C’est dans cet esprit qu’il me semble possible d’atteindre une forme de base commune aux politiques, aux scientifiques et aux citoyennes et citoyens, qui doit permettre de dépasser les cadres conflictuels actuels, marqués par le paradigme mal fondé de l’acceptabilité. Une construction commune de solutions, passant par des dispositifs techniques et scientifiques, mais aussi des évolutions des pratiques et imaginaires fondées sur des cadres politiques adaptés, doit ainsi pouvoir émerger au-delà de l’idée, schématique, d’une connaissance ou de techniques produites en dehors d’une société trop peu acculturée à ses références et modes de pensée pour y participer.