L’autrice confronte une analyse théorique du concept d’aliénation à une étude empirique de nouvelles conditions de travail gratuit subies par une jeunesse mise en difficulté sur le marché de l’emploi.
*Salomé Hermann est diplômée en sciences-politiques de l’Université libre de Bruxelles
Service civique, Garantie jeunes, corps européen de solidarité, apprentissage et stage universitaire : divers statuts d’activité à la frontière du travail et du volontariat se multiplient depuis les années 1980 sous les impératifs d’« insertion professionnelle », d’« activation de soi » ou d’« engagement civique ». Présentés tantôt comme un outil au service d’une jeunesse « en quête d’engagement », tantôt comme un tremplin vers l’emploi stable, ces statuts participent à la création d’un nouvel espace de travail dédié à une jeunesse renvoyée aux marges de l’emploi. Mises en avant comme activités libres et volontaires, parfois même émancipatrices, ces modalités de travail deviennent en fait un passage obligé vers un marché de l’emploi classique[1]Le sociologue du travail Robert Castel définit l’emploi classique comme « un emploi à plein temps, programmé pour durer (contrat à durée indéterminée) et encadré par le droit du travail et par la protection sociale » (« 20. Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? », in Serge Paugam dir., Repenser la solidarité, p. 415-433, PUF, Paris, 2011). perçu comme de plus en plus inaccessible.
Étudiées depuis les théories de l’aliénation, elles interrogent les nouvelles tensions d’un consentement à un travail exploité réputé libre, mais également la fabrique d’une précarité grandissante. En tant que double mouvement de marchandisation de soi et de démarchandisation de la production, le travail gratuit révèle le retour du néolibéralisme vers une forme d’exploitation de la survaleur absolue, justifié par une rhétorique d’émancipation et de liberté[2]La survaleur absolue est obtenue par la réduction des salaires et l’augmentation du temps de travail des salariés, tandis que la survaleur relative repose sur l’innovation technologique et l’augmentation de la production à temps de travail et salaire fixes. Sur le retour de l’exploitation de la survaleur absolue sous le mode de production néolibéral, voir le philosophe Emmanuel Renault : « Ressources, problèmes et actualité du concept d’exploitation », in Actuel Marx, no 63, p. 13-31, 2018..
COMMENT EST JUSTIFIÉE L’EXPLOITATION
Aux marges de l’emploi, la jeunesse française se confronte à une multiplicité de statuts d’activité liés à une rhétorique d’engagement, de formation ou d’insertion dans le marché du travail. Parfois strictement non rémunérée, l’activité peut cependant être rétribuée selon des modalités encadrées par le Code du travail ou le Code du service national. Ces rémunérations ne dépassent jamais mensuellement le revenu de solidarité active (RSA), inaccessible aux moins de 25 ans. Ainsi, les « périodes de mise en situation en milieu professionnel », prescrites entre autres dans le cadre d’un accompagnement vers l’emploi en mission locale, ne sont pas rémunérées : le volontaire en service civique touche environ 573€ indépendamment des horaires effectués, tandis que son homologue du corps européen de solidarité voit uniquement pris en charge les coûts de son déplacement, de son hébergement et de son alimentation sur place. Les stages de l’enseignement supérieur font, eux, l’objet d’une dérogation du Code du travail et ne sont rémunérés qu’à 15 % du plafond horaire de la Sécurité sociale (3,75 l’heure en 2018)… à partir de la 308ème heure travaillée. Si ces statuts se développent selon des logiques diverses, nous pouvons cependant les penser à partir du concept de travail gratuit[3]Sur le concept de travail gratuit, voir l’ouvrage de la sociologue Maud Simonet 2018). Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, Textuel, Paris, 2018. : la rémunération potentielle est ainsi systématiquement détachée des normes de l’emploi classique et est définie sans tenir compte des heures de travail effectivement réalisées, des tâches effectuées ou encore des qualifications déployées; lorsque le statut est rattaché au Code du travail, elle ne tient pas compte du salaire minimal sous prétexte de former ou d’« insérer » le travailleur. La rémunération est ainsi pensée comme une modalité d’indemnisation de l’individu : elle fait régulièrement office de revenu de subsistance pour une population de moins de 25 ans en difficulté sur le marché de l’emploi.
Les tâches décrites par nos enquêtés (les prénoms des enquêtés ont été changés) ne sont pourtant pas éloignées des activités traditionnellement liées à l’emploi. Dans le cadre d’un suivi en mission locale, Hugo, 23 ans, réalise deux semaines de mise en situation professionnelle : il travaille ainsi gratuitement dans un drive de l’entreprise de grande distribution Leclerc et au sein d’un groupe de menuiserie. Détenteur d’un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) et d’un brevet professionnel, ce chômeur longue durée voit dans le travail gratuit l’unique possibilité d’obtenir, peut-être, un emploi stable. De l’autre côté du spectre social, Adélaïde, 24 ans, diplômée d’un institut d’étude politique, cumule près de 18 mois de stage dans le secteur des politiques publiques de la culture. En recherche d’emploi lors de notre entretien, les stages restent pour elle l’unique manière de construire le « réseau »nécessaire à son insertion professionnelle. Au cours de l’enquête de terrain, nous avons pu identifier trois modalités de justifications du travail gratuit : 1. On travaille d’abord gratuitement dans l’espoir de pouvoir un jour obtenir un emploi classique dans un domaine de prédilection; 2. On travaille gratuitement dans l’espoir d’obtenir une formation « de terrain », mais aussi de vivre une expérience nouvelle; 3. Le travail gratuit se constitue comme une première expérience de travail et s’associe alors à un moment d’expérimentation et de découverte. Cette troisième modalité fut la plus fréquente pour nos enquêtés.
Pourtant, ces derniers ne différencient que rarement leurs expériences de travail gratuit avec les tâches propres au salariat : Hugo explique avoir, au drive, travaillé « comme tout le monde », tandis qu’Adélaïde a, au cours de ses stages, eu régulièrement l’impression d’effectuer le travail « d’un fonctionnaire catégorie B». Sous prétexte d’insertion professionnelle, les divers statuts de travail gratuit dérivent vers des formes de substitution à l’emploi, imposées « faute de mieux » aux moins de 25 ans.
EXPLOITATION ET TRAVAIL LIBRE
Dans la diversité des statuts de travail gratuit encadrant l’entrée sur le marché de l’emploi de la jeunesse française se dessine finalement une nouvelle forme masquée d’exploitation. Si certains de nos enquêtés présentent ainsi leurs expériences de travail gratuit comme leur permettant d’accéder à une activité plus émancipatrice que les emplois accessibles, elles restent pensées « faute de mieux » et conduisent à une précarité importante. Le consentement au travail gratuit oscille ainsi au fil des discours et des récits entre mise au travail imposée par les institutions d’insertion professionnelle et enthousiasme face à une expérience inaccessible sur le marché de l’emploi classique. Le travail gratuit est alors vécu tantôt comme une tentative tautologique pour s’extraire de la précarité et du chômage, tantôt comme la possibilité de constituer une forme de « capital humain » en accumulant contacts et expériences lors d’une trajectoire sans fausse note vers la « carrière » professionnelle. Sous cette dernière rhétorique, propre à un « nouvel esprit du capitalisme »[4]Luc Boltanski, Ève Chiapello, le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 2011., la dynamique d’exploitation devient invisible : le travailleur est ainsi supposé travailler pour lui-même dans un mouvement abstrait de performance de soi.
Séparé de la matérialité du salaire, mais aussi d’une capacité concrète d’action sur son espace de travail, il réalise une forme d’apogée du travail abstrait théorisé par Marx[5]Voir sur ce sujet l’ouvrage du philosophe Franck Fischbach Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Vrin, Paris, 2009. Ici, l’engagement personnel du travailleur devient une forme d’abstraction, quantifiable et interchangeable, valorisée comme « capital humain ». Le travailleur se projette ainsi dans une activité perçue comme séparée de la production effective, à laquelle il n’a pas accès. Elle devient alors « répétition sans fin de l’identité d’un même acte »[6]André Tosel, « Marx et les abstractions », in Archives de philosophie, t. 65, p. 311-344, 2002., engagement et performance de soi sans issue dans la sphère de production. Saisie comme activité libre au service du travailleur- volontaire, le rapport de force au sein de la production et les dynamiques d’exploitation deviennent invisibles.
Le travail gratuit auquel se confrontent aujourd’hui les populations étudiantes et nouvellement entrantes sur le marché de l’emploi se révèle finalement être le symptôme d’un double phénomène : d’abord celui d’une densification de l’exploitation par le contournement de plus en plus régulier des normes de l’emploi classique; ensuite, celui de la diffusion de l’idéologie néolibérale d’un travail exploité présenté comme émancipateur : sous l’impératif de se former, de s’engager, de s’insérer, de se découvrir, les moins de 25 ans sont supposés produire au service de leur « carrière », de leur « employabilité ». Cette fabrique du consentement à la production gratuite nous permet finalement de dessiner les contours d’une forme d’aliénation nouvelle, propre à un marché du travail reconfiguré par le néolibéralisme. Au sein de cadres de travail éclatés et de statuts de court terme émergent pourtant de nouvelles dynamiques de mobilisation autour des thématiques de la précarité[7]Voir sur ce sujet l’article des sociologues Magali Boumaza et Emmanuel Pierru « Des mouvements de précaires à l’unification d’une cause », in Sociétés contemporaines, no 65, p. 7-25, 2007., depuis les luttes victorieuses contre le contrat « première embauche » (CPE) jusqu’au combat du collectif Génération précaire pour la reconnaissance des stages. Reste à construire les ponts entre les mobilisations propres au monde du travail et ce nouvel d’espace d’exploitation qui ne dit plus son nom.
↑1 | Le sociologue du travail Robert Castel définit l’emploi classique comme « un emploi à plein temps, programmé pour durer (contrat à durée indéterminée) et encadré par le droit du travail et par la protection sociale » (« 20. Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? », in Serge Paugam dir., Repenser la solidarité, p. 415-433, PUF, Paris, 2011). |
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↑2 | La survaleur absolue est obtenue par la réduction des salaires et l’augmentation du temps de travail des salariés, tandis que la survaleur relative repose sur l’innovation technologique et l’augmentation de la production à temps de travail et salaire fixes. Sur le retour de l’exploitation de la survaleur absolue sous le mode de production néolibéral, voir le philosophe Emmanuel Renault : « Ressources, problèmes et actualité du concept d’exploitation », in Actuel Marx, no 63, p. 13-31, 2018. |
↑3 | Sur le concept de travail gratuit, voir l’ouvrage de la sociologue Maud Simonet 2018). Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, Textuel, Paris, 2018. |
↑4 | Luc Boltanski, Ève Chiapello, le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 2011. |
↑5 | Voir sur ce sujet l’ouvrage du philosophe Franck Fischbach Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Vrin, Paris, 2009 |
↑6 | André Tosel, « Marx et les abstractions », in Archives de philosophie, t. 65, p. 311-344, 2002. |
↑7 | Voir sur ce sujet l’article des sociologues Magali Boumaza et Emmanuel Pierru « Des mouvements de précaires à l’unification d’une cause », in Sociétés contemporaines, no 65, p. 7-25, 2007. |