D’une ouverture pluridisciplinaire à une logique d’assistance à l’employeur, Blandine Barlet*

Sous couvert de pluridisciplinarité, la médecine du travail est de moins en moins confiée à des médecins. Cette délégation affaiblit l’indépendance de ces services vis-à-vis des employeurs.

*Blandine Barlet est sociologue, membre du laboratoire IRISSO, université Paris-Dauphine.

Sous l’impulsion de la loi du 17 janvier 2002, dite « de modernisation sociale », les services de médecine du travail français deviennent des services de santé au travail et s’ouvrent à la pluridisciplinarité. Cette évolution est en partie justifiée par un déficit de main-d’oeuvre médicale due à son fort vieillissement et à la faible attractivité de la spécialité, mais elle est aussi pensée comme la nécessaire transformation d’un système de prévention qui a cruellement montré ses limites lors du scandale de l’amiante : la médecine du travail n’a pas su prévenir l’exposition de milliers de salariés à cette substance que l’on savait pourtant hautement cancérogène.

Si la notion de « pluridisciplinarité » est à première vue fédératrice et consensuelle, la division effective du travail entre les nouveaux acteurs (techniciens hy – giène et sécurité, ergonomes, psychologues, toxicologues, etc.) et les acteurs « historiques » des services (les médecins) est d’abord de source de tensions. Ce terme de pluridisciplinarité recouvre une réalité complexe qui évoque moins la collaboration entre plusieurs disciplines que l’introduction de nouveaux acteurs et de nouvelles modalités d’actions dans les services.

ACTION EN MILIEU DE TRAVAIL ET SUIVI INDIVIDUEL

système de prévention. Pour le législateur, c’est aussi l’occasion de changer de cap.   La pluridisciplinarité promeut  un tournant vers la prévention primaire, c’est-à-dire une prévention en amont des risques, plutôt qu’une prise en charge après coup de situations dégradées. Les entreprises doivent aussi comprendre que, en échange de leur adhésion, les services de santé au travail peuvent offrir bien plus que des visites d’aptitude. Depuis 1979, les médecins du travail doivent théoriquement consacrer un tiers de leur temps à l’action en milieu de travail, soit à des visites d’entreprises, à des études de postes en vue d’aménagements, par exemple. Cependant, ils ont en pratique de moins en moins de temps pour le faire.

Ils peuvent donc désormais solliciter des intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP, au statut créé en 2004), généralistes ou spécialisés dans un domaine spécifique, selon les besoins identifiés. Les assistantes santé travail et les techniciens et techniciennes hygiène et sécurité peuvent prendre en charge des interventions de premier niveau, par exemple des mesures de bruit. Sur des domaines comme le risque chimique ou encore les risques psychosociaux, chaque service dispose de plus ou moins de ressources pluridisciplinaires pour appuyer les médecins. Théoriquement, c’est avant tout à cette action en milieu de travail que doit bénéficier la pluridisciplinarité. Les médecins sont en effet plus réticents à partager leur monopole sur le contact individuel avec le salarié.

Cependant, pour faire face au manque de médecins, la législation ne cesse de s’adapter : de visites médicales annuelles, on passe à des visites tous les deux ans, avec une possibilité d’être vu périodiquement par une infirmière en l’absence de risques ou de problématiques de santé spécifiques;avec la loi El Khomri, la périodicité passe à cinq ans (du moins pour les salariés dont on juge qu’ils ne sont pas soumis à des risques spécifiques), et les infirmières peuvent désormais effectuer des visites dites d’« information et de prévention » (ou VIP) à la fois périodiques et à l’embauche.   Le système comporte donc deux niveaux : d’une part, au quotidien, le médecin chapeaute une équipe restreinte, qui suit avec lui un effectif précis d’entreprises et de salariés; d’autre part, ponctuellement, il peut faire appel à une équipe élargie, constituée de professionnels qui interviennent en milieu de travail sur des problématiques spécifiques. Ces collaborations doivent lui permettre de se concentrer sur son « coeur de métier ».

DES MÉDECINS DE MOINS EN MOINS NOMBREUX…

Mais quel est exactement le coeur de métier des médecins du travail ? Et ont-ils toujours les moyens d’exercer comme ils le souhaiteraient ? Ces questions font débat. Les médecins du travail ont en effet différentes conceptions de leur mission, mais aussi différents parcours professionnels, qui les ont amenés à se former ou non, à s’intéresser ou non à différents domaines de la santé au travail. Certains médecins se plaisent particulièrement sur le terrain, dans l’action en milieu de travail, et regrettent de devoir déléguer cet aspect de leur pratique aux  IPRP. D’autres ne délèguent les visites périodiques et d’embauche aux infirmières qu’à contrecoeur, ou refusent de le faire. Quoi qu’il en soit, les évolutions d’exercice actuelles les amènent malgré eux à une pratique largement centrée sur une prévention tertiaire, de gestion de problématiques de santé individuelles. Procédures d’inaptitude et visites de reprise après un accident du travail ou une maladie prennent de plus en plus de place à mesure que les effectifs suivis deviennent plus nombreux.

Au-delà des discussions sur une juste division du travail, le contexte de l’ouverture pluridisciplinaire est donc celui d’une très forte tension démo – graphique qui a tendance à cantonner les médecins dans leur cabinet médical. Le « tiers temps » est véritablement réduit à une peau de chagrin, car des visites qui présentent un certain caractère d’urgence prennent le dessus. Ils se retrouvent alors éloignés du terrain, et de la prévention primaire, puisqu’ils abordent de plus en plus par le prisme des salariés malades ou accidentés les conditions de travail dans les entreprises qui leur sont affectées. Ainsi apparaît une limite de la pluridisciplinarité, qui devait s’appuyer sur une expertise médicale construite sur la connaissance à la fois des salariés et des entreprises.

VERS UNE LOGIQUE D’ASSISTANCE À L’EMPLOYEUR

Au fil de ces reconfigurations, les débats sur le rôle de chacun ne manquent pas d’occasionner des tensions. L’intervention des psychologues sur le versant individuel, par exemple, est très controversée. Pouvoir orienter certains salariés vers des psychologues est une aide précieuse pour certains médecins submergés par des manifestations de souffrance au travail. D’autres estiment que la souffrance au travail peut et doit d’abord être traitée dans le cabinet médical, et donc que l’orientation vers un suivi psychologique approprié (en dehors du service) doit rester une prérogative médicale.

Mais ces tensions doivent être replacées dans leur contexte : celui d’une différence de statut et de positionnements professionnels. Les assistantes, infirmières, IPRP sont fréquemment mis en difficulté du fait de l’inscription de leur activité sur le terrain conflictuel de l’entreprise, comme les médecins auparavant, mais sans les protections dont ces derniers disposent en termes de statut légal ou même d’autorité symbolique. En effet, malgré les évolutions législatives, les médecins sont toujours seuls à disposer statutairement d’indépendance vis-à-vis de leur employeur (ils ne peuvent être licenciés sans l’aval de l’inspection du travail).

 Or les assistantes et les IPRP prennent un rôle inédit et central dans la mise en oeuvre effective du travail de prévention, entre médecins, entreprises et salariés. Ils sont aussi malgré eux les instruments d’un glissement vers une optique de prestation de services et d’assistance à l’employeur. Leur activité est bien plus facile à contrôler que l’activité médicale, ils s’insèrent dans des projets et des actions de prévention qui peuvent être tracées, et servir le cas échéant à montrer la bonne volonté de l’employeur en matière de prévention des risques. Ils sont également mobilisés sur des prestations de gestion des risques, dont la responsabilité incombe à l’employeur. L’exemple le plus courant est l’élaboration du document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) par les IPRP. Un cas extrême de dévoiement du personnel des services de santé au travail voit les assistantes santé travail mobilisées par les entreprises adhérentes pour remplir des bases de données sur les risques professionnels.

Si dans l’histoire la médecine du travail n’a pas toujours su jouer son rôle de contre-pouvoir, il apparaît aujourd’hui que l’approche même du système de prévention comme un système d’appui à l’employeur le lui permet de moins en moins. Il serait naïf de voir dans les récents bouleversements du système de prévention une simple ouverture pluridisciplinaire. Les réformes utilisent l’apparence consensuelle de la pluridisciplinarité pour imposer une approche gestionnaire et dépolitisée de la santé au travail.

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