La spécificité du nucléaire français, c’est, outre l’excellence dans l’exploitation de centrales nucléaires, la vision et la capacité à mettre en œuvre un cycle fermé.
On a beaucoup parlé ces derniers mois, et à juste titre, du renoncement de l’État à mener à bien le projet ASTRID, démonstrateur de réacteur à neutrons rapides. Ce projet, porté par le CEA, devait lancer en France une phase de déploiement de réacteurs à neutrons rapides, lesquels auraient contribué, en parallèle de réacteurs de puissance type EPR, à fournir une énergie décarbonée en quantité et de façon fiable, dans une perspective de fermeture du cycle du combustible nucléaire.
Dans la même temporalité, les communications successives du P-DG d’EDF, qui indiquait envisager la construction de nouveaux EPR, et de la ministre de la Transition écologique, y opposant un scénario « 100% renouvelable», sont révélatrices de l’évolution du discours de l’État sur la place et la nature de l’énergie nucléaire en France. C’est préoccupant dans un contexte où l’État devrait précisément porter une parole de raison sur la position du nucléaire dans l’avenir énergétique français, au lieu de donner du crédit à une approche techniquement irréaliste à moyen terme. Ce genre de prise de parole conduit tout naturellement de nombreux citoyens à s’interroger sur la pertinence et la pérennité du nucléaire en France. Or ce qui est tristement ironique, c’est que le programme ASTRID allait précisément dans le sens de plus de renouvelable dans la production d’énergie nucléaire… Il n’est sans doute pas utile de pousser plus avant l’analyse de chaque prise de position publique sur l’énergie nucléaire, mais c’est l’occasion de revenir sur la place de l’énergie nucléaire et, surtout, sur la façon dont cette industrie peut évoluer vers la fermeture du cycle du combustible, donc vers plus de renouvelable.
REVALORISER LE COMBUSTIBLE USÉ
Pour articuler dans le long terme les besoins en EPR, la nécessité d’ASTRID, et plus largement celle des RNR, il est essentiel de comprendre la notion de cycle fermé.
En exploitant des réacteurs de puissance (type EPR, ou la génération précédente qui alimente aujourd’hui les foyers et entreprises françaises), EDF produit de l’électricité d’origine nucléaire, de façon pérenne, avec une production importante pour un outil de coût et de volume relativement restreints si on les rapporte au service rendu, en instantané et dans la durée. EDF répond ainsi à un besoin immédiat de production d’électricité décarbonée. Pour cela, de l’uranium est extrait de mines, enrichi (au moyen d’un procédé qui concentre les particules d’uranium pouvant provoquer une réaction de fission nucléaire), puis utilisé dans les réacteurs pour obtenir la réaction de fission nucléaire, laquelle dégage une importante quantité d’énergie.
L’exploitation de centrales nucléaires sans prise en compte du devenir des matières qui sortent du coeur du réacteur est en soi un progrès par rapport à, par exemple, l’exploitation de centrales à charbon. Mais elle ne peut être à elle seule porteuse d’avenir. C’est aujourd’hui la situation dans plusieurs pays, comme la Belgique, la Suisse ou les États-Unis.
Les combustibles nucléaires sont sortis du coeur du réacteur à intervalles réguliers, une fois que l’uranium enrichi présent dans chaque combustible a été consommé; puis ils sont entreposés en attente d’une solution technique et d’une prise de décision politique. Dans ce schéma, les réacteurs garantissent une production d’électricité décarbonée, mais en puisant dans les ressources en uranium disponibles puis, après usage, en les traitant comme des déchets. Certes, les ressources en uranium permettent un fonctionnement selon ce schéma sans craindre à court ou moyen terme une pénurie de cette ressource. Mais est-ce vertueux ?
La France a fait le choix de revaloriser les matières nucléaires pour tendre vers ce qu’on appelle un cycle fermé, c’est-à-dire la possibilité de produire de l’énergie nucléaire en utilisant le moins possible d’uranium extrait de mines et en revalorisant le plus possible des matières contenues dans les combustibles déjà utilisés. Deux solutions peuvent être envisagées sur un plan industriel pour fermer le cycle du combustible nucléaire. La première, actée dans la loi française, correspond à une réalité depuis de nombreuses années ; il s’agit de retraiter les combustibles sortant des réacteurs exploités par EDF, d’en extraire le plutonium (qui apparaît durant la réaction de fission nucléaire en réacteur) et de l’utiliser pour fabriquer de nouveaux combustibles.
La seconde est une perspective à plus long terme, et mobilise la mise en service de réacteurs à neutrons rapides. Un schéma de déploiement de ces réacteurs peut-être couplé à l’exploitation de réacteurs de puissance comme ceux existant aujourd’hui, ou d’EPR. Les réacteurs à neutrons rapides consomment comme combustible de l’uranium (sans besoin de l’enrichir) et les produits de la fission réalisée dans les réacteurs actuels.
LA RÉALITÉ DU CYCLE FERMÉ EN FRANCE
Ce qui fait la spécificité de l’industrie nucléaire française, c’est que la revalorisation des combustibles usés a été pensée, conçue, mise en oeuvre, et ce depuis de nombreuses années. Aujourd’hui, les usines de la Hague et de Melox assurent pour la France et certains électriciens ou laboratoires étrangers cette mission de recyclage de combustible, au moyen de techniques éprouvées.
L’intention ici est de mettre en perspective le schéma industriel français nucléaire dans son ensemble, et non pas de s’attacher précisément au « comment » technique. Une exception peut-être se justifie pour comprendre le cycle du combustible, c’est de préciser à quoi ressemble un combustible nucléaire, comment il est constitué et ce qui se produit lors de son retraitement.
Un combustible nucléaire du type de ceux consommés dans les réacteurs français est une structure métallique avec un « pied » et une « tête » permettant la manipulation de l’ensemble. Entre les deux, un assemblage de « crayons » en faisceaux est maintenu par des pièces métalliques. Chaque crayon est un cylindre en métal, creux, contenant des pastilles constituées d’uranium enrichi ou d’un mélange d’uranium naturel et de plutonium, dans le cadre d’un combustible recyclé. Ces pastilles sont empilées dans chaque crayon; ainsi, la somme des pastilles est l’objet d’un phénomène de fission dans le réacteur, la structure métallique qui l’entoure assurant la tenue de l’ensemble et son intégrité physique de façon à garantir que les matières nucléaires restent à l’intérieur de l’enveloppe métallique, sans contact avec l’extérieur.
Dans l’usine de retraitement de combustible située à la Hague, pour chaque combustible de réacteur de puissance retraité, sont séparées les pastilles de la structure métallique. Ces pastilles sont dissoutes, ce qui permet par un procédé chimique d’isoler trois flux :
– le plutonium, qui apparaît au cours de la réaction de fission dans le réacteur ;
– l’uranium, appelé « uranium de retraitement » (URT) ;
– l’ensemble des produits apparus à partir de l’uranium lors de la réaction de fission, et qui ne sont pas réutilisables, comme le plutonium.
Ces opérations réalisées, que deviennent les différents constituants du combustible usé? Le plutonium est isolé, conditionné et réutilisé dans la fabrication de combustibles de retraitement (dits MOx). L’uranium de retraitement est entreposé dans la perspective d’un réemploi futur. Les produits de fission et les éléments métalliques ne peuvent être réutilisés ; ce sont des matières irradiantes qui peuvent constituer un danger si elles ne sont pas gérées de façon adéquate. L’enjeu donc, et c’est une des missions importantes du recyclage, est de conditionner ces matières de façon à maîtriser leur devenir. Les produits de fission sont intégrés à une matrice de verre et coulés sous forme de cylindre : le verre est la meilleure solution disponible pour à la fois capturer ces produits très irradiants et les concentrer afin d’utiliser le moins de volume possible pour les stocker. Les éléments métalliques, moins irradiants, sont compactés dans une logique de réduction du volume nécessaire pour les stocker.
Sous forme de cylindres, ces deux types de déchets peuvent être ensuite stockés. Quand bien même les matériaux susceptibles de produire à nouveau de l’énergie (le plutonium et l’uranium) ne seraient pas réutilisés, le simple fait de passer d’un ensemble de combustibles à un stock de cylindres compacts permet d’isoler les produits de fission, de les conditionner de façon sûre et de rationaliser leur stockage en termes de volume. C’est précieux : c’est plus sûr en termes de confinement des produits irradiants et plus respectueux de l’environnement en termes de quantité d’espace dévolue au stockage des matériaux. C’est une mission parfois oubliée, mais absolument nécessaire du cycle du combustible nucléaire.
Ainsi, dans l’usine de Melox, située à proximité d’Avignon, sont fabriqués des combustibles qui diffèrent des combustibles « neufs » en ce qu’ils contiennent du plutonium de recyclage. À l’heure actuelle, une partie des centrales françaises est en capacité d’utiliser ces combustibles, et c’est un point essentiel tant que le parc électronucléaire ne compte pas de réacteur à neutrons rapides, car cela inscrit dans le présent une action concrète de recyclage de matières nucléaires. De la sorte, et même s’il ne s’agit pas de la norme sur le territoire français, l’utilisation de combustible MOx permet d’ancrer le recyclage de façon effective dans le temps présent, tout en conservant sur la durée des compétences clés pour un déploiement futur de réacteurs à neutrons rapides (lesquels auront besoin de combustibles, et donc d’une usine pour les produire).
UN FUTUR COMBINANT RÉACTEURS EPR ET RNR
Une étape à franchir dans la mise en oeuvre du cycle fermé pourrait être de réutiliser plus de matière dans des réacteurs à neutrons rapides : au lieu de réemployer uniquement du plutonium dans certains réacteurs du parc actuel, cela permettrait d’envisager l’alimentation de réacteurs à neutrons rapides avec du plutonium et aussi avec des produits de fission qui sont aujourd’hui stockés. L’efficience de ce scénario réside dans le fait qu’ainsi une partie du parc nucléaire permet non seulement d’alimenter le reste des centrales, mais encore de réduire significativement les quantités de déchets à vie longue. Un tel schéma nécessite donc une combinaison équilibrant réacteurs de puissance et réacteurs à neutrons rapides et l’ensemble d’outils industriels permettant le passage des matières entre ces deux types de réacteurs.
Il faut de toute urgence penser le nucléaire du futur de façon globale, en intégrant les RNR et les outils permettant le cycle des combustibles (EPR et RNR). C’est de nos compétences françaises que peut et doit venir la réponse ; cela nécessite une prise en compte de ce qu’est un projet industriel, et des échelles de temps et des compétences associées.
Cet outil industriel articulant l’usine de retraitement des combustibles de la Hague et celle de fabrication de combustibles MOx est structurant pour penser le nucléaire de demain. En effet, de la même façon qu’il est temps d’envisager le renouvellement du parc nucléaire français, la question du renouvellement de ces usines se pose, à des échelles de temps comparables. Ces usines ont peu d’équivalents dans le monde : des installations existent en Grande-Bretagne et au Japon, mais ne produisent pas. La Russie prend position sur cet axe de l’industrie nucléaire, mais sans que le procédé en oeuvre soit, semble-t-il, au niveau d’exigence et d’efficience connu et éprouvé en France. Enfin, la Chine souhaite se doter d’un outil industriel similaire, et travaille depuis de nombreuses années à ce projet avec la volonté d’utiliser la technologie française. Pour pérenniser le cycle fermé qui donne au nucléaire français une telle cohérence en termes de développement durable et une place si particulière sur la scène internationale, il est donc évident que la solution ne pourra pas venir de l’extérieur : le savoir-faire est français, et il doit être pérennisé.
Pour envisager le futur, il importe donc d’avoir une vision complète des outils dont la France doit se doter, et de s’inscrire dans une stratégie à long terme : un parc de réacteurs, de type EPR, mais aussi une perspective de développement des réacteurs à neutrons rapides et une structure industrielle ayant vocation à alimenter les réacteurs, notamment en recyclant les matières pouvant être revalorisées. Cela passe par une prise de position collective, dépassant l’action individuelle des industriels engagés dans le secteur nucléaire. L’État, et à travers lui la société, va devoir dans les années à venir faire des choix engageant le pays sur les échelles de temps longues pour pérenniser ou remplacer certaines usines, en impliquant une vision stratégique de la place des réacteurs à neutrons rapides dans le parc français (rappe – lons qu’ASTRID n’était qu’un démons trateur et que l’objectif est bien de disposer à terme de réacteurs à neutrons rapides de puissance, c’est-à-dire produisant de l’électricité en quantité et capables d’absorber les produits de fission générés dans les réacteurs type EPR). C’est l’occasion de soutenir une réelle ambition écologique, fondée sur un savoir-faire unique.
PRÉSERVER LES COMPÉTENCES
Le temps presse, et un facteur semble souvent occulté, notamment dans la parole publique et politique, sur l’électricité nucléaire : il s’agit de réaliser un ensemble de projets industriels interdépendants. La nature industrielle et l’ampleur de ces projets nécessitent du temps et des moyens humains spécifiques. Les difficultés de la filière nucléaire ces dernières années ont conduit de nombreux ingénieurs à se détourner de ce secteur, faute de perspectives. Or, s’il est indispensable de poursuivre des recherches sur l’énergie nucléaire – portées par le CEA de façon remarquable lorsqu’on lui en laisse les moyens –, construire des usines est une compétence industrielle. Cette compétence est, aujourd’hui encore, préservée à EDF, Framatome et Orano, mais pour combien de temps ? La mise en oeuvre de projets d’envergure nécessite un déploiement concret, et non l’itération d’études papier en attendant une prise de position politique qui se fait toujours plus incertaine.
Concevoir une installation industrielle, la construire, l’exploiter sont des compétences primordiales dans la réussite de ces projets d’avenir, qui nécessitent un engagement conjoint et résolu des acteurs du nucléaire civil. Cela ne peut se faire sans l’affirmation par l’État d’une politique à long terme permettant d’engager le pays dans un schéma industriel pérenne et respectueux de l’environnement.
Une réflexion sur “La fermeture du cycle : un outil industriel clé à pérenniser”