De la recherche à l’innovation : les moteurs-fusées, Umut Guven*

L’auteur de cet article a soutenu sa thèse de doctorat – Simulation haute fidélité de la combustion des moteurs-fusées – en décembre 2018. Ce jeune ingénieur en aérospatiale aborde des enjeux actuels de l’industrie spatiale et de la recherche technique en cours.  

*Umut GUVEN est docteur et ingénieur en aérospatiale.


Un secteur stratégique en plein essor
Les applications spatiales deviennent de plus en plus importantes dans notre vie quotidienne. Les prévisions météorologiques, le contrôle du trafic aérien, les systèmes de navigation GPS, les communications téléphoniques, la télévision ou, bientôt, l’accès à Internet par satellite et bien d’autres activités du quotidien seraient presque inexistantes aujourd’hui sans la technologie par satellite.
L’industrie spatiale est néanmoins relativement réduite par rapport aux autres secteurs manufacturiers : l’industrie automobile, par exemple, a un chiffre d’affaires environ dix fois plus important que celui de l’industrie spatiale. Cependant, le dynamisme technologique et l’importance stratégique, surtout du point de vue militaire, confèrent aux activités liées à l’espace un rôle de plus en plus crucial dans la société moderne.
L’industrie spatiale recouvre trois grandes catégories d’activités : activité militaire et de défense, activité scientifique et, enfin, activité commerciale. La première est financée en intégralité par le budget de la défense nationale des États et est fermée à la concurrence. Les programmes de recherche scientifique, tels que les satellites d’observation de la Terre, sont généralement financés par des programmes gouvernementaux. Ils sont donc quasi fermés à la concurrence dans le souci de favoriser l’industrie spatiale nationale. Par exemple, aux États-Unis, le Buy American Act prévoit que tout satellite payé par le contribuable américain doit être lancé par une fusée fabriquée à plus de 51 % aux États-Unis. De même en Europe, le projet Galileo, qui vise à mettre 30 satellites en orbite moyenne (23 222 km d’altitude) pour concurrencer le système GPS, a entièrement été financé par la Commission européenne et intégralement lancé avec des lanceurs européens. Identiquement, en Chine et en Russie, 100 % des satellites institutionnels sont mis en orbite par des fusées nationales.
Seules les activités commerciales du secteur sont donc ouvertes à la concurrence, et sont majoritairement dominées par les lanceurs européens et étatsuniens. Ce marché de lancement de satellites (télécommunications, Internet, téléphonie, télévision, etc.) est partagé depuis des décennies entre deux lanceurs : Ariane 5 et Delta IV). Mais, du fait des enjeux géopolitiques et économiques, des nations maîtrisant les technologies du spatial, comme la Chine ou la Russie, envoient elles-mêmes leurs satellites de télécommunications. La fiabilité des lanceurs est reconnue depuis plusieurs années, et fait de moins en moins l’actualité. En 2017, seulement trois échecs ont été constatés sur 85 lancements orbitaux, soit un taux de réussite de 96 %. Par exemple, la fusée européenne Ariane 5 en est à son 82e lancement consécutif sans échec, ce qui prouve sa fiabilité et fait son succès. L’année 2017 peut être considérée comme une année de réussite spatiale avec 164 satellites mis en orbite avec succès, pour une masse totale satellisée de 342,5 t. À cela il faut ajouter cinq vols habités, dont quatre vers l’ISS et un vers la station spatiale chinoise.

Ariane 5

Compétition des lanceurs privés
L’industrie spatiale est ainsi en plein essor industriel. Le marché était estimé à 35 milliards de dollars en 2002 et à 110 milliards en 2006, pour atteindre 350 milliards en 2017. Les prévisions annoncent 1100 milliards pour 2040. On assiste dès lors à une féroce compétition pour l’accès à l’espace. Les récents projets de lanceurs récupérables des entreprises états-uniennes SpaceX et BlueOrigin, cette dernière étant spécialisée dans le tourisme spatial, et du lanceur low cost de RocketLab, spécialisé quant à lui dans les fusées de petites charges, ont ensemble mis en lumière la compétition technologique du secteur spatial. Il est évident que les coûts actuels sont très élevés pour la recherche nationale et que de nombreux projets de nouveaux lanceurs vont voir le jour. Prenons l’exemple le plus médiatisé, SpaceX. Son fondateur, Elon Musk, avait donné le message suivant aux leaders de l’industrie spatiale en 2006 lors du salon Satellite à Washington: « Salut à tous. Je m’appelle Elon Musk. Je suis le fondateur de SpaceX et dans cinq ans vous êtes tous morts. »
Son objectif premier était de concevoir des lanceurs capables de réduire fortement, au moins d’un facteur de 10, le coût de mise en orbite et ainsi de permettre l’essor de l’industrie spatiale civile. Pour atteindre cet objectif, SpaceX s’est lancé dans plusieurs programmes de recherche et de développement sur la récupération des lanceurs en vue de leur réutilisation. Les débuts de SpaceX ont été difficiles. Le premier lanceur léger développé par l’entreprise (le Falcon 1) a échoué trois fois avant de connaître le succès. Puis, entre2006 et2010, la société a développé une nouvelle fusée, Falcon 9, qui peut mettre en orbite basse 10 t de masse satellisée, contre 670 kg pour Falcon 1. De plus, tout ou partie de la fusée devait être réutilisable afin de diminuer le coût d’accès à l’espace, son principal objectif. Les premières Falcon 9 étaient donc équipées de parachutes afin d’être récupérées en mer, mais toutes les tentatives se sont soldées par des échecs. La cause principale en était qu’au moment de la séparation des étages le lanceur n’arrivait pas à faire face à la fois à la séparation à grande vitesse et aux contraintes thermiques. Fin 2011, SpaceX adopte une nouvelle technologie et équipe ses fusées de train d’atterrissage afin de les faire atterrir sur des plates-formes de tir, en mer ou sur terre ferme. Ce défi nécessite un allumage moteur au moment de la phase d’atterrissage pour diminuer la vitesse de retombée de la fusée. Une partie de l’ergol doit être conservée, et 3 des 9 moteurs du premier étage doivent fonctionner lors de cette phase. En janvier2015, lors d’une mission commerciale, a eu lieu la toute première tentative de récupération du premier étage du lanceur sur une plate-forme en mer. L’expérience échoua: l’engin avait réussi à s’approcher de la plate-forme mais s’était ensuite renversé en mer, détruisant la majeure partie de celui-ci. En mai 2015, l’objectif fut atteint. Treize ans après sa création, le premier étage d’une fusée Falcon a atterri avec succès sur une plate-forme sur terre ferme. Ce succès a été suivi par deux autres en 2016. Puis en 2017, SpaceX réutilise pour la première fois un premier étage récupéré et arrive à le récupérer à nouveau. Enfin, le 6 février 2018 eut lieu le premier vol de la nouvelle fusée Falcon Heavy, reconnue comme la fusée la plus puissante au monde depuis la fameuse Saturn V des missions Apollo. De ce fait, ce vol connut un retentissement planétaire. SpaceX vient aussi d’annoncer son entrée dans le marché du tourisme spatial. Le premier touriste spatial, le milliardaire japonais Yusaku Maezawa, prendra place à bord du lanceur Big Falcon Rocket, en développement, pour un périple autour de la Lune prévu pour 2023. Cet enchaînement de succès a créé un mouvement de panique chez tous les concurrents. Aujourd’hui, le prix annoncé d’un lancement réalisé avec SpaceX est d’environ 50 millions de dollars pour 5 t de masse satellisée et pourrait descendre jusqu’à 20, voire 10 millions de dollars. Son concurrent européen, Arianespace, qui domine depuis des décennies le marché spatial avec son Ariane 5, facture quant à lui un lancement à 100 millions de dollars et compte réduire ce prix à 50 millions avec sa future fusée Ariane 6. Celle-ci sera néanmoins toujours plus chère que SpaceX.

moteur fusee
Figure 1. Schéma d’un moteur-fusée.

La physique des moteurs-fusées encore à l’étude
Un moteur-fusée à propulsion liquide de type Vinci (Ariane 6) ou Vulcain (Ariane 5) se compose d’une plaque d’injection, d’une tuyère de sortie et d’une chambre de combustion située en amont de cette dernière. Avant allumage du moteur, la pression dans cette chambre est à la pression atmosphérique pour le cas d’un allumage sur terre (Vulcain) et très faible dans les conditions de rallumage en vol (Vinci). Dès la mise en route du moteur, les propergols cryogéniques stockés dans les réservoirs passent par une turbopompe ; à la sortie de celle-ci, la pression des propergols augmente de manière considérable, puis ils sont injectés à haute pression dans la chambre de combustion. Dû au large gradient entre la pression de la chambre et la pression d’injection, les vitesses d’injections deviennent supersoniques. On assiste alors à des jets sous-détendus avec apparition de plusieurs structures de chocs (fig. 1). Instantanément, par l’injection de gaz brûlés issus de l’allumeur dans la chambre de combustion (allumage du moteur Vinci), une combustion supersonique H2/O2 donne lieu à l’allumage du moteur. De plus, la pression de la chambre étant faible (bien inférieures aux pressions critiques de l’oxygène et de l’hydrogène), l’oxygène liquide est atomisé par l’hydrogène gazeux très rapidement. Une fois le moteur allumé, la pression augmente jusqu’à atteindre une valeur supercritique: la pression de la chambre est supérieure aux pressions critiques des fluides en question, cela étant causé par l’injection à haute pression des propergols. On observe alors une diminution des vitesses d’injection dans la chambre de combustion, les rendant ainsi subsoniques (plus faible que la vitesse du son). On assiste ici à une combustion supercritique entre l’oxygène et l’hydrogène. On peut finalement dire que le cycle de mise en route d’un moteur-fusée s’avère complexe, car il consiste en un couplage de plusieurs phénomènes physiques. De ce fait, la simulation entière de tous ces processus est de nos jours encore hors de portée. Les disciplines abordées étant d’une grande variété scientifique, on s’intéresse donc, en général, à chaque problématique séparément. Les difficultés en termes de modélisation sont nombreuses et peuvent être répertoriées de la manière suivante : modélisation de l’allumeur ; simulation d’écoulement sous-détendu ; combustion supersonique; effet diphasique; instabilité de combustion; écoulement supercritique.

simulation
Figure 2. Simulation numérique d’un jet sous-détendu avec des structures en disque de Mach.

Le but est qu’à terme nous puissions maîtriser toute la physique ayant lieu dans les moteurs-fusées pour enfin pouvoir simuler avec bonne précision une séquence complète de mise en route. À ce moment-là, on pourra simuler d’autres configurations, ce qui permettra de développer de nouveaux moteurs plus performants. Dans le cadre de ma thèse, je me suis intéressé aux premiers instants de l’allumage, car ils représentent une des tâches les plus difficiles à maîtriser, surtout dans les conditions de l’espace. Un retard de l’allumage, ne serait-ce que de quelques millisecondes, peut conduire à une accumulation de combustible dans la chambre de combustion et engendrer une violente surpression lors de l’inflammation de celui-ci, néfaste à tout le système. Pour ces raisons, le moteur Vulcain est allumé au sol et n’est jamais éteint au cours d’une mission. Ces craintes techniques montrent un manque de connaissances sur l’allumage. À ce sujet, il est important de noter la rareté des bancs d’essai permettant l’étude de la transition lors de la phase d’allumage. Ce n’est que vers le milieu des années 2000 que, pour étudier cette transition, le DLR (agence spatiale allemande) a expérimenté l’allumage laser du couple méthane/air (banc M3 du DLR). Mes travaux ont été réalisés dans une configuration proche du moteur Vinci, qui sera le premier moteur-fusée européen réallumable en vol, dans les conditions de l’espace. Pour cela, j’ai réalisé une simulation numérique avec des méthodes bien adaptées de la séquence d’allumage de ce moteur, allant de la purge de la chambre de combustion à l’apparition de la flamme dans cette chambre. Les résultats obtenus ont fait l’objet de deux publications dans des revues scientifiques prestigieuses1.

  1. Umut Guven et Guillaume Ribert, Journal Power and Propulsion, vol. 34, n°2, 2018, et Proceedings of the Combustion Institute, vol. 37, n°3, 2019.

 

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