Souffrance au travail, stress, harcèlement, risques psychosociaux constituent depuis une trentaine d’années de nouveaux motifs de plaintes. L’analyse de ces phénomènes est complexe, car ils sont multifactoriels et hétérogènes d’un milieu social à l’autre. Ils dépendent des conditions et de l’organisation du travail, mais aussi des moyens et des ressources individuelles et collectives qu’ont les salariés pour faire face aux difficultés et aux défis de leur activité. Ils sont également mis en forme de façon propre à chaque groupe professionnel.
*MARC LORIOL est sociologue, chargé de recherche au CNRS et HDR, membre de l’IDHES Paris-I.
Faire un travail difficile, prenant, exigeant n’est pas forcément une cause de souffrance. Si les salariés ont la possibilité de réaliser un produit ou un service de qualité, de mettre en oeuvre leur savoir-faire et leurs compétences, de faire un travail qui a du sens et est reconnu, une activité ardue pourra être source de réalisation et d’estime de soi. Le désarroi et le malaise exprimés par un nombre croissant de salariés résultent alors de la conjonction d’une triple évolution (qui pèse de façon variable d’un milieu professionnel à l’autre) : l’intensification du travail, l’individualisation du travailleur et le management désincarné à distance. Ces trois évolutions sont liées entre elles.
UN TRAVAIL INTENSIFIÉ
Même si l’emploi industriel a reculé, le travail à la chaîne ou sous contrainte de temps a continué d’augmenter, touchant de plus en plus les services. Les enquêtes « Conditions de travail » menées tous les sept ans depuis 1978 auprès d’un grand nombre de salariés (34 000 en 2013) permettent de saisir ces transformations. De 1984 à 2013, la part de salariés qui déclarent que « leur rythme de travail leur est imposé par le déplacement, automatique d’un produit ou d’une pièce » est passée de 2,6 % à 8 % ; ceux soumis à « d’autres contraintes techniques » a augmenté de 6,7 % à 17,4 %. Enfin, ceux dont le rythme de travail est lié à « la dépendance vis-à-vis des collègues » est passé de 11,2 à 26,9 %. La proportion de salariés qui disent « devoir fréquemment abandonner une tâche pour une autre non prévue » est passée de 48,1 % en 1991 (cette question n’était pas posée en 1984) à 64,3 % en 2013. La proportion de salariés qui déclarent que l’exécution de leur travail leur impose de ne pas quitter le travail des yeux est passée de 15,5 % en 1984 à 39,1 % en 2013.
Les salariés soumis à un travail répétitif sous contrainte de temps cherchent souvent à se recréer de petites marges de manoeuvre, afin de reprendre un minimum de contrôle sur leur activité : auto-accélération pour gagner quelques secondes afin de souffler de temps à autre, intérêt pour la qualité de ce qui est produit, prévention des incidents au-delà de ce qui est attendu, etc. Quand cela n’est pas possible, l’alternative est de s’évader mentalement (échanger quelques mots avec son voisin, rêvasser, penser à des musiques ou à des paysages agréables…). Mais si le travail s’intensifie au point qu’aucune de ces stratégies n’est réalisable, il risque de devenir source de souffrance et de stress chronique. Le stress est d’autant plus pathogène que le travailleur ne peut réagir (ce à quoi sert le mécanisme de stress) et doit juste subir.
Contrairement au taylorisme classique, basé sur le chronométrage des salariés, la nouvelle organisation du travail prescrit bien souvent des augmentations de la productivité imposées d’en haut, de façon arbitraire en fonction d’une conception abstraite et décontextualisée de l’activité. Pour être « compétitives » avec les rendements rapportés par les placements financiers spéculatifs, les entreprises sont sommées d’augmenter sans cesse les dividendes et leur valeur actionnariale au détriment des salariés et de l’investissement productif. Chaque année, les coûts doivent être réduits de façon arbitraire et forfaitaire, sans tenir compte de l’activité réelle. Seule les « tricheries » permettent de tenir à moyen terme : habiles manipulations cosmétiques des comptes (exemple du scandale Enron), fraude sur la qualité (par exemple les véhicules Diesel trafiqués pour passer les tests antipollution), rationalisation en trompe-l’oeil du travail et des process de production, etc.
Tout ce qui peut apparaître comme des temps morts ou peu productifs est considéré comme du temps perdu, même si ces temps étaient l’occasion d’échanger sur le travail, de favoriser la coopération informelle, de régler les petits problèmes avant qu’ils n’induisent de trop grandes difficultés… Chacun est sommé de produire autant que les salariés les plus productifs, sans tenir compte des contextes ni des moyens différents, et une concurrence faussée est instaurée entre travailleurs.
UN TRAVAIL INDIVIDUALISÉ
Souvent soumis à des injonctions paradoxales (faire plus avec moins), les salariés ne peuvent, en outre, compter autant qu’auparavant sur la coopération et l’entraide, lesquelles supposent un certain degré d’interconnaissance et de confiance. Les technologies de l’information et de la communication ont nourri l’illusion que le travail pouvait être contrôlé et coordonné à distance, de façon impersonnelle et standardisée. Les multiples écarts entre le travail prescrit (ce que sont censés faire officiellement les salariés) et le travail réel (ce qu’ils doivent faire effectivement pour que les choses marchent) rappellent les limites de ce type d’organisation et obligent, in fine, les salariés à endosser personnellement la responsabilité de situations qu’ils ne contrôlent que partiellement. La proportion de salariés qui déclarent qu’une erreur dans leur travail pourrait entraîner « des sanctions à leur égard » est passée de 51,3 % en 1991 (cette question n’était pas posée en 1984) à 63,1 % en 2013.
Les responsabilités accrues portées par les salariés tiennent aussi au développement des services et du travail relationnel. La proportion de salariés qui assurent être en contact direct avec le public est passée de 60,8 % en 1991 à 70,8 en 2013. Le contact avec des clients ou des usagers rend à la fois le travail plus intéressant et plus compliqué, source de reconnaissance ou de gratification ou risque de conflits et d’infériorisation sociale.
Pour pouvoir faire face avec efficacité et plaisir au travail relationnel, deux facteurs sont nécessaires. Tout d’abord le soutien de l’organisation : une organisation qui ne donne pas les moyens de rendre un service de qualité, qui fait des promesses intenables aux clients, qui ne laisse aucune marge de liberté (comme pour les téléopérateurs soumis à des scripts et des temps de réponse standardisés) mettra ses salariés en porte-à-faux et augmentera les risques de tensions. Ensuite, le soutien des collègues est important, car il permet de poser des normes collectives : Jusqu’où faut-il aller dans les réponses aux demandes du public? Quand peut-on légitimement dire non sans être pour autant un mauvais professionnel ? Les discussions informelles avec les collègues permettent également d’échanger des ficelles du métier, des informations et des façons de faire, de préparer l’équipe à parler d’une même voix face aux demandes des clients et parfois, à l’abri des oreilles indiscrètes, de se moquer ou de lancer des plaisanteries entre soi pour relativiser et relâcher la pression. Si ces conditions ne sont pas réunies, le plaisir au travail risque vite de se transformer en souffrance.
UN TRAVAIL PRÉCARISÉ
Pour réduire la masse salariale inscrite au bilan comptable, flexibiliser leur force de travail et économiser sur la formation continue ou la protection sociale, les employeurs ont développé des formes d’emploi précaires et atypiques (CDD, stages, contrats aidés, intérim, sous-traitance, auto-entrepreneuriat, etc.). Dans un même lieu de travail se côtoient ainsi de plus en plus des travailleurs ayant des statuts, des employeurs et parfois même des intérêts divergents. Le sentiment d’appartenir à une même communauté de destin et de valeurs s’effrite, les solidarités se distendent, les luttes communes sont plus difficiles. C’est ce qu’illustre la montée en puissance d’un problème comme le harcèlement moral. Dans les années 1960-1970, de nombreux conflits ont éclaté pour protester contre des petits chefs sadiques ou autoritaires, des formes de management humiliantes ou inhumaines.
Ces conflits étaient le plus souvent collectifs, car toute une catégorie de salariés se sentait concernée. Si ces solidarités disparaissent, la victime risque le plus souvent de se trouver seule face à son tourmenteur. Les collègues, par peur ou par indifférence ou même parfois parce qu’ils reprennent à leur compte les griefs du management, se désolidarisent. C’est notamment le cas lorsque des formes d’évaluation par service, établissement ou magasin, de l’activité conduisent à stigmatiser ceux qui font baisser la moyenne (même si cela tient au souci d’assurer un service de meilleure qualité). D’où l’incompréhension de ceux qui sont visés parce qu’ils prennent trop à cœur leur travail. Si la notion de harcèlement moral peut sembler réductrice en mettant l’accent sur les personnalités des protagonistes plutôt que sur l’organisation et les conditions de travail, elle a permis de mettre un nom sur cette expérience difficile que vivaient nombre de salariés sans parvenir à lui donner sens. Mais en retour, cette notion tend à renforcer plus encore la psychologisation et l’individualisation de la souffrance au travail.
Au-delà du cas du harcèlement, quand les salariés n’ont plus le même statut, ne font plus exactement le même travail, ne sont pas rémunérés sur les mêmes bases, sont mis en concurrence les uns avec les autres, les tensions s’accroissent. Chacun a le sentiment de fournir une part plus importante de l’effort collectif, car le travail des autres est moins visible, plus difficilement appréhendable. En 2013 (la question n’était pas posée avant), la proportion de salariés qui déclarent avoir subi des comportements hostiles émanant d’une ou plusieurs personnes de leur organisation était de 74,7 %! Au final, ces conflits accentuent le sentiment de perte de sens, de manque de reconnaissance, d’un travail dont il est plus difficile d’être fier, du moins dans le regard de ses collègues.