Le bien-ĂȘtre des animaux est souvent considĂ©rĂ© comme Ă©tant incompatible avec celui des humains, ce qui justifierait de sortir les animaux de la sphĂšre productive. Alors comment penser conjointement le travail humain et le travail animal ?
*JOCELYNE PORCHER est directrice de recherches Ă lâINRA, UMR Innovation, Montpellier.
La question du travail est plus que jamais Ă lâordre du jour mĂ©diatique, et le projet dâune « sociĂ©tĂ© du travail » est dĂ©sormais en ordre de marche. Or derriĂšre les dĂ©clarations dâintention des partisans du travail et de ceux de la fin du travail, la problĂ©matique est brouillĂ©e, le terme « travail » et les enjeux liĂ©s au travail renvoyant Ă tout et Ă son contraire. ParallĂšlement, la « question animale » agite les mĂ©dias. Les animaux, notamment les animaux dâĂ©levage, ont surgi dans lâespace social et politique, et leur sort semble prĂ©occuper nos concitoyens dâune maniĂšre inĂ©dite.
La violence exercĂ©e Ă lâencontre des animaux dans les productions animales industrielles existe depuis plus de cinquante ans, et jusquâĂ prĂ©sent elle nâavait pas intĂ©ressĂ© les medias et nâavait guĂšre remuĂ© les foules. Dans le contexte politique et mĂ©diatique actuel, la question du travail et la question animale ne sont pas reliĂ©es, elles sont mĂȘme pensĂ©es comme des objets Ă polaritĂ© opposĂ©e. Les dĂ©fenseurs des animaux visent en effet à « libĂ©rer » les animaux, câest-Ă -dire, concrĂštement, Ă les libĂ©rer du travail. Les dĂ©fenseurs du travail pour leur part sont centrĂ©s sur la maximisation de leurs profits pour les uns et sur les conditions de possibilitĂ©s de leur survie pour les autres, sans que les animaux aient aucune place dans leurs stratĂ©gies (1). Je voudrais montrer ici briĂšvement que la question du travail, posĂ©e au sujet des animaux domestiques, a pourtant beaucoup Ă apporter Ă la problĂ©matique du travail humain.
LE TRAVAIL, LE TRAVAILLER ET LES ANIMAUX
Comme le remarque la psychodynamique du travail (2), le terme « travail » ne fait lâobjet dâaucun consensus, et ne renvoie donc pas Ă un concept. Il existe par contre une indiscutable rĂ©alitĂ© : travailler. Pour que le travail soit rĂ©alisĂ©, il faut que quelquâun travaille. Travailler, câest investir son intelligence, son affectivitĂ©, son corps pour une production Ă valeur dâusage. Travailler, câest ce que font des millions de personnes chaque jour, mais câest aussi ce que font des millions dâanimaux. Comme les humains, ceux-ci investissent leur intelligence, leur affectivitĂ© et leurs corps dans des productions Ă valeur dâusage. Ainsi du chien, archĂ©type de lâanimal domestique au travail dans ses diffĂ©rents mĂ©tiers : chiens de berger, dâaveugles, dâassistance, chiens policiers, militaires, thĂ©rapeutes, acteurs⊠Ainsi des chevaux, mais aussi des vaches ou des cochons.
Les animaux domestiques sont engagĂ©s dans de nombreux pans des activitĂ©s de production de biens et services, sans que ce travail soit pris en compte, ni mĂȘme perçu. Les recherches menĂ©es par lâĂ©quipe Animalâs Lab (3) ont mis en Ă©vidence lâimplication subjective des animaux dans le travail et le fait que celle-ci nâest pas donnĂ©e mais rĂ©sulte dâun processus dâengagement des animaux. Il nâest pas naturel, par exemple, pour un chien dâassistance dâaider une personne handicapĂ©e Ă retirer son manteau, de lui porter la tĂ©lĂ©commande ou dâouvrir la porte du frigo ou de la maison. Le chien suit un parcours de formation exigeant. Au bout de son cursus de formation, il est, ou pas, reconnu compĂ©tent pour accomplir les tĂąches qui lui sont demandĂ©es. Si le mĂ©tier de chien dâassistance ne lui convient pas, il sera rĂ©orientĂ© vers un autre mĂ©tier plus conforme Ă ses compĂ©tences et Ă ses goĂ»ts. Au-delĂ de la formation, lorsque le chien sera effectivement au travail avec une personne handicapĂ©e, il sera capable de bien dâautres choses que ce quâil a appris. Câest dans sa relation au quotidien avec la personne, dans la relation affective, mais aussi dans tout ce qui lâennuie ou le contraint, quâil puisera les ressources pour agir et retirer du plaisir Ă son travail.
Lâenjeu majeur du travail des animaux, quâil sâagisse dâun chien dâassistance, dâun Ă©lĂ©phant dans un cirque ou dans un zoo, dâun cheval en centre Ă©questre ou dâun animal de ferme, câest en effet son intĂ©rĂȘt pour le travail et la reconnaissance par les humains du travail quâil accomplit. LâhypothĂšse haute que nous avons posĂ©e est que les animaux travaillent, et câest avec les outils de sciences sociales que nous avons entrepris de le montrer (4).
TRAVAILLER NâEST PAS FONCTIONNER
Lâimplication subjective des animaux au travail nâavait jusquâĂ prĂ©sent jamais fait lâobjet de recherches. En effet, du fait de la division des disciplines scientifiques, les animaux relĂšvent des sciences de la nature tandis que la question du travail relĂšve des sciences sociales. Pour les sciences de la nature, et notamment pour lâĂ©thologie appliquĂ©e aux animaux domestiques, le cadre thĂ©orique majeur reste la thĂ©orie du conditionnement et les mĂ©thodes sont centrĂ©es sur lâexpĂ©rimentation.
Câest pourquoi la question du travail, qui interpelle la subjectivitĂ© des individus et lâintersubjectivitĂ© de leurs relations, est un objet inaccessible pour ces sciences. Du cĂŽtĂ© des sciences sociales, ce sont les animaux qui sont des objets inaccessibles, exclus du travail supposĂ© ĂȘtre un propre de lâhomme irrĂ©ductible et renvoyĂ©s Ă©galement Ă la programmation des comportements par la nature ou le conditionnement.
Au milieu du XIXe siĂšcle, au nom du progrĂšs scientifique et social et dans lâesprit du capitalisme industriel qui sâimpose alors, la zootechnie thĂ©orise lâanimal dâĂ©levage comme une machine, non pas par nature mais du fait de ses fonctions Ă©conomiques. Les premiers zootechniciens admettent que les animaux sont intelligents, mais affirment que cette intelligence doit ĂȘtre rĂ©duite afin de satisfaire aux nouveaux besoins de production. Ainsi que lâexplique le professeur de zootechnie Paul Dechambre (1868-1935), « Le dressage doit avoir pour effet de soumettre cette intelligence et de transformer lâanimal en un de ces automates dont parle Descartes, qui nâexĂ©cutera dâautres actes que ceux qui lui sont commandĂ©s (5) ». Autrement dit, le dressage doit se substituer au travail.
Lâindustrialisation de lâĂ©levage sâest appuyĂ©e sur cette reprĂ©sentation instrumentale des animaux, laquelle reste prĂ©dominante aujourdâhui dans les productions animales (industrielles et intensifiĂ©es). Les animaux dâĂ©levage, et plus largement lâensemble des animaux domestiques, sont supposĂ©s fonctionner, câest-Ă -dire rĂ©pondre au dressage ou au conditionnement. La part autonome quâils pourraient apporter au travail est le plus souvent entravĂ©e, et leurs conditions au travail sâen trouvent affectĂ©es de maniĂšre nĂ©gative. Or travailler nâest pas fonctionner. Les machines, les robots fonctionnent; les humains et les animaux travaillent ! La distinction est importante alors que les robots sont en passe de supplanter les humains, et aussi les animaux dans le travail (6).

TRAVAIL ANIMAL/ TRAVAIL HUMAIN
Les rĂ©sultats de nos recherches nous permettent dâavancer que travailler, pour les animaux comme pour les humains, câest combler lâĂ©cart entre ce qui est prescrit et ce quâil faut faire effectivement pour atteindre les objectifs. Quâil sâagisse de vaches, de chevaux, de chiens ou dâĂ©lĂ©phants, les animaux comprennent â ou cherchent Ă comprendre â les objectifs Ă atteindre et mettent en oeuvre leur intelligence et leurs capacitĂ©s dâinitiative pour y rĂ©ussir, ou pas. Si les objectifs sont incomprĂ©hensibles ou si les conditions de travail sont dĂ©plorables, comme en systĂšmes industriels ou si les moyens dont disposent les animaux sont incohĂ©rents avec les objectifs, ils peuvent renoncer, rĂ©sister, partir⊠Il faut noter que si les finalitĂ©s du travail peuvent ĂȘtre explicites pour certains animaux, pour un chien de berger ou un cheval de course par exemple, elles le sont moins pour dâautres, notamment pour les animaux de ferme : lâengagement des vaches au travail nâest pas finalisĂ© par la production laitiĂšre (7) mais par les moyens de cette production, câest-Ă -dire par les conditions de travail et par la qualitĂ© des relations de travail avec les congĂ©nĂšres, et surtout avec leurs Ă©leveurs.
Penser le travail du point de vue des animaux, câest reconsidĂ©rer le travail dans sa dimension relationnelle, celle qui importe prioritairement pour les animaux. Comme lâa montrĂ© la psychodynamique du travail, travailler, câest dâabord vivre ensemble. Câest ce que nous rappellent les animaux.
UN ENJEU POLITIQUE
Vivre et travailler avec les animaux nâa plus rien dâune Ă©vidence aujourdâhui (8).
Multinationales, start-up alimentaires 4.0, fonds dâinvestissements et abolitionnistes (9), alliĂ©s objectifs des prĂ©cĂ©dents, soutenus par des intellectuels et des personnalitĂ©s mĂ©diatiques (10) prĂ©parent une sociĂ©tĂ© dâoĂč seront exclus les animaux (11). Lâexclusion des animaux domestiques du travail et de nos vies est dĂ©jĂ amorcĂ©e. Dans lâalimentation, outre les « steaks » de soja ou autres « laits » vĂ©gĂ©taux, des start-up proposent dâores et dĂ©jĂ des substituts de produits animaux : poulet sans poulet, jambon sans porc (Ă base de soja), Ćufs et lait issus de culture cellulaire, et prochainement viande in vitro. Dans la vie quotidienne, des robots tendent dâores et dĂ©jĂ Ă remplacer les animaux dans les maisons de retraite, auprĂšs des enfantsâŠ
Ce processus de sortie des animaux du travail nâest pas une entreprise anodine, câest au contraire une rupture anthropologique majeure, car depuis dix mille ans nous sommes humains avec les animaux domestiques : câest avec eux que nous avons appris Ă vivre et Ă travailler. Les sortir du travail, faire disparaĂźtre les vaches ou remplacer les chiens par des robots, câest rompre le lien avec la nature, câest rendre les humains plus vulnĂ©rables en pensant les rendre plus puissants, voire immortels comme le voudraient les trans-humanistes. Car les animaux domestiques sont des maĂźtres irremplaçables. Ils nous enseignent bien mieux que la plupart des philosophes ce que veulent dire vivre et mourir. Vivre, travailler et ĂȘtre heureux avant de mourir.
(1) Les animaux sont bien entrés dans les stratégies politiques de certains partis, infiltrés par des activistes de la « cause animale », mais cela en dehors de la question du travail.
(2) Christophe Dejours, Travail vivant, t. II « Travail et émancipation », Payot, 2013.
(3) http://www.sad.inra.fr/Recherches/Les-animaux-au-travail
http://www.inra.fr/Chercheurs-etudiants/Economie-et-sciences-sociales/Toutesles-actualites/Travail-animal
(4) Jocelyne Porcher (coord.), « Travail animal, lâautre champ du social », Ăcologie et Politique, n° 54, Le Bord de lâeau, 2017.)
(5) Paul Dechambre, Zootechnie générale, Librairie agricole de la maison rustique. Librairie des sciences agricoles, 4e éd., 1928 (1re ed., 1900), p. 448.
(6) Jocelyne Porcher, « Elmo et ParoÂź. Pourquoi lâun travaille et lâautre pas, et ce que cela change », in Ăcologie et Politique, no 54, Le Bord de lâeau, 2017, p. 17-34.
(7) Jocelyne Porcher et Tiphaine Schmitt, « Les vaches collaborent-elles au travail ? Une question de sociologie », in Revue du MAUSS, no 35, premier semestre 2010 (la GratuitĂ©. Ăloge de lâinestimable), p. 235-261.
(8) Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux, une utopie pour le XIXe siÚcle, La Découverte, 2011-2014.
(9) Les abolitionnistes refusent tout lien de travail, voire toutes relations, avec les animaux. Le plus souvent adeptes du vĂ©ganisme, ils militent, Ă lâinstar des startup alimentaires de la Silicon Valley, pour une alimentation sans produits animaux et pour une agriculture sans Ă©levage. La mort des animaux est le point nodal des critiques de lâĂ©levage. Mais refuser la mort, câest aussi refuser la vie.
(10) La violence des systĂšmes industriels mobilise intellectuels, politiques et militants soumis Ă la question morale par les dĂ©fenseurs des animaux sans que ce tardif Ă©lan consensuel en faveur des animaux soit interrogĂ© dâun point de vue critique par ces mĂȘmes intellectuels.
(11) Penser vivre avec les animaux en les excluant du travail, comme y prĂ©tendent certains, est une illusion. En effet, mĂȘme les animaux de compagnie travaillent. Tenir compagnie nâa rien de naturel ni de spontanĂ© : câest un travail.