Ambroise Paré a marqué l’histoire de la chirurgie et de la médecine, non sans se heurter à l’hostilité de la faculté de médecine de Paris.
*SIMONE MAZAURIC est historienne des sciences.
Les historiens de la médecine ont élevé Ambroise Paré (1510-1590) au rang de « père de la chirurgie moderne ». Formule sans doute simplificatrice: Paré doit en réalité beaucoup, et il le reconnaît lui-même volontiers, à ses prédécesseurs, anciens ou mo – dernes. Ce qui ne l’a pas empêché d’introduire de nombreuses innovations, aussi bien sur le plan théorique que sur le plan pratique. Or la plupart de ces innovations se sont produites sur les champs de bataille, où il a exercé durant près de trente ans les fonctions de « chirurgien militaire ». La guerre, au XVIe siècle, a donc contribué à ébranler la tradition chirurgicale, et cela dans toutes ses dimensions, théoriques, pratiques et sociales tout à la fois.

LES ANNÉES DE FORMATION
Ambroise Paré est sans aucun doute le seul chirurgien de son temps à avoir pratiqué son art, durant un grand nombre d’années, sur les champs de bataille. Après un apprentissage de barbier- chirurgien, à Laval, où il est né, il devient aide chirurgien- barbier à Paris, à l’Hôtel- Dieu, durant trois ans, son but étant d’accéder au statut de chirurgien de « robe longue ». Mais dès 1537, avant d’avoir passé les examens requis, il est engagé par M. de Montejean, commandant des forces d’infanterie, pour l’accompagner dans l’expédition organisée par François Ier dans le Piémont avec pour objectif la reconquête les villes et les places fortes enlevées par Charles Quint après sa victoire de Pavie, en 1525. L’expédition du Piémont est la première expédition militaire à laquelle a participé Paré. Elle fut suivie de dix-neuf autres : expéditions de Turin (1536), de Marolle et de Basse-Bretagne (1543), de Perpignan (1545), de Landrecies (1544), de Boulogne (1545), d’Allemagne (1552), de Danvilliers (1552), de Château le- Comte (1552), de Metz (1552), de Hesdin (1553), de Saint- Quentin (1557), du camp d’Amiens (1558), du Havre de Grâce (1563), de Rouen (1562), de Dreux (1562), de Montcontour (1569), de Flandres (il ne précise pas la date), de Bourges (1562), de Saint-Denis (1567), de Bayonne (1564). Durant trente ans, avec évidemment des intervalles de répit, Paré a donc exercé son métier de chirurgien essentiellement sur les champs de bataille. Il a consigné l’essentiel de son expérience militaire dans deux ouvrages, la Méthode de traiter les plaies faites par les arquebuses et autres bâtons à feu et l’Apologie et traité concernant les voyages faits en divers lieux, qui attestent l’importance du rôle qu’a tenu la guerre dans la théorie et la pratique médicales au XVIe siècle. La guerre a joué pour Paré le rôle d’une véritable « école de médecine », car il y apprend à traiter les plaies par armes blanches (flèches, traits d’arbalète) ainsi que les fractures, les contusions, les luxations. Mais il est surtout conduit à procéder à un certain nombre d’innovations ponctuelles, celles-là mêmes qui lui ont valu le titre de « père de la chirurgie moderne » et qui l’ont rendu célèbre. Des innovations en corrélation étroite avec l’évolution de la pratique guerrière. Les débuts du XVIe siècle ont vu en effet l’apparition des armes à feu – elles commencent à être utilisées en 1523 –, ces « instruments tant terribles et dommageables », dont Paré, à l’instar de beaucoup de ses contemporains, tient l’invention pour d’origine « diabolique ». À la nouveauté des machines de guerre, à la transformation de la « façon de guerroyer » induite par l’invention de l’artillerie, doit donc répondre l’évolution de la manière de traiter et de guérir les plaies faites par ces « bâtons à feu », des plaies qui ne ressemblent en rien à celles produites par les armes traditionnelles. La première innovation de Paré a consisté à mettre au point, dès son premier « voyage », de façon il est vrai accidentelle, une nouvelle méthode de traitement des plaies par arquebuse, qui étaient jusqu’alors traitées par cautérisation, à l’aide d’huile de sureau bouillante, méthode terriblement douloureuse, et inefficace. En 1552, lors du voyage d’Allemagne, il pratique après une amputation la ligature des artères afin d’éviter l’hémorragie. Entre-temps, au siège de Perpignan, il a mis au point une méthode qui permet de retrouver les balles enfouies dans le corps des blessés. Les progrès qu’il a introduits dans la chirurgie de son temps ont donc bien été entièrement liés à la pratique de la médecine de guerre. Mais Paré ne s’est pas contenté, au mépris du respect de la tradition qui était jusqu’alors une composante obligée de l’art médical, d’introduire des innovations dans sa pratique, il a également énoncé de nouvelles règles méthodologiques. Durant tout le Moyen Âge, et aux débuts encore de la Renaissance, le livre était considéré comme la seule véritable source de connaissance. L’observation et l’expérience, qui n’étaient pas, il est vrai, entièrement ignorées, comme on a eu parfois un peu rapidement tendance à l’affirmer, ne pouvaient venir qu’en position subordonnée, en guise d’illustration et de confirmation des préceptes contenus dans les livres. Désormais, Paré, qui a pu juger de leur importance sur les champs de bataille, les dote d’une valeur probatoire, indépendamment de la tradition livresque – et éventuellement contre elle –, puisqu’elles sont habilitées à exercer à son égard une fonction critique, voire polémique, à l’invalider par conséquent. Observation et expérience peuvent donc s’instituer en source du renouvellement de la chirurgie.
CONFLITS AVEC LA FACULTÉ

Un renouvellement dont la perspective n’a pas reçu en son temps un accueil enthousiaste. Paré doit faire face en effet à l’hostilité de la faculté de médecine de Paris, en la personne de son doyen, Étienne Gourmelen, qui conteste l’efficacité de ses innovations et surtout le fait même d’innover, impardonnable au regard de la très conservatrice Faculté. Il lui reproche aussi d’aborder dans son oeuvre écrite des questions considérées comme proprement philosophiques et médicales, qui n’étaient pas alors censées relever de la compétence d’un chirurgien. Et, par là même, d’ébranler ou du moins de risquer d’ébranler l’édifice institutionnel complexe qui réglementait les rapports entre des professions alors très soigneusement distinguées et hiérarchisées, celles de médecin, de chirurgien et d’apothicaire. Cet édifice repose en effet sur la séparation, d’origine aristotélicienne, de la théorie et de la pratique, des arts libéraux et des arts mécaniques, de la science, qui est théorie, et des arts (la technique), qui relèvent de la pratique et requièrent l’intervention de la main. Dans le champ de la « médecine », la ligne de partage passe entre médecins, qui exercent un art libéral, et chirurgiens, qui exercent un art mécanique. Le chirurgien appartient à l’origine, c’est le cas précisément de Paré, au corps des barbiers, qui est organisé comme une confrérie de métier et qui reçoit une formation théorique plus ou moins approfondie délivrée par la faculté de médecine. Le chirurgien occupe donc, par rapport au médecin, une position doublement subalterne. Par ailleurs, à côté du médecin et du chirurgien, on trouve l’apothicaire. À l’origine simple marchand faisant partie du corps des épiciers, il reçoit une formation purement pratique, selon les règles qui régissent alors l’apprentissage des métiers ; au mieux, on lui dispense un maigre enseignement médical. L’apothicaire compose les remèdes sur les indications du médecin, qu’il doit suivre scrupuleusement. Le partage de la «médecine » en médecins, chirurgiens et apothicaires est donc loin d’être socialement neutre, puisqu’il fonde une hiérarchie ordinale qui se traduit par la tutelle permanente exercée par les médecins sur les chirurgiens et les apothicaires, qui ont d’ailleurs inlassablement tenté, jusqu’au XVIIIe siècle y compris, de s’en émanciper.
UN NON-CONFORMISTE DOUBLÉ D’UN PACIFISTE
Or cette hiérarchie se révèle absolument inopérante sur les champs de bataille que Paré a fréquentés. La pénurie de personnel médical le contraint en effet à exercer toutes les tâches à la fois. Il découvre ainsi l’absurdité de la division du travail médical et la nécessité pour le chirurgien de maîtriser l’ensemble des connaissances médicales. Constat évidemment porteur d’un risque de subversion de la tripartition traditionnelle du champ médical, d’autant qu’aux yeux de Paré le théâtre de ces observations et de ces expériences – la guerre – exerçait à l’égard de ce renouvellement une fonction de légitimation, comme si la guerre, malgré ou à cause des horreurs qu’elle génère, en garantissait le bienfondé en n’autorisant aucune erreur. Une guerre sur laquelle les récits de « voyage » de Paré sont dotés par ailleurs d’une incomparable valeur documentaire car, en même temps qu’il décrit la vie quotidienne d’un chirurgien aux armées, il relate les opérations militaires auxquelles il assiste, et surtout il donne à voir les moeurs des hommes de guerre au XVIe siècle, moeurs cruelles, violentes, qu’il ne se fait pas faute de rapporter, de juger et de condamner: l’horreur de la guerre est omniprésente dans ses récits et sa compassion pour « les pauvres soldats » – la formule est réitérative – est à la mesure de cette horreur. Car si l’art médical tel que Paré l’a pratiqué doit beaucoup à la guerre, il ne l’en a pas moins toujours détestée. Les progrès qu’elle a favorisés sur le plan théorique, pratique ou institutionnel ne sauraient en effet la revêtir à ses yeux de la moindre légitimité. On retiendra donc de Paré – qui fut soupçonné de professer secrètement la confession réformée – l’image de militant de la paix que nous a laissée le chroniqueur Pierre de l’Étoile, son contemporain, qui, à l’annonce de sa mort, évoqua celui qui « a toujours parlé et parlait librement pour la paix et pour le bien du peuple, ce qui le faisait autant aimer des bons comme mal vouloir et haïr des méchants ».