Pourquoi la science a besoin de philosophie, et la philosophie a besoin de la science ? Jean-Michel Galano(*) nous Ă©claire Ă travers une rĂ©flexion mĂȘlant histoire et Ă©pistĂ©mologie.
*Jean-Michel Galano est professeur de philosophie.
Il est bien rĂ©volu le temps oĂč le philosophe interpellait de lâextĂ©rieur la science pour lui dĂ©cerner critiques, Ă©loges ou brevets de rationalitĂ©. La connaissance scientifique nâa nul besoin quâon la fonde ni quâon la justifie. En revanche, chaque avancĂ©e scientifique produit son lot dâinterrogations nouvelles. Et câest ici que la vigilance philosophique trouve matiĂšre Ă sâexercer, dâautant plus que la science est dĂ©sormais Ćuvre collective, mais aussi rĂ©alitĂ© institutionnelle… et toujours objet de fantasmes.
FONCTION OBJECTIVEMENT CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE SCIENTIFIQUEÂ
Dans lâhistoire multisĂ©culaire de la culture humaine, la connaissance scientifique est une tard-venue. Son espace propre, elle lâa conquis de haute lutte, en faisant siens des espaces dĂ©jĂ occupĂ©s par les mythologies, les religions, les idĂ©ologies de toute sorte. Ă ce sujet, on Ă©voque souvent la philosophie. Câest inexact. Il est banal de relever que, au fil des siĂšcles, des domaines entiers du savoir sont « passĂ©s » de la philosophie Ă la science, Ă commencer par la physique, autrefois « philosophie naturelle », jusquâĂ la psychologie, jadis partie de la mĂ©taphysique. Rien nâest plus faux cependant que de considĂ©rer cette progression historique comme un rĂ©trĂ©cissement du « champ » de la philosophie. La philosophie nâest pas comme un empire qui aurait perdu ses colonies, et cela tout simplement parce que ce qui existe, ou devrait exister, ce nâest pas la philosophie mais la vigilance philosophique, que Marx appelait en son temps la critique. La connaissance scientifique sâest surtout dissociĂ©e des pratiques routiniĂšres. Elle nâest pas une codification de la pratique. Elle est une autre pratique. Et son but nâest pas lâĂ©ventuelle utilitĂ© pratique, la satisfaction esthĂ©tique ou un consensus de spĂ©cialistes, comme lâaffirmait au dĂ©but du siĂšcle lâempiriocriticiste Bogdanov mais quelque chose qui est dâun autre ordre : le vrai.
Le vrai et non pas le rĂ©el. Le rĂ©el se passe parfaitement de nos discours et de nos investigations. Mais câest de lui et de lui seul quâil peut y avoir science. Comment ?
Quelle que soit la finesse de son instrumentation, lâactivitĂ© scientifique (et câest pour cela quâelle est une activitĂ©) ne saurait se rĂ©duire Ă une espĂšce de photocopie du rĂ©el. Telle est la faiblesse rĂ©dhibitoire de la trop fameuse « thĂ©orie du reflet », abusivement attribuĂ©e au marxisme. Que nous dit Marx ? « Les idĂ©es ne sont que du rĂ©el transposĂ© et traduit dans la tĂȘte des hommes ». « TransposĂ© et traduit » : il y a donc travail de collecte et de codage. Marx, qui parle rarement de reflet mais presque toujours de « re-production », ne cesse de dĂ©noncer une prĂ©tendue connaissance qui ne serait quâun enregistrement passif. Car, on le sait depuis GalilĂ©e et Darwin, dans la nature, les choses nous apparaissent souvent Ă lâenvers, le rĂ©fĂ©rentiel nous apparaĂźt comme un centre absolu, le rĂ©sultat comme le but, etc. Câest tout aussi vrai de la matiĂšre, qui, loin dâĂȘtre pure passivitĂ©, se rĂ©vĂšle hautement fĂ©conde en leurres de toute espĂšce. Et câest plus vrai encore dans le domaine des sciences de lâhumain.
LâobjectivitĂ© nâest obtenue que moyennant une pratique dâobjectivation, qui met en jeu non seulement la probitĂ© du chercheur, mais aussi son imagination technicienne, sa libertĂ© dâesprit et son indĂ©pendance par rapport aux diffĂ©rents types de pouvoirs. En dâautres termes, la fonction critique de la science doit pouvoir sâexercer y compris par rapport Ă la prĂ©sentation qui est faite dâelle. La science ne construit pas son objet, elle construit les mĂ©thodes et les protocoles par lesquelles elle va le re-prĂ©senter en retravaillant la prĂ©sentation initiale quâil donne de lui-mĂȘme.
RETOUR SUR LA « PHILOSOPHIE SPONTANĂE » DES SAVANTS
Dans son Cours de philosophie pour scientifiques (1972), Louis Althusser relevait au moins trois choses. Dâabord, que les scientifiques avaient de quoi tourner en dĂ©rision la sempiternelle prĂ©tention des philosophes Ă leur fournir un « fondement », Ă valider philosophiquement leurs rĂ©sultats, voire au besoin Ă les rĂ©futer. Câest ainsi que Bergson sâimagine rĂ©futer Einstein, que Teilhard de Chardin croit redresser Darwin. DeuxiĂšme chose pointĂ©e par Althusser : lâexploitation, au sens le plus fort du terme, par des idĂ©ologies diverses, souvent religieuses, des rĂ©sultats obtenus, mais aussi des difficultĂ©s rencontrĂ©es par le travail scientifique. Lâexemple le plus connu est sans doute celui de la matiĂšre supposĂ©e avoir « disparu » avec la dĂ©couverte de lâĂ©lectron, mais il y en a dâautres : ainsi la premiĂšre phrase de lâĂtre et le NĂ©ant, de Sartre : « La pensĂ©e moderne a accompli un progrĂšs considĂ©rable en rĂ©duisant lâexistant Ă la sĂ©rie des apparitions qui le manifestent », proposition totalement Ă contresens des dĂ©couvertes rĂ©alisĂ©es dans le domaine de la structure de la matiĂšre, mais qui se trouvent tout de mĂȘme au point de dĂ©part dâun des ouvrages majeurs de la philosophie française contemporaine.
On ne rappellera que pour mĂ©moire, mais câest important car ils passent encore pour philosophie aux yeux du grand public, les propos ahurissants dâAlbert Camus dans le Mythe de Sisyphe, affirmant impavide que « vous [les savants] mâapprenez que cet univers prestigieux et bariolĂ© se rĂ©duit Ă lâatome et que lâatome lui-mĂȘme se rĂ©duit à lâĂ©lectron. […] Mais vous me parlez dâun invisible systĂšme planĂ©taire oĂč des Ă©lectrons gravitent autour dâun noyau. Vous mâexpliquez ce monde avec une image. Je reconnais alors que vous en ĂȘtes venus Ă la poĂ©sie : je ne connaĂźtrai jamais ». Faut-il chercher ailleurs que dans ces caricatures la raison de la mĂ©fiance que le mot mĂȘme de « philosophie » suscite chez un grand nombre de scientifiques ? Or â et câest la troisiĂšme chose pointĂ©e par Althusser â rĂ©flĂ©chir sur ce quâon fait, passer de la pratique Ă la thĂ©orie, ce nâest facile pour personne. Pas plus pour les scientifiques que pour les autres. Faute dâune culture philosophique suffisante, des scientifiques Ă©minents reprennent inconsidĂ©rĂ©ment, pour parler de leur travail, des catĂ©gories philosophiques, voire religieuses, totalement dĂ©suĂštes. Il nây a rien dâĂ©tonnant Ă cela. Dans des sociĂ©tĂ©s antiques, Ă la rigueur, il Ă©tait envisageable pour un seul homme de maĂźtriser les relations entre les diffĂ©rents terrains dissociĂ©s par lâirruption de la mathĂ©matique. DĂšs ce quâil est convenu dâappeler lâĂ©poque classique, la conceptualitĂ© scientifique et la conceptualitĂ© philosophique ne sont plus naturellement complĂ©mentaires et peuvent mĂȘme diverger, entrer en conflit, parfois chez le mĂȘme penseur ; câest ainsi que Descartes mathĂ©maticien se voit interdire par Descartes philosophe lâusage du concept dâinfini, celui-ci nâĂ©tant pas une idĂ©e claire et distincte, chose que Pascal, sensible au caractĂšre contradictoire du rĂ©el, acceptera. Autre exemple, celui dâEinstein. Einstein savant dĂ©veloppe une vision profondĂ©ment matĂ©rialiste de lâespace et du temps, faisant dâeux non plus des cadres absolus mais des objets susceptibles dâexpansion, de torsion et de variations. Mais ce matĂ©rialisme mĂ©thodologique entre en conflit avec un idĂ©alisme doctrinal (« Je suis un esprit profondĂ©ment religieux », « Dieu ne joue pas aux dĂ©s»,« Ce qui est incomprĂ©hensible, câest que lâunivers soit comprĂ©hensible ») qui lâamĂšnera Ă critiquer les thĂ©ories de Niels Bohr, certes contradictoires avec les siennes, sur un plan non pas scientifique mais philosophique, voire mystique.Â
POSSIBILITĂ ET NĂCESSITĂ DâAPPORTS RĂCIPROQUESÂ
Aucune thĂšse philosophique nâest scientifiquement dĂ©montrable : pas de science avant la science ! Inversement, les acquis scientifiques ont dĂ©finitivement rendu caducs nombre de thĂ©ories philosophiques. La rationalitĂ© se rĂ©vĂšle donc ĂȘtre un bi-pĂŽle oĂč le pĂŽle positif de la recherche a tout Ă gagner Ă se doubler dâun pĂŽle critique, avec toujours une rĂšgle, celle de lâĂ©vidence perceptive. Construire les moyens dâinvestigation et dâobjectivation du rĂ©el, les modĂšles thĂ©oriques permettant de le penser introduit inĂ©vitablement une porositĂ© entre la recherche scientifique et les choix Ă©conomiques et politiques, mais aussi les reprĂ©sentations idĂ©ologiques, avec lesquelles la re-production scientifique se trouvera en dĂ©calage.Â
Par lĂ mĂȘme il sâavĂšre que parler de la science en gĂ©nĂ©ral constitue le type mĂȘme de la mauvaise abstraction. Pas de science sans institutions, choix de financements, travail collectif. Si lâon veut absolument sâen tenir Ă la mĂ©taphore du reflet, il faut dire que le rĂ©el ne se reflĂšte jamais dans le miroir lisse dâune conscience pure, mais dans le miroir biseautĂ©, fragmentĂ© et posĂ© de travers dâune conscience sociale. Câest de plus en plus Ă des collectifs quâil revient de gĂ©rer cet Ă©tat de fait. Le philosophique se manifeste dĂ©jĂ Ă ce niveau, sous forme dâexigence critique. Des questions philosophiques naissent Ă chaque progrĂšs scientifique. Elles peuvent constituer un moment de vulnĂ©rabilitĂ©. Or la science a changĂ© : la sĂ©paration entre les sciences et les techniques est moins nette. Il nây a plus dâun cĂŽtĂ© les sciences et de lâautre leurs applications. La science devient « techno science », elle produit autant quâelle reproduit, de lĂ un lot de problĂšmes nouveaux, y compris dâĂ©thique, et le philosophique est appelĂ© Ă jouer dans ce contexte un rĂŽle Ă la fois critique (par rapport aux idĂ©ologies mystificatrices ou rĂ©cupĂ©ratrices) et heuristique (ainsi la dialectique, qui nâest pas une mĂ©thode de dĂ©monstration, mais dâappropriation intellectuelle et dâanticipation sur le rĂ©el). Et ce nâest pas tant la personne du philosophe qui est nĂ©cessaire Ă ce niveau que la vigilance philosophique, ce qui pose la question non seulement de lâoutillage philosophique dont dispose le scientifique lui-mĂȘme mais, rĂ©ciproquement, celle de la culture scientifique dispensĂ©e aux Ă©tudiants en philosophie et, au-delĂ , de lâenseignement scientifique en gĂ©nĂ©ral.Â