*Samira Erkaoui est ingénieure.
UN BILAN LOURD
Étrange dissymétrie dans les réactions concernant les accidents industriels. Ainsi, pour le terrible accident chimique de Tianjin, en Chine, survenu le 12 août 2015, on fait état de plus de cent morts, de près de mille blessés et d’une centaine de tonnes de cyanure et autres polluants déversés, poisons violents qui persisteront pour des centaines d’années dans les terres et cours d’eau de la région à des doses dangereuses pour la santé. Ils provoqueront sans nul doute une surmortalité par cancers et maladies neuro-cérébrales pour des générations, et le bilan est peut-être même plus lourd que celui de l’accident de Fukushima de 2011, qui constitue pourtant une référence dans l’échelle des catastrophes industrielles du XXIe siècle. Dans le cas de Tianjin, si on s’en tient à la durée de vie des éléments chimiques, les métaux lourds inaltérables par exemple, ce sont alors des polluants avec des millions d’années de persistance qui ont été rejetés dans la biosphère. Quant au traumatisme que constitue l’évacuation de milliers de personnes, il est tout aussi réel.

l’explosion de Tianjin le 15 août 2015.
Cela met à mal l’idée fortement ancrée selon laquelle il n’y aurait que dans le cas des accidents nucléaires que l’impact de la pollution, dans la durée et dans l’espace, dépasserait l’échelle humaine. Idée souvent utilisée comme ultime argument pour bannir ce secteur des activités humaines, le considérer comme le « mal absolu » et ainsi tuer tout débat constructif concernant les nécessaires mesures de sûreté. C’est une erreur : les accidents industriels chimiques sont tout aussi graves, mais n’ont pas du tout le même traitement médiatique ni le même effet psychologique, c’est moins « sensationnel », moins « vendeur » que la pollution radioactive. Il y a ici une dimension psychologique évidente qui nous fait réagir à certaines catastrophes plus que d’autres, même si l’impact écologique est comparable, voire plus grave, ce qui conduit à des conclusions et des attitudes politiques absurdes. Ainsi, personne ne remet en cause l’existence du secteur de l’industrie chimique, industrie, il faut le dire, essentielle et incontournable pour de multiples aspects de nos vies. Pour le secteur de la chimie, on pose le problème en d’autres termes, de façon plus rationnelle et constructive, et en ne jetant pas aux orties les retours d’expériences que peuvent nous apporter les accidents passés.
UN RÉSEAU «SORTIR DE LA CHIMIE» ?
Revenons à l’exemple de l’accident de Tianjin, dont le bilan est encore provisoire.
Deux semaines après la catastrophe, que constate-t-on ? Pas l’ombre d’un rassemblement avec des pancartes réclamant la « sortie de la chimie » ou avec des autocollants « Chimie? Non merci ! », comme on en a vu deux jours après le tsunami de 2011, place du Trocadéro à Paris, lorsque le monde entier apprenait qu’une catastrophe nucléaire était en cours à Fukushima. Notons par ailleurs que ce soir-là une ambiance indécente de fête régnait au rassemblement, alors que deux jours auparavant la vague du tsunami avait tué plus de 10000 personnes en une seule fois, balayé des dizaines d’usines contenant des produits toxiques, lesquels furent déversés dans l’océan sans que personne ne descende dans la rue.
Pas de grandes déclarations jouant sur le catastrophisme et pointant les centaines de sites classés Seveso qui existent bel et bien en France, avec le même type de risques.
Point de lancement d’un improbable réseau « Sortir de la chimie ».
Point de grands débats télévisés sur le thème « A-t-on trop de chimie en France ? ».
De même à la suite de l’accident dans une mine de charbon en mai 2014, à Soma, en Turquie (plus de 300 morts) : pas le début d’un slogan réclamant la « sortie du charbon ». On imagine aisément qu’il en aurait été tout autrement si un tel accident avait eu lieu dans une mine d’uranium.
Non, dans le cas de Tianjin, comme pour le terrible accident de Bhopal (1984, plus de 10000 morts et des générations condamnées), on pose le problème autrement, on cherche plutôt à comprendre, à établir les causes : contrôles non effectués ou inexistants sur les sites, corruption, mauvaise organisation du travail, laisser-faire et désinvolture face aux intérêts économiques, etc. On a une attitude plus rationnelle en tout cas qu’un slogan facile du type « Il faut sortir de la chimie » (slogan qu’on ne voit nulle part, et pour cause : ce serait absurde). À quand une attitude équivalente face au secteur nucléaire pour enfin avancer ensemble ? construire ensemble les rapports de forces nécessaires partout dans le monde afin d’imposer des conditions de sûreté, comme dans le secteur de la chimie, des barrages hydrauliques et bien d’autres domaines encore ? et dénoncer ensemble les logiques de fric plutôt qu’une technologie en soi, technologie, le nucléaire civil, qui peut jouer un rôle majeur dans la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre et ainsi sauver le climat et l’humanité (comme le GIEC lui-même le reconnaît, et on peut difficilement l’accuser de faire partie du « lobby du nucléaire ») ?