Santé au travail : quel pouvoir du médecin du travail? Anna Riviere*

La loi « Santé » ne dit rien sur la santé au travail. La nation doit garantir à tous la protection de la santé. La santé au travail ne s’inscrit-elle pas dans la santé publique ? 

*Anna Rivière est juriste.

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La notion d’aptitude fait devier la medecine du travail vers une forme de sélection de la main-d’œuvre.

De fait, le travail cause des dégâts considérables:5000à10000cancers professionnels par an, après le très grand scandale de l’amiante, une explosion des TMS ( troubles musculo-squelettiques) et la floraison des risques psychosociaux. La refonte des tableaux listant les critères des maladies professionnelles n’évitera pas ces pathologies mais réduira leur reconnaissance. Des millions de journées de travail perdues, et un coût de 80 milliards pour la Sécurité sociale. Une étude a montré un excédent de consultations, de traitements et d’hospitalisations pour les ouvriers, de 30 à 50 %, à la charge de l’assurance maladie et non de la branche « accident de travail et maladies professionnelles ». Sans compter les altérations de la santé dues au non-travail.

Le projet de « choc de simplification » pour les employeurs propose de supprimer les visites médicales d’aptitude à l’embauche, accusées d’être chronophages, par manque de médecins, ou de les confier au médecin traitant ! Depuis 2011, déjà, les infirmières font des entretiens infirmiers, standardisés, aux lieux et place des consultations du médecin du travail. Celui-ci ne traitera que les cas des salariés ne pouvant plus rester à leur poste, soit en le réaménageant, soit en proposant un reclassement. Mais, selon la proposition de simplification no 22, aménager le poste reste trop compliqué, alors le salarié devrait être apte ou inapte. Ces deux mesures ont été retirées de la loi Macron, et une commission travaille sur la notion d’aptitude.

LES ENJEUX DE LA CONTROVERSE SUR L’APTITUDE : UN DÉBAT À CLARIFIER

La notion d’aptitude fait dévier la médecine du travail vers une forme de sélection de la main-d’œuvre. Si nombre de médecins du travail sont attachés à la délivrance du petit papier à la mention « apte », c’est de peur que la visite médicale ne disparaisse, mais ils ne mènent guère la bataille pour préserver le sens de leurs actes. Les salariés y sont attachés pour des motifs variés, et inappropriés : conserver l’acquis de la rencontre avec le médecin, avoir le sentiment d’une garantie contre les risques, discuter de leur problème de santé, sans bien faire la différence avec un médecin traitant. Les employeurs y voient une assurance tous risques : « Le médecin a dit qu’il n’avait pas de problème… »

Certaines organisations syndicales voient dans les réformes successives menaçant cette médecine un moyen de limiter le pouvoir de professionnels perçus comme « au service de l’employeur ». Les employeurs veulent bien récupérer ce « temps inutile » pour la production, et ces frais, surtout si le service de santé au travail leur rend un autre service : leur sécurisation juridique et financière, en appoint d’une gestion des ressources humaines.

Pourtant, la visite médicale permet, à l’embauche, d’informer sur les risques et les moyens de prévention et, périodiquement, de surveiller les effets du travail sur la santé à plus long terme.

L’aptitude reste à ce jour l’ensemble des conditions que le médecin fixe pour l’affectation au poste de travail d’une personne. Mais elle débouche sur l’absurdité de demander à un médecin de juger un être « apte à être exposé à un cancérogène » sans que cela choque personne, pas même le législateur. La logique voudrait que ce soit l’inverse : évaluer la non-dangerosité du poste! En revanche, l’inaptitude conserve tout son sens, car elle permet de soustraire un salarié d’un poste qui met sa santé en danger (mais compromet dans les faits son maintien dans l’emploi).

La professeure Sophie Fantoni-Quinton, membre de la commission susmentionnée, évoque un salarié n’ayant pas informé le médecin du travail de problèmes de santé, qui aurait ensuite eu un accident du travail lié à ces problèmes : il devrait alors « partager » la responsabilité de l’accident avec l’employeur. L’employeur ne serait plus tenu de l’obligation légale et jurisprudentielle de « sécurité de résultat », et échapperait à des plaintes pour faute inexcusable.

L’absence de suivi dans la durée des dossiers des précaires et intérimaires, exposés à de multiples risques peu traçables et qui se taisent par peur jusqu’à leur « désinsertion », illustre un système de non-reconnaissance de fait des maladies professionnelles, qui appelle une profonde réforme et des moyens.n21-construction-642631_1280

La médecine du travail, spécialité à part entière (quatre années d’études), est en proie à une destruction programmée de longue date, au mépris des besoins sociaux.

LA DÉMOGRAPHIE DES MÉDECINS DU TRAVAIL : UNE PÉNURIE ORGANISÉE ?

Depuis les années 1970, des médecins sortent de leur cabinet et circulent dans les ateliers. Un groupe de médecins a même constitué un lieu de réflexion et d’élaboration collective des règles de métier : la clinique médicale du travail, qui part de l’analyse du travail et de ce que le salarié y déploie, en interaction, plutôt que d’une pure approche technique. Jusqu’alors, le plein-emploi masquait le côté « médecine de sélection ». La montée du chômage a mis en évidence l’immoralité des conditions de travail détruisant les personnes. Ces médecins, sala- riés protégés et leurs outils d’analyse et de diagnostic devenaient un obstacle, à la mesure de l’exacerbation de la concurrence et de l’accumulation capitaliste, par leur capacité à mettre en évidence les dégâts causés par les conditions de travail.

Sans supprimer purement et simplement la médecine du travail, il s’est agi de la réduire… au silence. Le manque repéré dès 1990 de médecins du travail (moins de 5 000 en 2014, bientôt plus que 2 000) a favorisé l’introduction des infirmières et des IPRP (intervenants en prévention des risques professionnels), salariés non protégés, et la pluridisciplinarité comme panacée.

VERS LA SÉCURISATION JURIDIQUE ET FINANCIÈRE DE L’ENTREPRISE

La grande réforme de 2011 a dénaturé le rôle des services de santé au travail et détourné la finalité des moyens de protéger la santé des salariés vers une aide à la « gestion des risques » pour l’employeur.

Au repérage traditionnel des risques dans la fiche d’entreprise par le médecin du travail, se substitue une aide à l’évaluation des risques pour l’employeur, et bientôt à la place de l’employeur. Une responsabilité propre de celui-ci sera alors endossée par les services de santé au travail et par le médecin, dans une logique assurantielle.

Les IPRP, sous l’autorité des directeurs, peuvent avoir à intervenir en dehors de l’avis du médecin, pour « améliorer les postes de travail » ; soit en pratique une récupération des marges de manœuvre que l’ergonome a pu trouver pour augmenter la productivité, sans bénéfice réel pour la santé des salariés (exemple : l’ambiguïté du lean et ses effets sur les TMS). Un faux paritarisme a été instauré pour les services interen- treprises de santé au travail : le conseil d’administration est « paritaire », mais avec voix prépondérante du président-employeur ; en échange, un salarié est chargé de la trésorerie. Et de fait, les syndicats n’investissent pas assez les commissions de contrôle où ils sont majoritaires et ont la présidence. Cette réforme s’intègre aussi dans une évolution programmée des deux autres institutions qui agissaient pour la protection des salariés : les caisses de Sécurité sociale (CARSAT) et l’Inspection du travail. Toutes intègrent des plans d’action nationaux ou déclinés régionalement ou localement, mais déconnectés de la réalité vécue par les salariés. La loi Macron sur les CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) relaie les efforts des employeurs pour diminuer les moyens du dialogue social, avec le démantèlement de la justice prud’homale et la pression sur les lanceurs d’alerte.

UN STATUT INCONFORTABLE ET PEU ATTRACTIF

Les récentes poursuites entamées, sur plainte des employeurs, par les instances disciplinaires des médecins contre des praticiens pour leurs écrits faisant le lien santé-travail ont été suivies de « condamnations ». Les conseils de l’ordre ont organisé des conciliations viciées entre le médecin, tenu au secret médical, et qui ne peut dès lors pas se défendre, et l’employeur. Les médecins poursuivis ont vu leurs écrits confortés par la condamnation ultérieure des employeurs par les tribunaux ou par la reconnaissance des faits visés en accident de travail par la Sécurité sociale. Mais, sur le fond, l’ordre a dénié aux médecins du travail, indépendants par statut, tant la capacité d’établir un diagnostic, à partir de la parole des salariés, que sa justesse en utilisant les outils élaborés. Les écrits incriminés n’ont pas de finalité médico-légale mais facilitent le suivi par le médecin traitant ou retracent les situations dans le dossier médical. Ces conflits devraient se régler devant une vraie juridiction, ayant la capacité d’instruire les faits et de dire le droit, après expertise.

GÉRER LES RISQUES OU LES COMBATTRE : DES DILEMMES INSOLUBLES

Les « clients » des services de santé au travail sont les entreprises, et non les salariés. N’étant pas organisée en véritable service public, investie de missions de santé publique, la profession n’attire pas. L’indépendance du médecin, le lien de confiance à instaurer avec les salariés pour le maintien réel dans l’emploi et la prévention effective des inaptitudes, en relation avec le vieillissement au travail, peuvent difficilement être conciliés avec une liaison exclusive à l’entreprise ou un rapport commercial à celle-ci, qui a d’autres objectifs.
Certains médecins proposent de reconstruire leur métier sur d’autres bases, à partir des constats de leur quotidien. Un collectif d’associations – Pour la défense de la santé des travailleuses et travailleurs – a été créé, qui a mis en ligne la pétition « Pour ne plus perdre sa vie à la gagner » et organise des états généraux de la santé au travail au mois d’octobre 2015. La commission Santé du PCF soutient cette démarche. 


À LIRE

Sylvie Dimerman, Jean-Michel Domergue, Francine Fronchain, Marie Pascual, Jean-Michel Sterdyniak, « Construire un vrai métier de médecin dans le monde du travail », in Alternatives économiques (www.alternatives-economiques.fr), janvier 2008.

Pascal Marichalar, Médecin du travail, médecin du patron ? Presses Sciences Po, 2014, 184 p.

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