Le capital a fait le salariat « libre ». Mais de qui et de quoi une activité logicielle ou matérielle peut-elle être libre ?
*Francis Velain est ingénieur informaticien.
AUX ORIGINES D’UN DÉBAT

À ses débuts, l’informatique vit sa diffusion freinée par l’absence d’applications logicielles. En ce temps-là, nul éditeur « libre » de logiciels ! Libre au sens libéral, c’est-à-dire indépendant des fabricants de hardwareet des demandeurs d’applications informatiques. Le fabriquant et les utilisateurs de la machine coopéraient au développement des logiciels. Jusqu’aux années 1960, le capital ne tira pas toutes les conséquences de la structure de tout ordinateur : la séparation de l’unité de traitement, du programme et des données, qui porte en elle-même la possibilité d’une émancipation de l’activité logicielle de celle du matériel. La « libéralisation » de ces deux activités ne prit son essor qu’à partir de la fin des années 1960.
Le débat sur le « libre » est une énième déclinaison du débat qui divise depuis toujours les libéraux au sujet des péages, des droits d’octroi et autres monopoles. En 1976, dans sa lettre ouverte aux hobbyistes, Bill Gates posa ainsi le problème : ceux qui développaient des logiciels devaient pouvoir vivre de leur commercialisation ; ceux qui développaient leurs activités en utilisant librement et gratuitement des logiciels préexistants étaient des voleurs.
LE « LIBRE » AU CRIBLE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE

Au-delà de l’invective : d’un côté, l’approche d’Adam Smith ; de l’autre, celle de Jean-Baptiste Say.
Les partisans du logiciel « propriétaire » ont choisi Adam Smith. Un logiciel est, dans leur optique, un produit qui fait usage par lui-même. Il vaut pour son coût de production. Il faut le protéger de la contrefaçon d’autant qu’il est plus facile à copier qu’un sac à main, un parfum ou un Airbus. Il faut protéger les sources et se prémunir de la copie numérique.
Les partisans du logiciel « libre » ont choisi Jean-Baptiste Say. Pour eux, le logiciel suscite l’offre en créant la demande. Ce n’est pas lui la marchandise, c’est l’activité qui prend appui sur lui. Plus il est dupliqué, réutilisé, plus il suscite la demande, nourrit le marché de l’offre. Sources et binaires doivent être « ouverts », « libres » et non protégés.
Tous ces acteurs collaborent sur ce qui leur est vital : le développement technologique qui assure à leurs activités leur place dans la division du capital. La collaboration technologique entre « libre » et « propriétaire » n’est jamais compromission. C’est la condition de la concurrence libre et non faussée entre eux et de l’exploitation du travail salarié par les uns et les autres.
LE « LIBRE » ET QUELQUES RÉALITÉS OUBLIÉES
Une immense littérature théorise depuis les années 1970-1980 autour de l’opposition libre/propriétaire. Il y est question du développement d’un « stock de biens logiciels communs ». Manque un intervenant important : la recherche. Quel est son rôle dans l’élaboration des communs de l’industrie logicielle ?
Les algorithmes des mathématiciens grecs sont devenus des biens communs de l’humanité depuis fort longtemps. Si des biens sont communs, alors ils sont accessibles à toute forme d’usage, capitaliste ou pas. Un bien ne devient commun que par choix social et politique : la décision doit relever d’un processus démocratique.
Pour décider du caractère commun d’un bien, il faut prendre en compte sa nature. La route fait forcément bien commun : il ne ferait pas sens d’en construire une à chaque indi- vidu. Pour d’autres biens, la réponse est moins évidente : une automobile est-elle un bien commun ou individuel ? Ici des réponses sociales et politiques décident. Cette exigence de débat vaut pour le logiciel, même si la simplicité de sa « multiplication et diffusion » encourage certains à s’en affranchir. Pour rendre commun un bien, il faut d’abord qu’il existe. Les finalités qui décident la société à le considérer comme « commun » ne peuvent ignorer ni son mode de production ni sa nature. Son échange concerne-t-il des surplus, à l’exemple des pratiques dans les jardins ouvriers ? Son échange est-il le garant des conditions de vie de ceux qui le produisent ? Sa production peut-elle relever des secteurs privés ou marchands ?
LE « LIBRE » AU CRIBLE DE L’HISTOIRE POLITIQUE
La littérature du « libre » ne propose pas de le passer ainsi au crible de l’économie politique classique. À défaut, on trouve utilité à se tourner vers l’Histoire. En 1969, CDC, petit concurrent d’IBM, déclencha un procès contre le géant de l’informa- tique au nom de la loi antitrust. La justice états-unienne prit alors – politiquement – en compte le fait que le traitement numérique reposait sur la séparation du matériel et de l’application. Au nom de la concurrence libre et non faussée, la justice des États-Unis poussa donc délibérément à une séparation des activités matérielle et logicielle pour assurer le développement d’un marché libre et concurrentiel.
L’obstacle que représentait encore le besoin de connaissance du jeu d’instructions de l’unité de traitement fut rapidement surmonté par le développement de logiciels de compilation, des langages de haut niveau. Des systèmes d’exploitation firent normes (Unix, DOS, Windows…).
Cette décision anticipait aussi l’évolution du matériel. La loi empirique de Moore promettait déjà l’ordinateur personnel, les réseaux, l’informatique embarquée, les objets connectés.
Mais il ne s’agissait pas seulement d’assurer le profit des uns et des autres. Les thèses sur l’opposition libre/propriétaire n’explicitent en rien les autres motivations de la justice états-unienne à partir des années 1960, et moins encore celles de l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense (DARPA : Defense Advanced Research Projects Agency).
Cette agence n’eut de cesse d’impulser le développement de tout ce qui favorisait une mise en réseau des ordinateurs les plus hétérogènes, la portabilité des programmes sur toutes les machines, le besoin de systèmes d’exploitation et de protocoles de communications faisant norme. Tout ce qui au final permet de structurer un marché concurrentiel du travail et des activités.
Il faut replacer cette politique dans le contexte de la concurrence systémique Est/Ouest. Les États-Unis, dans la continuité de leur effort de guerre entre 1939 et 1945, entendaient développer le système technique théorisé par Norbert Wiener sous le terme de « cyber- nétique ». En URSS, les technologies numériques furent réservées à la défense ; les États-Unis choisirent d’y recourir pour fonder la puissance militaire sur celle de toute l’économie.
Les États-Unis ne choisirent pas entre Adam Smith et Jean- Baptiste Say. Ils choisirent les deux : la justice définit le droit nécessaire à la protection des logiciels propriétaires ; le système états-unien encouragea plus ou moins directement le travail des partisans du libre. Pour le capital, l’enjeu du déploiement du numérique n’était pas un enjeu pour telle ou telle entreprise. C’était un enjeu pour le système économique dans son ensemble, pour l’efficacité productive du travail dans toutes les activités, donc un gage de profit pour le capital. C’est toujours d’actualité.
DU BON USAGE D’UNE ANALYSE POLITIQUE DU « LIBRE » ET DES AVANCÉES TECHNOLOGIQUES
Aujourd’hui, avec le langage VHDL, des entreprises conçoivent elles-mêmes les fonctionnalités du circuit numérique dont elles ont besoin. D’autres industriels possèdent les moyens de production nécessaires à leur réalisation.
Avec le fab-lab et l’usine numérique se jouent de nouvelles divisions du travail et du capital, de nouveaux éclatements d’entreprises et une reconstruction du contrôle du processus productif par les grands groupes capitalistes.
L’évolution technologique du numérique continue de nourrir la possibilité de rendre « libres » des espaces pour l’activité du capital.L’enjeuestcrucialpour le secteur de production et, par conséquent, dans la sphère de la consommation dans une interaction qui mérite réflexion. Le consommateur est devenu une marchandise à travers la revente à son insu de ses données personnelles. Il est sommé d’être « libre » en choisissant ses applications « gratuites ». Le marché direct entre particuliers via le Web est la promesse du marché parfait de la concurrence libre et non faussée. Avec des start-up comme LendingClub, dont Google est actionnaire, les prêts de particulier à particulier se disent antifinance en promettant des taux entre 4,74 et 7,56 % aux prêteurs ! Derrière le covoiturage, des start-up se font une guerre féroce et plus encore mènent une guerre totale contre les services publics de transport.
Le législateur intervient parfois pour régler les différends. Mais il prend soin de maintenir ouverte la « liberté » des nouvelles activités.
La loi no 2014-58 de « modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles » a instauré la liberté d’une offre privée d’autopartage et de covoiturage. Puis la libéralisation du transport par cars fut annoncée. Les cibles sont claires : les services publics de transport de personnes, les réglementations du travail et de la protection sociale. Ceux qui jouent les intermédiaires sur le Web prennent leur commission en toute connaissance de cause.
Les nouveaux modes de consommation « libre » bousculent la sphère de la production et de ses régulations sociales.
Un énorme travail est devant nous pour imposer une conception progressiste et communiste du numérique et le sortir de sa matrice libérale originelle. Il faut faire bon usage du terme « libre » afin de démêler, d’une part, ce qui relève du besoin de faire progresser l’efficacité productive du travail et, d’autre part, ce qui relève de la liberté de renouveler l’exploitation. Au nom du « libre », du commerce de « particulier à particulier », toute la vie sociale menace de devenir marchandise. L’enjeu porte sur l’émancipation de tous ou la liberté de quelques-uns à imposer d’immenses reculs à la société.