Fondé sur la solidarité, le don, la gratuité et l’anonymat, le système transfusionnel, pilier de la santé publique, semble faire partie du paysage. Donc, peu s’en préoccupent alors que se déroule une opaque bataille de requins pour le transformer.
*Jean Pierre Basset est militant du don de sang, Valence
HISTORIQUE
Le don de sang bénévole a été institutionnalisé par une loi de juillet 1952. Il a précédé de plus de trente ans, par sa forme éthique, la création du Comité national consultatif d’éthique. Le système français assure l’égalité de traitement des citoyens, quel que soit leur statut social, grâce à l’anonymat et à l’interdiction du don dirigé (don de sang au profit d’une personne précise, la plupart du temps un membre de la famille).
La France a souvent été pionnière en matière de transfusion sanguine. Quelques dates ponctuent son parcours :
– 26 octobre 1914 : première transfusion sauvant un humain (blessé dans les tranchées de la Première Guerre mondiale) ;
– 1923 : création d’un service de transfusion, à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, hôpital qui deviendra le premier centre de transfusion en 1928 ;
– les années suivantes, création d’un centre de transfusion par département ;
– 1948 : à Paris, découverte de l’exsanguino-transfusion (permettant de traiter la maladie hémolytique des nouveau-nés) ;
– 1949 : création d’une fédé- ration des donneurs de sang bénévoles ;
– juillet 1952 : adoption d’une loi instituant les principes éthiques, hors commerce. Tous ces faits étaient les premiers au monde dans leur domaine.
Après 1986, la création d’un registre de donneurs volontaires de moelle osseuse (DVMO), puis de la première banque « d’unités de sang de cordons », recueillies lors des accouchements, élargissaient le champ d’action, permettant la greffe des leucémiques.
L’Établissement français du sang, qui assiste l’Agence de biomédecine dans l’objectif d’obtenir un registre de 240 000 DVMO, fournit avec les associations de donneurs de sang environ 90 % du total des inscrits.
Avec la création de l’Établissement français du sang (EFS), établissement public, le 1er janvier 2000, le système transfusionnel voyait ses pratiques médicales et de sécurité sanitaire s’harmoniser sur l’ensemble du territoire.

Entre 1992 et 1997, la mise en œuvre de la déleucocytation des poches de sang supprimait une grande partie des risques de contamination, puis le phénotypage des poches permettait de fournir 200 types différents¹ de concentrés de globules rouges, éliminant ainsi des effets secondaires sur les malades. Le sang humain permet d’obtenir deux catégories de produits à finalité thérapeutique : les produits sanguins labiles (PSL), à durée de conservation très courte (concentrés de globules rouges et plaquettes), qui relèvent, avec le plasma thérapeutique, du monopole de l’EFS, et les médicaments dérivés du sang (MDS), qui relèvent de la législation pharmaceutique et font l’objet d’appels d’offres des hôpitaux.
MODÈLE DE RÉFÉRENCE ET DÉBUT DE L’INDUSTRIALISATION
Tout cela a fait de notre système transfusionnel un modèle, la référence recommandée par l’OMS aux pays en développement qui veulent se doter de services de santé publique. On notera que l’OMS recense 500 000 morts annuelles de femmes dans les pays ne disposant pas d’un service de transfusions. Elles sont victimes de l’hémorragie de la délivrance lors de leur accouchement. Cet accident, disparu depuis deux générations en France, a aussi disparu des mémoires, de sorte qu’on ne mesure plus les progrès accomplis.
Beaucoup moins connus du public que la transfusion, les MDS issus du fractionnement – technique qui permet d’isoler et de recueillir les différentes protéines du plasma sanguin – traitent en moyenne 500 000 malades par an. Ce sont les victimes de déficits immunitaires, de déficits de coagulation (hémophilie, par exemple), de troubles pulmonaires, de maladies génétiques, héréditaires et auto-immunes, certaines très rares, souvent invalidantes. Les MDS sont aussi utilisés en soins intensifs.
Les produits sanguins sont toujours remboursés à 100 % par la Sécurité sociale, d’où l’acharnement de multinationales à vouloir transformer le système en « marché », toujours solvable pour elles, en France grâce à la Sécu et à l’hospitalisation publique.
D’une façon générale, les progrès médicaux conduisent à une utilisation de plus en plus large des produits sanguins. Aussi, depuis l’apparition du premier médicament dérivé (le facteur VIII pour les hémophiles), des multinationales se sont constituées afin d’exploiter ce nouveau marché, estimé à 12 milliards d’euros.
L’Europe libérale a beaucoup fait pour la marchandisation en adoptant, dès 1993, sous la pression des lobbys, une directive qui transforme en « médicaments » (donc commercialisables) les produits sanguins ayant subi un processus « industriel ». C’est le cas du plasma utilisé pour les « médicaments » et depuis le 1er février 2015, en France, du plasma thérapeutique à usage transfusionnel. Jusqu’en 2011, les gouvernements successifs, bénéficiant pour cela du soutien du mouvement associatif des donneurs de sang, avaient résisté au diktat européen et maintenu intact, par le monopole d’État, notre système éthique.
Puis en 2011, une tentative d’imposer dans une spécialité – le plasma thérapeutique – l’Octoplas, un produit de la multinationale Octapharma, fut vigoureusement combattue… et rejetée par l’action des donneurs de sang.
DES ACTIONS EN JUSTICE
Cela entraîna une série d’actions judiciaires de cette même firme. Elle a finalement gagné contre les institutions françaises devant la Cour de justice européenne (CJUE) en mars 2014, puis devant le Conseil d’État, en juillet 2014, notre gouvernement ayant fait le choix de ne pas défendre nos principes éthiques et notre système malgré les recommandations d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) l’y incitant depuis 2011.
Cette double décision, CJUE et Conseil d’État, brisant le monopole du service public EFS a ouvert la voie à la commercialisation par la mise en concurrence du service public et des firmes commerciales.

Aussi, à l’automne 2014, l’article 51 projet de loi du financement de la Sécurité sociale estil venu mettre cela en musique, en fixant au 1er février 2015 l’ouverture à la concurrence. Puis l’article 48 de la loi Macron modifie le statut du Laboratoire français du fractionnement et des biotechnologies (LFB), établissement public qui produit les MDS à partir du plasma cédé (à son coût de production) par l’EFS, pour permettre d’en ouvrir le capital au prétexte de difficultés de financement. Enfin, l’article 42 de la loi « santé » ouvre les vannes à la commercialisation généralisée de tous les produits sanguins.
Les associations de donneurs de sang – partenaires de l’EFS – organisées sur l’ensemble du territoire, sur la base de la solidarité, à tendance humanitaire, ont beaucoup de mal à comprendre que leur raison d’être puisse être volontairement mise à mal par le gouvernement. La mobilisation pour défendre le système n’est pas à la hauteur de la gravité de l’attaque.
Au jour de la rédaction de cet article, les réactions ont cependant permis d’empêcher le gouvernement d’accorder une autorisation temporaire d’utilisation à Octapharma, son produit l’Octaplas ne disposant pas de l’autorisation de mise sur le marché pour la France. L’EFS conserve donc de fait le monopole… pour quelques mois.
Il est urgent que le public, en particulier les malades et leurs familles, prenne conscience du danger pour deux raisons :
– les produits importés sont soumis à des normes sanitaires inférieures aux exigences françaises²
– le caractère indigne du commerce de produits humains. Si prise de conscience il y a, population, élus, malades, aux côtés des donneurs de sang, sans doute pourrons-nous exercer une influence pour modifier des directives européennes, travailler à des convergences avec les pays éthiques ou avec les organisations éthiques des pays pratiquant des prélèvements rémunérés.
Mais il faut avoir conscience aussi du contexte mondial dans lequel nous évoluons. Il est bien décrit dans l’ouvrage le Corps-Marché, de la sociologue canadienne Céline Lafontaine. Elle rappelle qu’avec sang, tissus, cellules, ovules… le corps humain, mis sur le marché en pièces détachées, est devenu la source d’une nouvelle plus-value au sein de ce que l’on appelle désormais la bioéconomie. C’est la formule inventée par l’OCDE (rapport de 2009) dans un plan d’action visant à favoriser la mise en place d’un modèle de développement au sein duquel l’exploitation et la manipulation technoscientifique du vivant constituent une source de productivité économique. Pour ne pas être en reste, la Commission européenne annonçait en février 2012 un plan stratégique pour « une bioéconomie durable en Europe ». Oui, la défense de la santé publique, du modèle transfusionnel français, c’est maintenant, et elle nous concerne tous.
L’EFS
Il assure l’autosuffisance nationale avec 152 sites de prélèvements et 40 000 collectes mobiles, 9 800 salariés. Il approvisionne 1 900 hôpitaux et cliniques. En 2013, il a recueilli 2 833 351 poches de « sang total », plaquettes et plasma, auprès de 1 625 735 donneurs. Il assure aussi des recherches dans les domaines des thérapies cellulaires et tissulaires. Les donneurs de sang, sont organisés dans 2 850 associations rassemblées dans la Fédération française pour le don de sang bénévole. Partenaire de l’EFS, elle dispose de deux représentants au conseil d’administration de l’EFS et du LFB.
UTILISATION DES TRANSFUSIONS
Les transfusions requises par les accidentés, toutes catégories comprises, représentent moins de 1 % du sang disponible. Donc l’essentiel se répartit entre :
– traitements postcancéreux, après les chimiothérapies;
– maladies hématologiques ;
– chirurgie ;
– médecine hospitalière.
¹ En 1936, la Société des nations adoptait la nomenclature ABO, le système des groupes A, B, AB et O. Aujourd’hui, trente autres systèmes ont été identifiés, regroupant 360 phénotypes différents, souvent rares. Cela a conduit à la création d’une banque des « sang rares » à Paris.
² C’est difficilement croyable mais vrai, un rapport de l’IGAS (RM2010-089P, page 91), liste les exigences sanitaires appliquées aux produits français, mais non appliquées aux produits importés.