La rationalité, la science et le scientisme, Yvon Quiniou*

« Scientisme »… le terme revient régulièrement dans les débats visant à disqualifier tout argument fondé sur une base rationnelle et scientifique. Il est pourtant utile de revisiter sa définition et de le situer sur le plan épistémologique, entre science et rationalité. 

*Yvon Quiniou est philosophe.

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La science, avec ses protocoles spécifiques, nous fait connaître le monde dans tous ses aspects. Pourtant, cette idée est aujourd’hui combattue, et taxée abusivement de « scientisme ».

Affirmation de base : la rationalité, dans sa dimension théorique de moyen d’accéder à la vérité, est désormais scientifique et n’appartient plus à la philosophie comme elle l’a cru pendant des siècles. Et l’on ne peut plus dire, comme Aristote, que « le philosophe est celui qui possède la totalité du savoir dans la mesure du possible ». C’est la raison à l’œuvre dans la science, avec ses protocoles spécifiques, qui nous fait connaître le monde dans tous ses aspects, y compris l’homme, même si les sciences humaines ne peuvent prétendre au même type ou au même degré de scientificité que les sciences de la nature, pour l’instant tout au moins. Et nier cette affirmation, en l’accusant d’être « scientiste » sous prétexte qu’elle conférerait à la science un pouvoir exorbitant (c’est le sens habituel de ce terme péjoratif ), de façon à la disqualifier… ne disqualifie que ceux qui profèrent cette accusation. Pourtant, cette disqualification existe aujourd’hui sous la forme d’un relativisme dominant dans la philosophie de la connaissance, qui vise à limiter le pouvoir cognitif de la raison humaine vis-à-vis de l’Être. Cela avait commencé par le positivisme d’Auguste Comte au XIXe siècle, qui, tout en valorisant la science positive, la réduisait à n’être qu’une mise en relations des phénomènes à l’aide de lois formulables mathématiquement : l’en-soi des choses lui échapperait et relèverait d’un mythe métaphysique. Depuis, ce propos a été repris de différentes manières, et l’on a vu, dans la dernière période, un Foucault assimiler la connaissance à des « jeux de vérité » dépourvus de valeur objective (sans susciter beaucoup de réactions) et même, forme caricaturale extrême, un Rorty soutenir aux États-Unis qu’il n’y avait « pas plus de vérité dans une théorie scientifique que dans un roman » !

Or c’est la position rigoureusement inverse qu’il faut soutenir, comme le fait Jacques Bouveresse en France, quitte à recourir à d’autres arguments que lui. Étant admis que la réalité matérielle à laquelle nous avons accès, soit directement par nos sens, soit indirectement par notre intelligence aidée désormais de la technique, existe par elle-même, il faut dire que la pensée scientifique nous en offre un reflet objectif. Je sais bien que ce terme de « reflet », avec sa dimension métaphorique, est souvent sujet à caution en raison de la charge de passivité qu’il comporte et qu’il oublie que la connaissance est une production active du sujet humain – et Althusser a eu raison d’en dénoncer, à ce niveau, le caractère empiriste. Mais il y a un autre niveau où l’on peut le légitimer, quitte à le retravailler intelligemment : c’est celui qui s’intéresse à la portée ontologique de la connaissance.

Le matérialisme, qui est un rationalisme, soutient que celle-ci reproduit bien par ses productions théoriques la réalité – ce que Marx avait justement indiqué dans un texte sur la méthode de l’économie politique. Ce qui veut dire que l’esprit humain, dans la connaissance (ce n’est pas le cas ailleurs, comme dans l’art), ne constitue pas son objet mais nous en offre une représentation qui s’y accorde tel qu’il est en lui-même. Certes, il le fait dans son élément propre, qui est celui de la pensée, ce qui interdit de poser entre cette représentation et le réel, comme l’indiquait remarquablement Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme, une identité de « coïncidence » mais seulement de « correspondance ». Mais celle-ci existe bel et bien et elle concerne l’essence des choses¹. Ce qui nous le prouve, en dehors du consensus scientifique sur les résultats d’une science, c’est le fait que la connaissance nous confère un pouvoir sur le réel, contrairement à l’ignorance, l’erreur ou l’illusion. La découverte des lois de son fonctionnement ou de son développement nous permet d’y intervenir pour le maîtriser dès lors que nous avons mis au point la technique correspondante, tirée de la théorie : soit pour produire un effet donné à partir de sa cause connue, soit pour l’empêcher en intervenant sur cette même cause. Or comment cela serait-il possible si les lois en question n’étaient pas celles du réel lui-même ? Cette objectivité de la connaissance vaut non seulement pour les sciences de la nature dites « exactes » mais, même si c’est avec des nuances et des précautions à prendre, pour les sciences humaines dans de nombreux secteurs. C’est ainsi que Marx a découvert et non inventé les lois d’évolution de l’histoire en général, du capitalisme en particulier, en rompant avec l’idéologie idéaliste qui les masquait ; c’est ainsi aussi que Freud a découvert certaines lois du fonctionnement du psychisme humain à la lumière de sa découverte de l’inconscient. On pourrait prendre d’autres exemples. Ils nous montreraient que pour la science en marche, fondée sur la raison et l’expérience, la totalité du réel auquel l’homme a accès et dont il fait partie, doit être considérée comme intelligible rationnellement, et donc connaissable par cette même science. C’est là non du scientisme au sens péjoratif du terme mais un postulat méthodologique qui a une implication ontologique irrécusable, du côté de l’Être donc, ellemême vérifiée, au moins tendanciellement. 

Pourtant, on pourra m’objecter que tout n’est pas connu et ne le sera jamais et qu’il y a le domaine de l’action qui ne saurait s’appuyer sur la seule science. Y aurait-il des limites à la rationalité scientifique ?

QUELLES LIMITES POUR LA SCIENCE?

Refuser a priori une pareille possibilité serait verser dans un dogmatisme effectivement scientiste, conférer à la science un pouvoir cognitif qu’elle n’a pas toujours. Mais je ne vois que deux domaines qui soient concernés, et il faut les délimiter avec précision et démontrer la limitation de la raison dans ces deux cas.

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Quoi qu’en disent Foucault et Rorty, cet avion, application directe des sciences, parmi elles la mécanique des fluides et des matériaux, vole. Comment cela serait-il possible si les lois en question n’étaient pas celles du réel lui-même?

Le premier est assez facile à établir : il s’agit de l’infini du réel physique (ou matériel) comme tel. Car si la science est bien un processus indéfini, elle vise à embrasser la totalité infinie de l’être qu’elle présuppose, mais elle ne peut, par définition, y parvenir et ne peut s’en rapprocher qu’asymptotiquement. Comme l’indique le philosophe et physicien grec Eftichios Bitsakis, pourtant matérialiste, « elle ne peut se prononcer que sur le fini »², chaque nouveau pas en avant qui lui permet de franchir une limite lui ouvrant un autre champ à connaître avec sa nouvelle limite. On peut le dire autrement, d’une manière plus abstraite et plus générale, inspirée de Kant : la science ne peut se prononcer, avec sa certitude spécifique, sur les caractéristiques ultimes du monde matériel dont l’homme est issu. Est-il incréé ou créé, par exemple, réellement infini ou fini ? etc. Ce sont là des questions métaphysiques qu’aucun savoir ne peut résoudre. On ne peut y répondre que sur le plan d’une option personnelle qu’on dira « métaphysique » parce qu’elle concerne la totalité du réel et qui relèvera alors d’une pensée ou d’une croyance rationnelle, ou encore d’une conviction raisonnée comme le dit le philosophe Marcel Conche à propos de son propre athéisme. En ce sens, autant le matérialisme qui affirme que l’homme provient de l’évolution de la nature matérielle (Darwin) et n’en est qu’une forme est bien prouvé, autant tout énoncé sur le statut ultime de cette nature ne saurait l’être, qu’il s’agisse de l’athéisme (matière incréée) ou du théisme (matière créée) : ce sont toutes deux des positions métaphysiques et hors science… même si l’athéisme est plus proche de cette dernière. Affirmer le contraire relèverait d’un scientisme insupportable parce qu’insoutenable théoriquement. 

Le second concerne le domaine des valeurs que toute action, individuelle ou collective, engage. Je parle ici des valeurs morales avec leur universalité propre, comme le respect de l’être humain, et non des valeurs éthiques qui relèvent de préférences existentielles personnelles. Or il faut être clair : la science connaît ce qui est (qui inclut ce qui a été et, dans une certaine mesure, sera) ; mais elle ne saurait nous dire à partir de là et sur sa base propre ce que nous devons faire, ce qui constitue l’objet de la morale. Elle explique, donc, elle analyse, elle prédit éventuellement (et de plus en plus) des états de la réalité, mais elle ne saurait les juger dans l’ordre de la valeur : Sont ils bien ou mal ? Devons-nous les accepter, les valoriser ou les condamner, les refuser, donc les transformer ? Un exemple simple le fera comprendre. Marx (à nouveau) nous fournit une explication du fonctionnement du mode de production capitaliste, avec ses contradictions, qui en prédit la fin, et donc le dépassement à terme. Mais rien dans cette analyse factuelle ne nous permet de conclure que cette fin doit être poursuivie. On peut affirmer, avec Joseph Schumpeter, que ce pronostic est juste théoriquement, et cependant le condamner pratiquement parce qu’on estime que le capitalisme témoigne d’une grande productivité économique et tout faire, par conséquent, pour l’empêcher de se réaliser. Inversement, on peut, sur la base d’une dévalorisation du capitalisme en raison de ses méfaits humains, juger non seulement souhaitable mais exigible moralement son dépassement et tenter de le hâter par l’action politique. On a donc ici le même constat scientifique qui autorise deux jugements de valeur moraux rigoureusement opposés ! C’est admettre que la science du réel ne fonde en rien ces jugements, qu’on ne peut les déduire univoquement de ses analyses et qu’une autre instance intervient alors : la morale avec ses normes objectives et impératives. Celle-ci s’enracine dans la raison pratique humaine, qui a le pouvoir de légiférer sur le bien et le mal. Certes, elle ne tombe pas du ciel mystérieusement : avec Darwin on peut expliquer sa genèse naturelle, puis historique. Mais expliquer scientifiquement l’origine de la morale comme il le fait, ce n’est pas en déduire une morale scientifique, expression qui n’a aucun sens et, comme le dit Bertrand Russell, « nous ne pouvons tirer de l’étude des choses existantes, aucun enseignement quant à la nature du bien et du mal ». C’est la raison, mais dans sa dimension pratique, qui peut seule le faire.

CONCLUSION

Il y a bien donc plusieurs formes de rationalité, et la reconnaissance de cette pluralité permet d’éviter le scientisme sans porter atteinte à la science dans son domaine propre. À quoi j’ajouterai cette remarque ultime, qui est un paradoxe : c’est bien la raison qui me fait dire tout cela, mais une raison philosophique, réflexive et critique. Une raison de plus donc, qui confirme le pouvoir de la rationalité en général. 


¹ Lucien Sève, dans son dernier livre, La philosophie?, a remarquablement réhabilité la catégorie d’essence dans une perspective matérialiste… précisément contre le positivisme ou le relativisme ambiants.

² In Bertell Ollman et Lucien Sève (dir.), Dialectiques aujourd’hui, Syllepse, Paris, 2007, p. 156.

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