Des pyramides atomiques à la Coupole, Jean-Noël Aqua*

Chercheur en pleine action et engagé, Jean-Noël Aqua*, membre du comité de rédaction, nous fait découvrir des aspects inattendus des structures cristallines, nous explique les liens entre recherche et politique.

 

*Jean-Noël Aqua, physicien, est maître de conférences à l’université Pierre-et-Marie-Curie. Il est conseiller de Paris.

 

L’Académie des sciences t’a décerné le prix Gustave Ribaud 2014. Quels travaux cela consacre-t-il ?

Le prix que j’ai obtenu, conjointement avec Thomas Frisch, récompense un travail de plusieurs années sur la croissance cristalline aux échelles atomiques. Les méandres d’une rivière ou les dunes de sable sont des structures dites autoorganisées, couramment observées aux échelles géologiques. Avec les technologies actuelles, les échelles atomiques des cristaux sont à portée d’observation directe et laissent découvrir des organisations étrangement ressemblantes. L’auto-organisation est la propriété de certains systèmes dynamiques de former des structures ordonnées, sans que cet ordre soit imposé de l’extérieur. Nous avons ainsi modélisé l’autoorganisation de boîtes quantiques à la surface de cristaux. Sur les cristaux de silicium-germanium, on observe de spectaculaires pyramides similaires aux pyramides égyptiennes… mais infiniment petites.

Qu’est-ce qu’une boîte quantique ?

C’est un objet dont les dimensions sont petites par rapport aux longueurs d’onde quantiques ; typiquement, de l’ordre du nanomètre (un millième de millième de millimètre, la taille de l’atome). La matière condensée qui nous intéresse est essentiellement constituée par des atomes, eux-mêmes constitués de noyaux et d’électrons. L’organisation des atomes détermine le comportement des électrons qui assurent, eux, les propriétés de la matière, du courant électrique aux propriétés optiques. Du fait de leur très faible masse, les électrons sont véritablement régis par les lois de la mécanique quantique qui se substituent, dans l’infiniment petit, à celles de la mécanique classique que l’on connaît à nos échelles. La révolution conceptuelle introduite par la mécanique quantique consiste à décrire la matière, les particules, en termes d’ondes et, inversement, les ondes en termes de particules.

Quelles sont leurs propriétés ?

Les propriétés habituelles des ondes s’appliquent ainsi aux électrons, comme le phénomène de résonance. La note émise par une corde de guitare dépend de la position du doigt : la longueur de la corde qui vibre détermine la fréquence de la note. C’est la même chose dans une boîte quantique : la fréquence de l’onde électronique est fixée par la taille de la boîte dans laquelle est l’électron. C’est déterminant pour les niveaux d’énergie des électrons et pour les photons qu’ils émettent : leur « couleur » est très précisément déterminée par la taille de la boîte qui produit ainsi des photons indiscernables. Contrôler les tailles mais aussi les formes des boîtes se révèle donc déterminant.

Cristaux de silicium-germanium. On observe de spectaculaires pyramides similaires aux pyramides égyptiennes... mais infiniment petites !
Cristaux de silicium-germanium. On observe de spectaculaires pyramides similaires aux pyramides égyptiennes… mais infiniment petites !

Peut-on contrôler la croissance d’objets auto-organisés?

C’est tout l’enjeu. Tout d’abord il s’agit de comprendre cette auto-organisation et les mécanismes à l’oeuvre dans les expériences. Nous avons étudié la croissance résultant d’une instabilité. Quand on chauffe (mais pas trop) de l’eau dans une casserole, il apparaît des rouleaux de convection où l’eau chaude et légère du bas remonte à la surface où l’eau est plus froide et plus dense. C’est une instabilité, et la taille typique des rouleaux est fixée par les paramètres du système. On fait des observations similaires à la surface des cristaux. Quand un film cristallin est déposé sur un substrat, les interactions entre les cristaux génèrent des mouvements de matière à la surface et des modulations périodiques dont la taille est fixée par le système. La compréhension des mécanismes de la croissance nous permet ensuite de jouer sur les bons paramètres (température, composition…) afin que le film de cristaux s’organise comme on voudrait. Un des enjeux est de produire des assemblages de boîtes quantiques avec exactement la même taille. De façon plus subtile, on peut aussi biaiser légèrement les mouvements à la surface afin d’« améliorer » l’ordre naturel issu de l’auto-organisation.

Quels résultats as-tu obtenus ?

Nous avons fourni un cadre théorique permettant de décrire cette instabilité des surfaces cristallines. La difficulté majeure réside dans la description d’une dynamique dite non locale. C’est-à-dire que l’évolution des atomes en un endroit est influencée par les autres atomes, même éloignés. On doit donc garder la trace de l’ensemble du système. C’est un effort colossal pour des simulations numériques qui ont été initialement tentées. Nous avons adopté la technique « du pauvre » en calculant les équations d’évolution du système globalement et en les résolvant ensuite. Cela nous a permis d’explorer la dynamique aux temps longs, dite non linéaire, et d’expliquer les observations expérimentales. Par exemple, on a pu montrer que le mouillage (similaire à celui qui fait qu’une goutte d’eau s’étale ou non sur une poêle) induit une évolution régulière et ainsi caractériser le mûrissement du cristal.

Qu’est-ce que le mûrissement d’un cristal ?

Le mûrissement (dit d’Ostwald) est l’application du principe plus je suis grand, plus je grandis. Comme nous parlons de physique, nous pouvons dire ici qu’il s’agit d’une loi naturelle. On l’observe quand on verse l’eau dans son pastis : les plus grosses gouttes d’alcool grandissent au détriment des plus petites, provoquant le changement de couleur. On observe ce mûrissement sur nos surfaces cristallines. Nous avons montré que l’anisotropie cristalline (qui assure les jolies formes facettées des cristaux, comme celles du diamant ou des flocons de neige) peut bloquer la dynamique du mûrissement, ce qui a effectivement été observé.

Le prix Gustave Ribaud concerne l’application de la science à l’industrie. Quel lien entre tes recherches et l’industrie ?

Les boîtes quantiques sont d’ores et déjà utilisées dans l’industrie de la microélectronique, de l’optique et dans l’imagerie médicale. Elles sont ainsi utilisées dans des écrans de téléviseur Sony ou d’ordinateur Nanosys. Mais le potentiel des boîtes quantiques demeure énorme, notamment pour le photovoltaïque, le stockage de données, ou pour l’ordinateur quantique qui serait une vraie révolution technologique. En fait, nous étudions particulièrement les cristaux de silicium et germanium, qui sont à la base de l’industrie électronique. Il se trouve que ces systèmes sont des systèmes modèles de la croissance cristalline. Il y a donc une convergence d’intérêt. Un de mes étudiants a ainsi été embauché sur ce sujet par un industriel chinois juste après sa thèse. Les projets que j’ai développés avec des industriels concernent le contrôle de la position des boîtes quantiques.

14 octobre 2014 : remise du prix Gustave Ribaud à Jean-Noël Aqua, maître de conférences à l’université Pierre-et-Marie-Curie, et Thomas Frisch, professeur à l’université de Nice Sophia- Antipolis, institut non linéaire de Valbonne. Le prix Gustave Ribaud, du nom du physicien français (1884-1963) qui fut professeur à la faculté des sciences de Paris et académicien à partir de 1947, est décerné tous les quatre ans.
14 octobre 2014 : remise du prix Gustave Ribaud à Jean-Noël Aqua, maître de conférences à l’université Pierre-et-Marie-Curie, et Thomas Frisch, professeur à l’université de Nice Sophia- Antipolis, institut non linéaire de Valbonne.

Comment apprécies-tu le lien entre recherche fondamentale et industrie ?

Cette interaction peut être fructueuse… mais sous conditions! La vision d’une culture qui serait l’affaire d’un esprit détaché du monde matériel est une ineptie. La vision d’une science « pure », détachée de la société qui la produit, me semble tout aussi douteuse. Mais il est absolument décisif de réaffirmer l’importance d’une science fondamentale, qui ne se pose pas a priori la question de l’application. Pour que ces interactions fonctionnent, il faut laisser à la recherche la possibilité de se développer avec sa propre temporalité, qui est le temps long. Lui laisser sa sérendipité, qui décrit le fait que les grandes découvertes se font souvent avec une bonne part de hasard, de façon accidentelle. Elles sont impossibles à planifier dans des projets ficelés avec une précision de tableur Excel. Mais évidemment la science fondamentale ne doit pas s’interdire par principe d’interagir avec la société, et avec le système de production. L’histoire donne de multiples exemples d’interactions fécondes. Mon exemple préféré est celui de Boltzmann. La révolution industrielle du XIXe siècle est basée sur des moteurs dont les rendements sont limités. C’était incompréhensible dans le cadre de la description mécanique de l’époque. Boltzmann va donc développer la grande révolution qu’est la physique statistique, qui décrit en termes de probabilités le passage entre l’infiniment petit et la thermodynamique. Il va ainsi toucher au concept d’irréversibilité, à la base de la conception moderne de la flèche du temps. Et c’est pour approfondir l’origine de cette irréversibilité que Planck va ensuite étudier la lumière émise par un corps chaud… débouchant sur l’autre grande révolution qu’est la mécanique quantique. Toute cette aventure à partir de l’efficacité des moteurs ! En sens inverse, les applications de la recherche dans l’industrie sont légion. Pour fermer la boucle, on pourrait citer le laser et le transistor, qui ont été étudiés initialement pour tester les lois de la mécanique quantique, sans application a priori… Ils sont aujourd’hui omniprésents dans l’industrie de la micro-électronique!

Le monde de la recherche est à nouveau en ébullition. Qu’en penses-tu ?

Je tiens à préciser ma dette envers les luttes de la recherche de 2004, qui ont obtenu des postes supplémentaires, dont le mien. Un poste de fonctionnaire me permettant de chercher avec une sécurité d’emploi, condition de liberté intellectuelle que mes collègues américains m’envient. Aujourd’hui, l’emploi scientifique est en crise. Contrairement à la communication du gouvernement, le nombre de postes ne cesse de baisser au CNRS comme à l’Université. C’est notre potentiel de recherche que l’on abîme, et par ricochet le développement industriel et économique. Une dégradation lente, non spectaculaire, mais bien réelle. Il faut d’autres perspectives pour les jeunes en termes de postes et, bien au-delà, pour la science dans la société. Les entreprises tendent à transférer le risque et le coût de la recherche et développement à la recherche publique. Nous devons au contraire lui garantir sa liberté, et donc des moyens pérennes, sans contrainte de tel ou tel groupe de pression. Nous devons aussi travailler la question du progrès, sans peur systématique ni aveuglement, lui donner du sens, en donnant à chacun les moyens d’en saisir les enjeux. C’est à cette condition que les chercheurs sortiront de la nasse stérilisante dans laquelle les libéraux les enserrent progressivement. C’est à cette condition que l’aventure des connaissances pourra déployer tous ses possibles.

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