Le CEA dans la tourmente, Jean-Paul Lauvergeon*

Outil original, auteur de découvertes fondamentales méconnues, le CEA est partie prenante d’un développement humain durable et la France ne doit pas perdre cette expertise.

Dès sa création, le CEA est placé devant la tâche immense consistant à acquérir les savoirs théorique et pratiques nécessaires à l’utilisation du gigantesque potentiel énergétique caché au cœur de la matière.

Au fil des années, il se dote, grâce au financement public, des instruments indispensables (laboratoires, boucles d’essai, grands outils scientifiques…) et des compétences diversifiées requises pour sa mission. Le développement de l’énergie nucléaire au service des hommes requiert des progrès dans tous les domaines de la science (physique, chimie, métallurgie…) et de la technologie (composants, instruments de mesure, télémanipulation…). Le CEA sera donc pluridisciplinaire : chercheurs et ingénieurs (physiciens, chimistes, métallurgistes, biologistes) aux côtés d’innombrables techniciens et personnels de support.

UNE VISION D’AVENIR POUR UN GRAND PROJET

Sa pluridisciplinarité sera un atout essentiel d’adaptation aux obstacles : en 1969, le gouvernement décide l’abandon de la filière française dite «graphite-gaz» pour la filière américaine dite « à eau pressurisée ». Rapidement « francisée », elle bénéficiera de tout l’acquis scientifique et technologique du CEA, et à peine quatre ans après sera mis en service à Marcoule le premier réacteur prototype à neutrons rapides et caloporteur sodium.

La France se hissait ainsi à la première place mondiale d’une filière promise à un bel avenir, par une gestion optimale à la fois des déchets et des ressources en uranium. Ces préoccupations inspiraient déjà le choix français du retraitement des combustibles irradiés. Mais Superphénix fut sacrifié en 1997 à une alliance électorale du Parti socialiste avec les Verts. Or les surgénérateurs permettent une meilleure valorisation énergétique de l’uranium ainsi qu’une réduction significative du volume de déchets et offrent une meilleure résistance à la prolifération ; ces arguments de raison furent balayés.

Cette vision d’avenir initiale admettait les besoins de temps disponible et de liberté des chercheurs et des ingénieurs. La réalisation rapide du grand projet national d’équipement énergétique, par souci d’indépendance, de développement industriel et d’amélioration du bien-être social, a validé ce choix. Ces valeurs d’intérêt général portées par l’enthousiasme des personnels du CEA ont permis à la France d’atteindre l’excellence dans le domaine nucléaire, et au-delà.

LA FORCE MÉCONNUE DU CEA : SES ÉQUIPES

Le CEA démontre une fantastique « productivité », pourvoyeuse de savoirs: sciences du vivant (prions), du climat (courants marins), nanotechnologies, santé, technologies de stockage de l’énergie… Tenu par l’ambitieux programme nucléaire à des progrès continus, le CEA s’est révélé un semeur dynamique de transferts technologiques, de savoir-faire, de capacités d’expertises, de brevets transférables aux industriels. Cette capacité de modélisation, expérimentation et calcul, très rare dans le monde, est vitale pour notre pays et notre vie quotidienne.

54 réacteurs nucléaires seront livrés entre 1977 et 1993, soit une moyenne de plus de 3 réacteurs par an pendant 17 ans. La France produit, avec un haut niveau de sûreté, une électricité abondante, répondant à la demande, bon marché, sans émission de GES. Avec son stock d’uranium appauvri, elle dispose par ailleurs d’une ressource énergétique considérable (5000ans de combustible) si elle se donne les moyens d’une 4e génération, celle des surgénérateurs malgré l’abandon national de 1998.

LE DÉVELOPPEMENT DURABLE DE L’ÉNERGIE NUCLÉAIRE : UN OUBLI?

Depuis lors, un vent mauvais venu du nord souffle sur notre pays : une première directive européenne, en 2003, fixe un objectif de 21% d’énergies renouvelables pour la production d’électricité à l’horizon 2010, un objectif satisfaisant pour les lobbyistes « verts » très influents à Bruxelles… Cette directive réussissait le tour de magie d’éliminer le nucléaire de la liste des énergies non productrices de gaz à effet de serre! Le Grenelle de l’environnement accentue cette orientation élusive.

2014 : La « transition énergétique» engagée en France pour anticiper la raréfaction des ressources énergétiques fossiles (bien amorcée grâce au nucléaire) et pour réduire l’émission des gaz à effet de serre fourmille de contradictions : nous produisons peu de GES, grâce au nucléaire, mais on veut réduire sa part et l’on néglige la question des transports, premiers émetteurs de GES (le quart de l’énergie totale du pays). Dans une Union européenne dominée par la finance et les aléas de son accumulation, s’agiraitil d’offrir de nouveaux marchés à la réalisation de profits? Réduire les dépenses publiques et confiner la recherche à des créneaux de court terme pour la « compétitivité » des entreprises et quelques bulles spéculatives ? : le CEA n’échappe pas à cette spirale désastreuse.

UNE POLITIQUE SUICIDAIRE

De 2005 à 2011, on subventionne à prix d’or – 14,3 Md€ pour 2,2Mtep(1) – des énergies renouvelables supplémentaires, alors que le CEA, soutien du parc électronucléaire et composante importante du bouquet énergétique, subissait des restrictions budgétaires; dans le même temps, ses dépenses incompressibles augmentaient et il devait assurer les charges nouvelles des évaluations complémentaires de sûreté post-Fukushima.

Depuis 2009, le budget de la Direction de l’énergie nucléaire (l’une des cinq grandes directions du CEA) a diminué de 40 à 50 %: réductions d’effectifs, reports ou abandons de recherches, explosion de la précarité par l’inflation des contrats non permanents, et recherche désespérée de financements externes. Ceux-ci se raréfient, les grandes entreprises (EDF ou AREVA), confrontées à la crise, étant peu enclines à investir sur le moyen et long terme.

La sous-traitance s’étend, la direction du CEA envisageant même la mise en sous-traitance complète de l’exploitation de certaines installations nucléaires. Or prolonger à 60 ans, en toute sécurité, la durée de vie de nos centrales, implanter progressivement les réacteurs de nouvelle génération (EPR), plus sûrs et de meilleur rendement, préparer l’avenir d’une 4e génération de réacteurs surgénérateurs – qu’il faudra acheter si, contrairement à la Russie ou à la Chine, on ne veut ou ne peut les concevoir – constitue autant de raisons de donner au CEA les moyens de réels grands projets nationaux. Confronté à ce manque d’ambition politique et à la réduction des dépenses publiques, le CEA plonge dans la tourmente.

UNE ORIGINALITÉ EFFICIENTE À PRÉSERVER

Préserver son attractivité et maintenir ses compétences performantes en valorisant son potentiel humain devraient être les priorités du CEA. Or, les ministères de tutelle le somment contradictoirement de « consolider la R&D nucléaire » en « s’adaptant aux contraintes budgétaires » (sic !). Les énergies renouvelables sont pointées comme une priorité, la recherche technologique est mise en avant (en soutien aux industriels et PME), la recherche fondamentale doit être stabilisée… en établissant des priorités. La réduction des effectifs est envisagée(2) tout comme la «rationalisation» des infrastructures nucléaires (en clair : fermetures d’installations et arrêts de programmes). L’érosion des effectifs de support a atteint un seuil tel qu’on ne saurait le franchir sans nuire au bon fonctionnement et à la sécurité des installations… Comment concrétiser la priorité, justement énoncée, à l’emploi scientifique?

Exemples:

  • l’arrêt du réacteur Osiris à Saclay (un des huit réacteurs au monde capables de produire des radioéléments à usage médical). L’Académie de médecine s’est émue, pour les pathologies de l’enfant, d’un risque de pénurie pour la santé publique ;
  • le report à 2020, au lieu de 2014, de la mise en service du réacteur Jules-Horowitz, un réacteur d’essai et de recherche sur les combustibles et les matériaux irradiés et de production de radioéléments pour la médecine nucléaire à Cadarache ;

  • les fermetures à Cadarache du LEFCA (Laboratoire d’études et fabrication de combustibles avancés), et à Marcoule du SBTN (Service de biochimie et toxicologie nucléaire) ;

  • l’arrêt à Grenoble de certaines activités du SPSMS (Service de physique statistique, magnétisme et supraconductivité) ;

  • pour la 4e génération de réacteurs, le projet Astrid (démonstrateur technologique de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium), bloqué à l’étape d’avant-projet sommaire (APS) et détaillé (APD), le financement de sa construction (2019- 2020) étant très compromis.

Le CEA ne sortira de la tourmente qu’au prix d’un sursaut « énergique » des citoyens, des élus, et des organisations de salariés, à la mesure de son formidable potentiel scientifique et technique, des besoins de la population et des enjeux véritables de la transition énergétique. Marché et concurrence ne peuvent constituer une ligne directrice pour l’énergie.

Les risques sont grands d’une perte de compétences dans des domaines essentiels. Cette situation plonge dans le désarroi toute une génération de jeunes chercheurs, et ce sans nécessité aucune. Un pays qui sacrifie sa recherche est un pays qui sacrifie son avenir.

*JEAN-PAUL LAUVERGEON est technicien radioprotection, responsable des retraités CGT de Cadarache.

(1) Mtep: million de tonnes d’équivalent pétrole. La consommation d’énergie primaire de la France est d’environ 270 Mtep.

(2) Le PMLT (plan sur dix ans) prévoit d’ores et déjà de supprimer plus de 500 emplois dans le secteur civil entre 2013 et 2017: 300 à la direction de l’énergie nucléaire, 130 à la direction des sciences de la matière, 110 à la direction des sciences du vivant.

Une réflexion sur “Le CEA dans la tourmente, Jean-Paul Lauvergeon*

  1. Il me semble que le CEA a été (peut-être à tort) rebaptisé CEA-EA (commissariat à l’énergie atomique et aux énergies renouvelables). Je regrette que cet article ne soit qu’un pamphlet lobbyiste d’un pro-nucléaire. À quand un débat lucide et rationnel sur l’énergie en France ? Ce devrait être un débat citoyen, ce n’est qu’un torrent de propos polémistes, qui pour qui contre : pétrole, eau, gaz, nucléaire, charbon, biomasse, éolien, hydraulique, … aucune réflexion et encore moins de données accessibles sur les nouvelles formes de réseaux (pourquoi un réseau national, et pas un réseau de réseaux locaux, ou supra-national ?), sur les reserves en ressources (jusqu’à quand du pétrole, de l’eau potable, du gaz, du charbon, de l’uranium ?) sur les pressions politiques et diplomatiques à l’obtention des ressources, … Laissez les citoyens, une fois correctement informés, décider. Merci d’avance.

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