Quartier d’affaires la Défense : les coulisses de la propreté, Anne Rivière*

La parole des salariés de la propreté de la zone de la Défense, recueillie lors d’une enquête de terrain, dresse un état des lieux alarmant. Un processus d’émancipation est enclenché pour faire reculer l’inadmissible.

Le plus grand quartier d’affaires d’Europe, la Défense, concentre 180 000 salariés dans 2950 entreprises, des sièges sociaux, commerces, hôtellerie, et une concentration prestigieuse de décideurs qui arpentent une dalle piétonne de 30ha, 80 km2de sous-sols stratifiés, et 15 parkings publics. Les salariés de la propreté ont un rôle essentiel pour l’accueil et le cadre de vie de l’ensemble des visiteurs (2 millions par an) et travailleurs de la Défense. Pourtant, «moins égaux que d’autres », leurs conditions de travail pénibles, leurs statuts spécifiques et les risques particuliers qu’ils encourent nécessitent des actions constructives et persévérantes des organisations de défense des salariés et des instances chargées de la protection de la santé au travail.

L’ENVERS DU DÉCOR

Différents facteurs participent structurellement à cette spécificité.

Au premier rang, le système de la sous-traitance, clef de voûte de l’externalisation de la « spécialité » nettoyage, transférée hors des entreprises recentrées sur le profit, s’est mué en instrument de domination et de subordination d’une rare violence.

Les entreprises y ont eu de plus en plus recours pour effectuer les tâches les plus pénibles. L’activité de nettoyage a connu un véritable boom depuis dix ans. À la Défense, plus de 60 entreprises sous-traitantes œuvrent dans le nettoyage, et trois grands groupes se répartissent trois niveaux de travail : la dalle, les sous-sols, et les bureaux. Il s’agit de rendre les lieux fréquentables, pour la Défense « d’en haut », et aussi d’effacer quotidiennement les effets d’une réalité sociale qui nous interpelle tous et qui trouve à s’abriter dans les parkings la nuit. La recherche d’économies et d’une certaine irresponsabilité par les donneurs d’ordre a déterminé une organisation du travail et une relation «client/fournisseur » qui dénaturent l’utilité sociale de ces travailleurs de l’ombre. Cette non-reconnaissance tend à effacer leurs droits.

Ces entreprises de nettoyage sont en perpétuelle concurrence dans un marché saturé, en renouvellement incessant, sous la pression des entreprises « donneuses d’ordre », qui recherchent régulièrement les tarifs les plus concurrentiels, abaissés à travers les appels d’offres pour emporter le contrat « commercial ». Cet éloignement juridique factice, en lieu et place des contrats de travail classiques, favorise l’exposition aux déréglementations de fait et le non respect de l’intégrité physique et mentale des salariés. Le salarié est pris en étau entre plusieurs relations de subordination donnant lieu à des exigences contradictoires, mais ces heures de travail, même pénibles, lui sont précieuses, et perdre le marché peut signifier pire.

UN CUMUL DE RISQUES PROFESSIONNELS

L’ajustement, à chaque nouvel appel d’offres, se fait sur les conditions de réalisation du travail et aboutit à une intensification, par réduction constante des effectifs ou augmentation des surfaces et des cadences : départs en retraite non remplacés, réduction du temps de travail alloué pour la même surface à traiter. Suit une réduction de fait du salaire, avec plongeon en dessous du SMIC, de fortes pressions temporelles, et l’obligation de compléter son revenu avec d’autres heures ailleurs.

La pénibilité des rythmes n’a rien d’un vécu « subjectif » : de 44 salariés du nettoyage sur la dalle en 1992, on arrive en 2012 à 25 salariés. Essayez de faire un étage de 1000m2 de bureaux en une heure, seul.

Ces conditions instrumentalisent à l’extrême les individus en désarroi.

De même, leurs horaires décalés : ces salariés sont très souvent multi-employeurs et travaillent sur des sites différents en une même journée, traversant tout Paris.

Se lever à 5 heures, rentrer vers 12 heures et repartir vers 17heures, ailleurs, y compris le samedi.

Les horaires décalés nuisent à la vie personnelle et sociale et en font des travailleurs « invisibles », isolés. Même avec un contrat de travail à durée indéterminée, la précarité existe et produit des effets psychiques. C’est ce qui est ressorti de l’enquête de terrain conduite par le cabinet d’expertise Émergences à l’initiative de la CGT.

Exemple: si le « client » ne veut plus d’un salarié, on lui propose une autre « mission », éloignée, et si le temps de transport est plus long que le temps de travail, il la perd. Il lui est difficile de prévoir son avenir professionnel.

Leur parole n’est pas libre. Ils sont mal protégés par le droit du travail, du fait d’une double allégeance : à l’employeur réel, qui ne les « connaît » pas, et à l’employeur juridique officiel, qui veut conserver le marché. Ces vies très morcelées par les horaires atypiques, les trajets et conditions de transports sont exposées en outre à deux sortes de risques qui menacent leur intégrité physique et mentale:

– l’exposition aux produits chimiques, aux CMR (produits cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques)

– la « désinsertion professionnelle », qui désigne le risque de perte d’emploi suite à une altération de la santé, lors d’accidents ou de maladies professionnelles productrices d’inaptitudes diverses et de rupture du contrat de travail.

Ces deux questions ont été ciblées dans le plan régional de santé au travail n°2 pour l’Île-de-France.

L’EXPOSITION AUX CMR, AUX RISQUES CHIMIQUES ET BIOLOGIQUES

Les produits de nettoyage dangereux supposent soit leur substitution, soit, pour leur bon usage, des formations sur leur emploi, un étiquetage clair, un entreposage sûr et un suivi précis et rigoureux par la médecine du travail, dont la réforme de 2012 imposera à l’avenir la rédaction de fiches d’exposition détaillées pour chaque salarié. L’enquête révèle qu’il en va tout autrement. Le suivi de la médecine du travail est difficile en raison des transferts de salariés d’une entreprise sous-traitante à une autre à chaque changement de marché. Un travail d’identification des produits dangereux et de formation est à mettre en place. Des vestiaires, très petits, abritent aussi les produits de nettoyage et leurs émanations.

Le travail dans les parkings s’effectue dans des conditions génératrices d’angoisse, qui portent atteinte à l’estime de soi et à la dignité. L’insalubrité quotidienne et récurrente des locaux souterrains traduit des carences de conception: points d’eau insuffisants, pas de toilettes, systèmes d’aération problématiques, confinement.

Chaque parking est occupé la nuit par une certaine catégorie de sans-abri. Le salarié va prioriser en traitant d’abord « le plus apparent ». Mais resteront les odeurs persistantes, l’air vicié ou enfumé, le manque d’aération. «Quand on ne peut plus respirer, on monte à la surface prendre l’air, toutes les deux heures. Même le client ne peut pas respirer», disentils, lorsque coexistent les équipes du Kärcher, les voitures, les odeurs d’urine, le bruit: un enfer moderne et pollué.

LA DÉSINSERTION PROFESSIONNELLE

Tout n’est pas mis en œuvre pour éviter les fameux TMS (troubles musculo-squelettiques) dont le secteur du nettoyage fournit chaque année d’importants contingents.

De merveilleuses fiches de prévention existent pourtant, mises à disposition par les organisations professionnelles et les acteurs sociaux publics de la prévention. Il en résulte, pour les salariés vieillissants, des altérations de santé très évitables, des incapacités et licenciements pour inaptitude prématurée qui les font chuter dans des impasses de précarité financière bien avant l’âge de la retraite, assumées par la collectivité, et non par les donneurs d’ordre.

Le matériel de travail est souvent rudimentaire, par économie et manque d’équipements protecteurs, peu étudié, des gants aux charriots, en passant par les aspirateurs qui ne peuvent jamais venir à bout de la poussière récurrente. La vulnérabilité et la peur de s’exprimer exposent également ces travailleurs.

L’ALTERNATIVE : UN GRAND CHANTIER

La santé et sa préservation ne peuvent être une variable d’ajustement : consacrée par l’Organisation mondiale de la Santé en 1948, elle est un droit fondamental pour tout être humain, d’essence supérieure aux nouvelles formes d’organisation du travail qui le dénient. La question est celle d’une réappropriation collective du travail, pour mettre en débat les conditions, le sens et les moyens nécessaires à un travail de qualité, tant chez les donneurs d’ordre que chez les sous-traitants.

Loin d’être un « coût », la santé au travail est facteur de développement économique. Les performances françaises sont bien plus mauvaises qu’en Amérique du Nord! L’attention du législateur aux risques professionnels ou environnementaux depuis l’accident d’AZF ou les suicides à France-Télécom, le risque médiatique et l’importance des coûts directs en cotisations à la Sécurité sociale pour les accidents de travail et, surtout, les maladies professionnelles ouvrent un champ pour dépasser les stratégies de contournement des responsabilités.

L’arsenal législatif et répressif existe. Pour créer une dynamique avec les « préventeurs », les salariés et leurs représentants aux CHSCT des donneurs d’ordre sont irremplaçables. Les «préventeurs » doivent, en renfort, faire prévaloir les intérêts collectifs de la prévention précoce, « primaire ». Le rôle de la médecine du travail est essentiel, ainsi que le plan de prévention des risques, à organiser par l’entreprise «utilisatrice», précisant ses moyens.

Les services de santé au travail ont élaboré un questionnaire très utile pour les salariés, depuis cette enquête de terrain, premier jalon. D’autres outils sont en cours d’élaboration.

*ANNE RIVIÈRE est juriste et membre du comité de rédaction de Progressistes.

*Article publié avec l’aimable autorisation de M. Demuynck (URIF CGT) et de Mmes Berlioz et Gambier (cabinet Émergences).

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