Une histoire de la première équation différentielle stochastique
Paul Langevin, physicien et homme engagé dans les grands mouvements intellectuels et sociaux du XXe siècle (cf. Progressistes n°3), est aussi le mathématicien qui va, dans une note de 1908 à l’académie des sciences, retrouver par une méthode simple les équations d’Einstein sur le mouvement brownien. Une histoire curieuse et actuelle à bien des égards.
Il tire son nom du naturaliste écossais Robert Brown (1773-1858), à cause d’une série d’articles parus en 1828. Il s’agit d’observations faites au microscope en juin, juillet et août1827 sur des particules de pollen qui, en suspension dans l’eau, sont agitées d’un mouvement erratique et perpétuel. Brown n’était pas le premier à observer ce mouvement perpétuel, et l’hypothèse courante était qu’il était le résultat d’une force vitale dont étaient pourvues les particules. Brown observe en scientifique, en faisant varier les paramètres, y compris la composition des particules, organiques et inorganiques, et il arrive à la conclusion qu’il n’y a en cause aucune force vitale. L’apport essentiel du biologiste est d’avoir montré que le phénomène n’était pas du ressort de la biologie.
DE LA BIOLOGIE À LA PHYSIQUE
L’énigme passe à la physique, et plusieurs physiciens s’y sont intéressés au cours du XIXe siècle. Alors que l’existence des atomes était loin d’être établie, l’hypothèse a été exprimée que ce mouvement pouvait être causé par le choc sur les particules en suspension de molécules animées de grandes vitesses. La thermodynamique de Boltzmann, expliquant par l’agitation moléculaire la propagation de la chaleur dans les gaz, donnait un certain crédit à cette hypothèse, mais elle se heurtait à une opposition farouche des anti-atomistes.
Une date clé est 1905, l’année «miraculeuse» de la physique, au cours de laquelle le jeune Albert Einstein établit les bases de la théorie de la relativité, découvre la raison de l’effet photoélectrique en revenant à la conception corpusculaire de la matière, et établit les équations du mouvement brownien. L’idée de ces équations était dans l’air; en même temps qu’Einstein et indépendamment, le Polonais Smoluchowski établissait d’une autre manière des équations voisines. En vérité, Einstein a publié trois articles qui s’enchaînent. Le premier est une invitation aux expérimentateurs: il s’agit de tester si la théorie cinétique moléculaire de la chaleur, énoncée pour les gaz par Boltzmann, s’applique aux liquides; elle entraîne un mouvement de particules en suspension qui doit être observable; Einstein fait la théorie du mouvement brownien sans le connaître. Le second article dit que l’expérience est faite, c’est le mouvement brownien; mais de nouvelles expériences doivent permettre de mesurer la taille des molécules, c’est-à-dire de calculer le nombre d’Avogadro, le nombre de molécules réelles dans une mole de liquide (18 grammes pour l’eau). Le dernier reprend l’étude en partant du mouvement brownien.
UN NOUVEL OUTIL MATHÉMATIQUE
Les équations d’Einstein et de Smoluchowski sont les mêmes, à un facteur numérique près. Elles expriment un fait curieux : en moyenne, ce ne sont pas les déplacements, mais leurs carrés, qui sont proportionnels au temps écoulé. Les déplacements à venir sont indépendants du passé, et ils suivent une loi de Gauss.
C’est donc un nouvel objet mathématique fourni par la nature. Mais c’est d’abord un merveilleux champ d’étude pour les physiciens expérimentateurs. En France, Jean Perrin réalise le programme d’Einstein, obtient une valeur pour le nombre d’Avogadro qui recoupe bien ce qu’on pouvait obtenir par des méthodes plus directes, et décrit de façon éloquente et lumineuse l’extrême irrégularité des trajectoires des particules et le fait qu’apparemment elles n’ont de tangente en aucun point; « C’est un cas », dit-il, « où il est vraiment naturel de penser à ces fonctions continues sans dérivées que les mathématiciens ont imaginées, et que l’on regardait à tort comme de simples curiosités mathématiques, puisque l’expérience peut les suggérer.» Jean Perrin décrit son travail dans un livre superbe dont on vient de célébrer le centenaire,
« Les Atomes. » C’est la validation sans conteste de la théorie atomique – qui cependant a tardé encore 50 ans à être enseignée autrement que comme une « hypothèse » aux candidats aux grandes écoles scientifiques françaises.
L’objet mathématique, un processus gaussien stationnaire à accroissements indépendants, était là en 1920 comme l’expression d’une réalité physique. Pouvait-on lui donner une réalité mathématique, c’est-à-dire le construire, valider sa définition et en tirer des résultats démontrés? Ce fut l’œuvre de Norbert Wiener en 1923, dans un article monumental qui se réfère explicitement à la phrase de Jean Perrin que je viens de citer. Norbert Wiener construit donc une fonction continue aléatoire ayant les propriétés requises, et il l’appelle « the fundamental random function », la fonction aléatoire fondamentale. Les autres mathématiciens l’appellent « le processus de Wiener » et le notent W(t). Comme l’avait deviné Perrin, elle n’est «presque sûrement» dérivable nulle part.
LA FONCTION B(t)…
En France, Paul Lévy s’empare du sujet et en découvre la prodigieuse richesse. Il donne au processus de Wiener le nom de « mouvement brownien », et c’est désormais le mouvement brownien des mathématiciens. Sa notation usuelle devient B(t). Il s’avère au cours du temps qu’il est lié à presque toutes les parties des mathématiques, et que c’est un outil et un objet intéressant et utile dans beaucoup de sciences et de pratiques. C’est une idéalisation non seulement du mouvement observé par Brown, mais d’une foule de phénomènes, promenades au hasard, cours de la Bourse, niveau des barrages etc. Aujourd’hui, quand des physiciens parlent du mouvement brownien, c’est d’abord au mouvement brownien des mathématiciens qu’ils pensent. Et inversement, la physique continue à fournir aux mathématiciens des problèmes et des idées sur l’objet mathématique en question. On pourrait en dire beaucoup plus sur le mouvement brownien et son histoire, mais il est temps de regarder la relation de Langevin au brownien.
LA NOTE DE 1908 ET L’ÉQUATION DE LANGEVIN.
L’occasion de la note aux comptes rendus de l’Académie des sciences de 1908 est l’écart entre les formules d’Einstein et de Smoluchowski. Langevin reprend les calculs de Smoluchowski, les rectifie et obtient la formule d’Einstein. Puis il développe sa propre approche, que je peux exposer ainsi.
D’abord, contrairement à l’idéalisation que nous venons de voir avec Perrin et Wiener, les particules browniennes ont une vitesse et une énergie, qui est la moitié du produit de leur masse par le carré de leur vitesse. En supposant que toutes les particules ont la même masse, leur énergie moyenne est la moitié du produit de cette masse par la moyenne des carrés de leurs vitesses. Or la vitesse d’une particule est soumise à une équation exprimant le théorème fondamental de la dynamique : l’accélération est proportionnelle à la force exercée. En négligeant la gravité, la force exercée est évidemment la force de freinage tenant à la viscosité du liquide. Mais si l’on s’en tient à cette évidence, la vitesse décroît exponentiellement et le mouvement s’arrête très rapidement. Or le mouvement se poursuit. Il y a donc une force additionnelle X, due aux chocs des molécules du liquide, dont, dit Langevin, « nous savons qu’elle est indifféremment positive et négative, et sa grandeur est telle qu’elle maintient l’agitation de la particule. » L’équation obtenue en ajoutant X est « l’équation de Langevin ».
Il est remarquable qu’avec ce minimum d’hypothèses sur X Langevin parvienne, en quelques lignes, à une formule qui, pour des intervalles de temps pas trop petits (disons, supérieurs à une microseconde), se ramène à l’équation d’Einstein.
C’est l’exposé le meilleur que je connaisse de ta théorie physique du mouvement brownien.
LA MISE EN FORME DE L’ÉQUATION DE LANGEVIN ET LE DÉVELOPPEMENT DES ÉQUATIONS DIFFÉRENTIELLES STOCHASTIQUES
La mise en forme mathématique est venue plus tard, en 1942, avec le probabiliste J.-L. Doob. Doob a choisi pour X ce que nous appelons le bruit blanc, et qui, formellement, est la dérivée du processus de Wiener (qui, on le sait, n’admet pas de dérivée au sens usuel). Sous cette forme, l’équation de Langevin est l’archétype des équations différentielles stochastiques, dont la théorie et la pratique se sont considérablement développées depuis 1942. Intuitivement, il s’agit d’évolutions bruitées, dont les solutions sont des fonctions aléatoires; on en trouve aujourd’hui partout.
L’équation de Langevin, sous la forme donnée par Doob, amène à réfléchir à différents niveaux.
1. D’abord, peut-on écrire sa solution? Oui, et elle s’appelle le processus d’Ornstein-Uhlenbeck. Elle représente la vitesse d’une particule brownienne.
2. N’y a-t-il pas un cercle vicieux: partir de la vitesse pour établir une équation dont la solution est non dérivable, puis partir de cette solution non dérivable pour obtenir une équation dont la solution est la vitesse?
3. Non, il y a deux modèles incompatibles,c’est tout, et chacun joue un rôle dans l’autre. Il y a le processus de Wiener, qu’on appelle un peu abusivement mais de manière commode le mouvement brownien, et le processus d’Ornstein-Ulhenbeck, qui représente la vitesse d’une particule brownienne. L’équation de Langevin établit le rapport entre les deux dans les deux sens: partir de la vitesse pour établir l’équation du mouvement qui n’a pas de vitesse, et partir du mouvement qui n’a pas de vitesse pour établir l’équation donnant la vitesse.
4. C’est aussi affaire d’échelle: on peut observer le mouvement, mais il est extrêmement difficile d’observer la vitesse, il faut descendre au-dessous de la nanoseconde.
5. C’est au cours des années 1930-1940 que se sont formalisées les idées sur le bruit blanc et les équations différentielles stochastiques. Les articles de cette époque parlent constamment de l’équation de Langevin, mais j’en connais un seul qui en donne la référence. À l’indice des citations, la note aux comptes rendus de Langevin n’aurait eu aucun impact. Aussi bien est-elle souvent ignorée des auteurs qui ont écrit sur Langevin.
Il faut dire que Langevin est inépuisable comme source d’idées et de réflexion. Ce long article était l’occasion d’en dévoiler un aspect relativement peu connu.
JEAN-PIERRE KAHANE est mathématicien, membre de l’Académie des sciences, Professeur émérite à l’Université Paris Sud-Orsay, et directeur de la revue Progressistes.
Cet article fait suite à l’article sur Paul Langevin publié dans Progressistes N°3
Retrouvez Jean-Pierre Kahane dans l’émission Continent sciences du 10 février 2014 sur France Culture : Le « mouvement brownien » et les mathématiques. En écoute libre.