Pour une nouvelle civilisation du travail, Marie-José Kotlicki

Pour une nouvelle civilisation du travail, Marie-José Kotlicki

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Définanciariser le travail, promouvoir un nouveau statut de l’entreprise et un management alternatif.

PAR MARIE-JOSÉ KOTLICKI*,

L’heure des bilans est passée. Trop de temps a été perdu à regarder les hommes tomber avant de comprendre que le travail lui-même était malade. Aux contradictions de la financiarisation et à son cortège de gâchis sociaux, de drames humains, de désastres économiques et de dégâts environnementaux s’est ajouté le détournement des valeurs du travail. Le coût de la dévalorisation du travail, exorbitant, est inacceptable pour la collectivité et hypothèque déjà l’avenir de notre pays.

Pourtant, l’élévation générale des qualifications, les nouvelles technologies de l’information et de communication (NTIC) laissaient entrevoir un travail facilité, un contenu enrichi, débarrassé de nombreuses de ses contingences. L’espoir était là: dans le passage d’un travail gagne-pain et contraint à un travail émancipateur voire épanouissant. Ces évolutions du salariat et du travail devaient libérer les temps, accroître l’autonomie des salariés, préserver l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. C’était sans compter sur la course aux objectifs qui peu à peu s’imposait à tous les salariés dans le secteur privé, mais aussi dans le secteur public. Ces mêmes outils libérateurs se sont retournés contre ceux à qui ils étaient destinés : reportings permanents, objectifs imposés inatteignables, flicage, travail à domicile, etc.

En confisquant la valeur travail, la droite décomplexée au pouvoir n’a fait que discréditer le collectif, entraver la pratique de la démocratie en entreprise et promouvoir l’individualisme. Sous prétexte de compétitivité, des centaines de milliers de salariés ont été poussés vers Pôle emploi.

Quelles contradictions sont apparues tout au long de ces années ? D’une part, les sala- riés se sont désengagés de l’entreprise tout en restant motivés par leur travail. D’autre part, les intérêts des actionnaires, contre l’aspiration des salariés à de nouveaux droits restent non seulement antagonistes, mais vident le travail de son sens. Enfin, le choix de la baisse constante du prix du travail, pour assurer la compétitivité des entreprises, percute l’élévation continue des qualifications en niant leur reconnaissance, ainsi que leur paiement au juste prix.

DEFINANCIARISER LE TRAVAIL

Seule une transformation du mode de management, au sens large du terme, bâtira les conditions d’un regain économique et de sortie de crise.

Il ne s’agit pas de gérer la crise, mais de se donner les moyens d’en sortir en partant de la réalité du travail et en s’appuyant sur la revendication montante des salariés de bien travailler. Un nouveau management doit permettre d’ articuler progrès social et économique et respect environnemental. Il implique une « définanciarisation » du travail et une démocratisation de l’entreprise, afin de libérer l’engagement collectif, l’esprit critique et restaurer les mécanismes contributifs.

Les prémices d’un management alternatif émergent dans de nombreuses entreprises, qui font des salariés des citoyens acteurs dans leur travail et non des fantassins sacrifiés à la finance.

Ces expériences concernent des entreprises aux statuts très différents, mais portent des éléments de transformation en profondeur : des pratiques de management coopératif, avec de nouvelles logiques, bien au-delà de l’économie sociale ; de nouvelles visions de l’entreprise, mettant en cause la gouvernance actionnariale ; de nouveaux types d’interventions au sein même du travail, pour une évolution vers le bien-être, ébranlant dogmes établis et professés dans les écoles du management.

Ainsi, les entreprises qui mettent en œuvre ces logiques différentes, telles les coopératives ou les SCOP, maintiennent les valeurs majeures du travail et résistent mieux à la crise. Leur « modernité » et leurs ambitions présentent des similitudes : associer les salariés à leur gouvernance, assurer une répartition plus équitable de la valeur ajoutée et parier sur une expertise des salariés garante du développement économique.

UN NOUVEAU STATUT DE L’ENTREPRISE

La participation plus large des salariés aux « process » de travail, aux stratégies des entreprises, nous amène à réfléchir à un statut juridique de l’entreprise qui, pour le moment, se confond avec celui de la société de ses actionnaires. Des expériences sont en cours, même au royaume du libéralisme que sont les États Unis. Ainsi, en Californie, depuis 2012 les entreprises peuvent choisir une forme de société flexible, « purpose corporation », valorisant le rôle et les intérêts des salariés face aux actionnaires. L’entreprise ne se réduit pas à des contrats marchands et à une addition de centres de profits. Elle est une communauté bien plus riche, porteuse de potentiels, de création de richesses, d’innovations, de coopération au cœur de nouvelles technologies. Ses projets s’inscrivent dans le moyen et long terme.

En France, des chercheurs repensent l’entreprise autour de quatre principes fondamentaux : mission de création collective ; établissement d’un statut de l’entreprise ; existence d’un collectif engagé ; règles de solidarité inspirée du droit maritime sur les avaries.

Sortir de l’opposition mortifère entre dynamique économique et dynamique sociale suppose un engagement collectif des salariés, une rupture avec les mécanismes actuels de la sacro sainte évaluation, fondée sur l’individualisation à outrance et la mise en concurrence.

Ce nouveau statut juridique permettrait, par exemple de faire obstacle à la « caporalisation » de la gouvernance et interdirait aux actionnaires de s’opposer au développement des innovations de la R&D.

Sortir de l’opposition mortifère entre dynamique économique et dynamique sociale suppose un engagement collectif des salariés, une rupture avec les mécanismes actuels de la sacro sainte évaluation, fondée sur l’individualisation à outrance et la mise en concurrence. Elle génère un autre paradoxe : son rejet par les salariés et leur besoin de reconnaissance de leur travail.

Les attentes portent aussi sur un droit de refus et d’alternative, permettant aux cadres d’exercer leur responsabilité sociale. C’est en osant toucher au cœur du fonctionnement de notre société que se dessinera une issue à la crise que nous traversons : crise de la société, crise de l’homme, crise du travail… crise de l’homme au travail.

Bâtir un management support de créations de richesses et de développement humain appelle des logiques de rupture. Cette démarche écarte aussi l’attente hypothétique d’un miracle ou d’un grand soir en cherchant à être accessible à chacun dès maintenant.

Face au dogmatisme idéologique ambiant, plusieurs axes dessinent un management efficace pour l’avenir :

-la reconnaissance des qualifications permettant leur plein exercice et la revalorisation de la technicité ;

-des droits d’expression et d’intervention individuels et collectifs ;

-la conjugaison permanente des aspects sociaux, économiques et environnementaux.

Ainsi, tout nouveau cadre macroéconomique ne pourra se passer de l’exploration du travail réel. Et les mesures macroéconomiques, elles-mêmes, ne sont efficaces que si elles s’inscrivent dans une transformation du mode de management et du travail renouant avec la création de valeurs et la démocratie. Prendre le pouvoir sur son travail au plan individuel et collectif relève d’une dynamique qui est déjà en marche et crée d’autres conditions pour l’avenir. C’est le lien entre démocratie, travail et développement de notre société qui attend bel et bien d’être retissé.

Ne faudrait-il pas engager une réflexion qui, en amont des conditions du partage des richesses et du pouvoir, revendique les capacités et les contributions à la décision des salariés ?

Nous prônons un mode de management qui porte le respect et la maîtrise des temporalités de l’homme et de la nature, le développement des capacités à décider ensemble.

DIGNITE ET CITOYENNETE AU TRAVAIL

Nous voulons qu’il reconnaisse les capacités à créer, à générer du plaisir, un sens de la responsabilité dans les activités humaines. Ce management doit certes s’intéresser à l’emploi mais aussi au travail. Il doit dépasser notamment le critère mutilant de l’employabilité en recherchant la meilleure qualité du travail, le développement des capacités des personnes dans l’emploi (finalité du travail, conditions de travail, relations professionnelles, interprofessionnelles et territoriales, qualifications, expériences singulières et collectives), ainsi que l’efficience des processus de travail (productivité globale, impacts sociaux et environnementaux, RSE).

Nous voulons un management qui reconstruise une considération pour la femme et l’homme au travail. C’est une question de dignité autant que d’efficacité sociale et économique.

Une telle construction nécessite de changer de paradigme et de mettre en place des logiques nouvelles de sécurisation pour un nouveau statut du travail et de la qualification.

À l’heure où la surexploitation s’attaque au cœur du travail qualifié, le défi consiste clairement à travailler à son dépassement pour une nouvelle civilisation du travail.

En conjuguant qualification, coopération, création, participation aux décisions dans l’entreprise et la cité, ainsi que la prise en compte du devenir de la planète, ce management alternatif débouche aussi sur une nouvelle phase de l’émancipation humaine et de la démocratie.

*MARIE-JOSÉ KOTLICKI est secrétaire générale de l’UGICT-CGT.

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