Les nanosciences: enjeux scientifiques et sociétaux, Aurélie Lopes et Jean-Noël Aqua
Les nano-sciences entre espoirs divers et inquiétude, éthique et principe de précaution, sont à l’origine d’une industrie nouvelle.
PAR AURÉLIE LOPES ET, JEAN-NOËL AQUA*,
Voir, comprendre, manipuler et utiliser la matière à l’échelle de l’atome : les Grecs l’avaient imaginé, la science contemporaine le réalise quotidiennement. Les nanosciences (nano pour le 9 de 10-9 m, un milliardième de mètre) marquent une véritable révolution scientifique et technologique. Une révolution continue, sans rupture conceptuelle mais caractérisée par une évolution quantitative débouchant sur une différence qualitative. Ce vaste domaine ouvre de nombreux champs de recherche fondamentale déjà couplée aux applications technologiques et concerne largement tant les laboratoires de recherche publique et privée que la production industrielle. Les nanotechnologies soulèvent l’espoir de nouvelles possibilités mais aussi de nombreuses questions sociétales liées au financement et à la liberté de recherche, à l’utilisation des techniques, aux fantasmes scientifico-techniques, aux peurs et angoisses modernes, à l’exploitation de la technique pour le seul profit. Rapide tour d’horizon d’un champ de connaissances et d’applications en pleine expansion.
QU’EST-CE QUE LES NANOSCIENCES ?
-Le nanomètre (dérivé du pré- fixe nano, venant du grec nain) désigne un milliardième de mètre, 10-9 m, un millimètre divisé en mille puis en mille, et correspond aux échelles typiques des atomes. Les nanosciences concernent ainsi l’étude des phénomènes aux échelles atomiques et moléculaires où les propriétés de la matière diffèrent sensiblement de celles à plus grande échelle. Les nano- technologies correspondent à la caractérisation, la conception et l’application de dispositifs à l’échelle “nanoscopique”.
-Le développement des nanosciences a été permis par une multitude de techniques. Un premier jalon remarquable concerne la mise au point d’un microscope un peu particulier n’utilisant pas de lumière mais des courants électriques, le microscope à effet tunnel. Il fut conceptualisé en 1981 par deux chercheurs d’IBM, G.Binning et H.Rohrer, du temps où cette entreprise faisait encore de la recherche fondamentale. La découverte des fullerenes (un assemblage d’atomes de carbone sous forme de ballon de football), des nanotubes de carbone, et la manipulation d’une électronique basée sur le spin des électrons (une propriété intrinsèque des particules au même titre que leur charge) qui valut un prix Nobel au français Albert Fert en 2007, ont constitué une part majeure du développement des nanosciences. L’essentiel de l’intérêt des nanotechnologies vient des propriétés nouvelles de la matière liées aux phénomènes quantiques dominant à ces échelles. Dans le “nanomonde”, les objets considérés sont des assemblages d’atomes dont les propriétés (magnétique, électrique, optique,
catalytique etc.) sont directement influencées par la taille et la forme des objets. Des nouvelles propriétés en découlent qui font tout l’intérêt des nanosciences.
LES NANOSCIENCES ET LES NANOTECHNOLOGIES DANS NOTRE QUOTIDIEN…
Les nanotechnologies font en fait partie de notre quotidien depuis très longtemps ! Les maitres-verriers du Moyen-Âge teintaient les vitraux des cathédrales à l’aide d’oxydes métalliques contenant des nanocristaux. Le célèbre vase romain de Lycurgus doit sa couleur rouge à la présence de nanoparticules d’or. Aujourd’hui, les nanotechnologies ne sont pas la chasse gardée des laboratoires de recherche et de l’industrie de pointe.
Les nouvelles perspectives d’applications sont souvent vues comme la prochaine révolution industrielle. L’apparition et le développement de nouveaux matériaux, de nanomatériaux ou de matériaux nanostructurés, pourraient ainsi permettre le développement de cellules photovoltaïque plus performantes, améliorer l’efficacité catalytique…. Elles ont déjà fait leur apparition dans notre quotidien :
En médecine avec l’utilisation de produits de contraste pour l’imagerie ou encore dans le traitement de certains cancers.
Les nanomatériaux avec le développement de cellules photovoltaïques où l’empilement de semi-conducteurs contrôlés à l’échelle nanométrique améliorent le rendement.
L’électronique du quotidien (ordinateurs, téléphones, etc.) où les processeurs de l’ordre de quelques dizaines de nanomètres constituent aujourd’hui l’état de l’art.
Elles sont également présentes dans les cosmétiques avec la présence de nanoparticules de dioxyde de Titane dans les crèmes solaires et les crèmes hydratantes, ainsi que dans des dentifrices. Les balles de tennis en matériaux nanocomposites ont vu leur durée de vie augmentée alors que les raquettes perdaient en poids tout en gagnant en résistance, grâce à la présence de nanotubes de carbone dans leur structure ! Les nano-matériaux sont partout !
LES ENJEUX ÉCONOMIQUES
Aujourd’hui la production de nanomatériaux, ou de matériaux nanostructurés est un marché de plusieurs milliards d’euros. Les USA sont le premier pays pour l’investissement dans la recherche et le développement avec 1,8 milliard de dollars. Les entreprises et la recherche bénéficient en France d’un fort soutien public (ANR, PCRD, Cnano, Pnano, CEA Leti, Minatech…) à travers le financement de recherches souvent interdisciplinaires et menées en collaboration avec les entreprises du domaine (Michelin, l’Oréal, STMicro…). À partir des recherches fondamentales qui prédisent de nouvelles propriétés, les nouvelles perspectives d’applications sont souvent vues comme la prochaine révolution industrielle ou comme une révolution en cours de développement. L’apparition et le développement de nouveaux matériaux, de nanomatériaux ou de matériaux nanostructurés, pourraient ainsi permettre le développement de cellules photovoltaïques plus performantes, d’améliorer l’efficacité catalytique…
LES NANOS: UN ENJEU SOCIÉTAL… OU UN INFINIMENT PETIT QUI FAIT PEUR !
Quel que soit le domaine des sciences que l’on considère et les technologies qui en découlent, il y aura toujours des questions éthiques et des “dangers” qui se poseront. Le développement industriel et la place prise par les nanosciences et les nanotechnologies dans notre quotidien conduit beaucoup de citoyens à s’interroger sur les risques toxiques et sociétaux. Pour beaucoup, les « nanos » ne sont pas bien compris et sont laissés aux experts. Quelles utilisations peuvent être faites des technologies ? Qui décide des orientations de la recherche ? Les citoyens en ce domaine comme dans bien d’autres sont laissés au bord du chemin.
Dans le cas des nanotechnologies, des questions éthiques liées à la miniaturisation du stockage de l’information, les risques toxicologiques et environnementaux (« nanopollution » liée à la taille, la composition chimique ou la forme), l’absence de réglementation spécifique pour la mise sur le marché et les faiblesses de la toxicologie sont des points essentiels du débat. Les recherches portant sur l’impact de différents types de nano pollution et sur les effets des nanoparticules sur les organismes vivants commencent à peine à donner leurs premiers résultats.
En France, l’Afsset a publié en juillet 2008 un guide pour mieux détecter les situations d’expo- sition dans son rapport sur les risques au travail liés aux nanomatériaux. Le Haut Conseil de la Santé Publique et le Conseil Économique Social et Environnemental se sont également saisis de ces questions et ont produit plusieurs rapports. Aujourd’hui en vertu du principe de précaution, l’Affset recommande que la production et l’utilisation des nanotubes de carbone soient effectuées dans des « conditions de confinement strict » afin de protéger les travailleurs et les chercheurs. Il a également été proposé par l’AFSSAPS dans un avis de mars 2010 qu’il y ait un étiquetage systématique des pro- duits contenant des nanoparticules, ainsi que la conduite d’études de toxicité systématique avant “la mise sur le marché”, sur le même modèle que la directive REACH concernant les produits chimiques.
Les nanosciences et nanotechnologies, comme les autres domaines de la science, soulèvent donc de multiples questions sur les conséquences et la finalité de leur utilisation. Afin d’aborder ces questions de façon rationnelle, le partage des connaissances se révèle décisif pour l’exercice concret de la démocratie. Le développement de la science est important en soi, s’inscrivant dans la quête continue de l’homme pour comprendre le monde qui l’entoure. Il reste décisif pour l’amélioration des conditions de vie par un progrès technique qui se doit d’être partagé par tous. Mais nous devons être capables de nous poser les bonnes questions et d’y répondre collectivement lorsque l’on aboutit aux applications technologiques. En France, un débat public sur les nanotechnologies a été organisé par la Commission Nationale du Débat Public entre octobre 2009 et février 2010. Il s’est heurté à la complexité du sujet et des enjeux qui l’accompagnent, et à la volonté de certains acteurs de refuser le débat pour des raisons différentes (experts ou industriels fuyant l’intervention citoyenne ou militants “anti”-nano refusant le débat). Comme pour toute technologie, les nanotechnologies révèlent le besoin urgent d’intervention à la fois des travailleurs et des citoyens dans les choix économiques. Comme pour les autres secteurs économiques, les droits des citoyens et des salariés dans les entreprises publiques et privées (liberté de recherche en amont, droit de vote dans les conseils d’administration des entreprises…) sont des outils essentiels pour la gestion des risques à long terme et pour une approche démocratique des finalités de la production économique pour un développement humain durable respectueux de l’environnement.
Malgré les questions suscitées par les nanosciences et nanotechnologies, la révolution scientifique et technique qu’elles représentent, placé au service de l’Homme, pourrait contribuer à relever quelques grands défis technologiques et environnementaux, à améliorer les conditions de vie et les potentiels offerts à tous. Dans ce domaine comme dans d’autres, le partage des connaissances reste autant décisif dans l’exercice du pouvoir que pour l’émancipation intellectuelle qu’il procure. Le nano-monde ne fait que commencer d’agiter le monde à taille humaine.
*AURÉLIE LOPES est doctorante en sciences de la matière et nanos- ciences à l’Université d’Aix-Marseille, JEAN-NOËL AQUA est maître de conférences, physicien, à l’Université Pierre et Marie Curie.