Semi-conducteurs et géopolitique, Gauthier Horde*

Les semi-conducteurs sont devenus indispensables dans tous les domaines de notre vie. Au niveau international, ils représentent de tels enjeux industriels, économiques et stratégiques, à la fois pour leur fabrication et leur utilisation, qu’ils peuvent façonner la géopolitique mondiale. D’où la nécessité d’un contrôle démocratique.

*Gauthier Horde est ingénieur en électronique

Les semi-conducteurs ont pris une place prépondérante dans l’économie. L’électronique est l’une des disciplines qui permettent le développement de la technologie. Les objets et les systèmes intègrent de plus en plus d’électronique, et la complexification s’accroît à mesure que l’on cherche à augmenter les niveaux de performances. L’industrie utilise toujours plus d’électronique pour répondre aux besoins de productivité : automatisation, robotisation, informatique, moyens de communication, etc. Cette croissance est également visible dans les biens de consommation destinés au grand public : la puissance de calcul des ordinateurs, smartphones et tablettes est en constante augmentation. Dans les industries automobile, aéronautique, aérospatiale et ferroviaire, l’électronique a désormais une place de première importance. Par exemple, les voitures et les avions sont équipés de systèmes d’aide à la gestion de plus en plus sophistiqués et performants.

Dans l’industrie comme dans les objets du quotidien, les semiconducteurs ont permis des avancées importantes dans la technologie

De manière générale, on assiste à une accélération du développement des systèmes intelligents qui colonisent le quotidien de millions, voire de milliards de personnes. On trouve dans les circuits électroniques divers composants, parmi lesquels les semi-conducteurs. Ils vont de la simple diode ou transistor, aux microprocesseurs très puissants, souvent intégrés dans des puces de plus en plus petites. Ces semi-conducteurs sont composés pour la grande majorité de silicium, élément chimique abondant dans la croûte terrestre.

LE CONTEXTE INDUSTRIEL

Si le pétrole a été l’une des sources du développement d’une productivité sans précédent dans l’histoire de l’humanité, les semi-conducteurs vont prendre une place presque aussi importante, à tel point que l’on parle de troisième révolution industrielle.

Siège de la firme TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Co.) au parc des sciences de Hsinchu, Taïwan. TSMC fournit 90% des puces les plus avancées, notamment pour Apple et Nvidia.

L’économie capitaliste est extrêmement consommatrice d’énergie, et l’énergie fossile en est un pilier ; le développement de l’électronique positionne les semi-conducteurs à une place si importante qu’ils en constitueront l’autre, après l’énergie. Il y a donc une dépendance, et elle s’est clairement révélée lors de la crise des semi-conducteurs qui débuta en 2020 sous l’impact de la crise sanitaire de la covid 19 : les mesures de confinement entraînèrent une baisse de la production industrielle, notamment dans le secteur automobile. En parallèle, le passage au travail à distance et les besoins en connectivité qui en découlent, ainsi que la consommation de marchandises électroniques de loisirs (consoles de jeux, ordinateurs…) augmentèrent la demande, si bien que les fonderies de semi-conducteurs concentrèrent leurs activités prioritairement sur ces dernières, car elles représentent un marché plus lucratif que l’automobile. Lorsque la production automobile repartit, fin 2020, il n’y avait plus assez de composants sur le marché. Cette pénurie eut pour conséquence un ralentissement de la production. L’usine de Renault de Sandouville, près du Havre, cumula plus de 60 jours d’arrêts en 2021. Dans la même année, en Europe, le taux d’utilisation des usines automobiles est tombé à 60% (selon le cabinet Inovev[1]) et la production mondiale a baissé de 12 % (selon IHS Markit[2] ). Toujours en 2021, la demande en semi-conducteurs a progressé de 25,1 % (selon le cabinet Gartner[3] ).

L’industrie utilise toujours plus d’électronique pour répondre aux besoins de productivité : automatisation, robotisation, informatique, moyens de communication

Les entreprises du secteur se sont trouvées en sous-capacité productive, c’est-à-dire que la demande dépassa l’offre, contribuant à l’inflation des prix des composants. Les conséquences positives en ont été une croissance de l’ordre de 26,1 % (selon le cabinet Gartner).

UN NOUVEAU MODÈLE ÉCONOMIQUE

Dans les années 1980, les pays les plus avancés du capitalisme ont opéré une transition dans la structure de leur économie. La crise économique du début des années 1970 a provoqué un ralentissement de la croissance. On observe une tendance à la diminution des taux de profits dans le secteur productif depuis cette époque. Pour contrecarrer cette tendance, les capitalistes ont transféré les moyens de production les moins complexes vers des pays avec des « coûts » de main-d’œuvre plus faibles, essentiellement vers l’Asie. Les entreprises se sont séparées de certaines de leurs activités pour se spécialiser et en vue d’augmenter leur taux de profit. En parallèle, les capitalistes ont développé et investi davantage dans le secteur financier. L’économie mute, l’industrie se compartimente et une nouvelle division internationale du travail s’organise.

Les entreprises du secteur se sont trouvées en sous-capacité productive, c’est-à-dire que la demande dépasse l’offre, contribuant à l’inflation des prix des composants.

Dans le secteur de l’électronique, les grandes entreprises abandonnent le développement et la production des composants pour se concentrer sur les systèmes. Ainsi, des entreprises sous-traitantes vont se créer pour répondre à la demande des donneurs d’ordre et devenir des géantes. C’est à Taïwan que l’industrie du semi-conducteur va prendre un essor considérable. À elle seule, l’île possède 63 % des fonderies mondiales, ce qui représente 15 % de son PIB. C’est à Taïwan que se trouve la première entreprise du secteur, TSMC, qui produit 90 % des puces les plus avancées, notamment celles utilisées par Apple pour ses iPhones ou Nvidia pour les cartes graphiques. Sa valeur boursière équivaut à plus de 50 % du PIB taïwanais. Cette entreprise a été fondée par l’ingénieur Morris Chang, formé aux États-Unis et qui a exercé pendant vingt-cinq ans au sein de la géante états-unienne Texas Instrument.

LE CARACTÈRE STRATÉGIQUE DES SEMI-CONDUCTEURS

Les impérialismes américain et chinois rivalisent férocement. Il s’agit d’une bataille pour la suprématie économique. Depuis plusieurs dizaines années, l’impérialisme américain cède du terrain au chinois. Bien que la croissance économique chinoise soit en net recul ces derniers temps, son ascension fulgurante depuis le début des années 1990 inquiète au plus haut point les États-Uniens. La rétrogradation au rang de deuxième puissance économique mondiale au profit des Chinois porterait un coup dur aux intérêts capitalistes des États-Unis et se traduirait par une perte de profits pour ses entreprises.

C’est à Taïwan que se trouve la première entreprise du secteur, TSMC, qui produit 90 % des puces les plus avancées, notamment celles utilisées par Apple pour ses iPhones ou Nvidia pour les cartes graphiques.

Cette bataille, qui a débuté sur le plan économique, s’étend au domaine militaire. La guerre est bien souvent le dernier recours dans les rivalités économiques entre les États. Une rupture dans la chaîne d’approvisionnement deviendrait un danger pour les économies. La crise des semiconducteurs a démontré leur rôle central dans l’économie comme sur le plan militaire : la pénurie de composants est un sérieux problème pour le développement et le maintien en conditions opérationnelles des systèmes d’armes, et de l’armement de manière générale, qui intègrent de plus en plus des technologies à base de semiconducteurs. Il est donc vital pour un État d’avoir au minimum un contrôle sur ses approvisionnements. Si l’administration états-unienne s’intéresse de très près à Taïwan, ce n’est certainement pas pour la défense de la démocratie face aux velléités d’annexion de l’île par l’État chinois; la raison principale réside dans le caractère stratégique de l’industrie taïwanaise, qui fournit notamment les États-Unis en semi-conducteurs. Et le regain d’intérêt de la Chine pour Taïwan repose sur le même principe. La visite de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, en août 2022 avait pour objectif premier de discuter en particulier avec TSMC du partenariat et de la stratégie à définir à l’égard des États-Unis. Cette visite avait engendré une situation de crispation avec les Chinois, qui ont organisé un blocus militaire autour de l’île. Le déplacement de troupes militaires dans la zone se fait de plus en plus important de part et d’autre. Les États-Unis y ont mobilisé d’importantes forces navales. L’issue du conflit résiderait dans la prise de contrôle, par l’un ou l’autre des parties, sur l’industrie taïwanaise des semiconducteurs.

LES STRATÉGIES INDUSTRIELLES

La Chine accuse un retard non négligeable dans la technologie des semi-conducteurs, dont les performances sont pour le moment inférieures de celles de ses concurrents américains et taïwanais. Elle importe 85 % de ses puces pour plus de 400 milliards de dollars. L’État chinois a engagé 150 milliards de dollars dans le secteur privé, qui a bénéficié en grande majorité à la plus grande entreprise de puces et microprocesseurs chinoise : SMIC. De l’autre côté, les États-Unis ont également mis en place une série de mesures pour réimplanter des centres de développement et de production sur leur territoire, dont TSMC, qui va y construire deux nouvelles usines. Pour les attirer, les États-Uniens ont offert à l’entreprise des avantages en matière de fiscalité et de réglementation.

Une rupture dans la chaîne d’approvisionnement deviendrait un danger pour les économies. La crise des semi-conducteurs a démontré leur rôle central dans l’économie comme sur le plan militaire.

Ce qui lie TSMC aux États-Unis, outre le fait que son fondateur historique a été formé par les Américains, c’est la perspective de profit plus intéressante que partout ailleurs. Si la Chine venait à envahir Taïwan, les États-Unis continueraient à bénéficier de la technologie de TSMC. L’administration Biden a ainsi fait adopter une nouvelle loi, le Chips and Science Act, qui octroie à l’industrie privée des semi-conducteurs une enveloppe de 52 milliards de dollars. Ainsi, la construction d’une nouvelle usine d’Intel bénéficiera d’un investissement public à hauteur de 30 à 40 %. Pat Gelsinger, son P-DG, a déclaré récemment que« l’augmentation des capacités de production est très gourmande en capital et que, sans investissement public, il ne serait pas en mesure de pouvoir construire de nouvelles usines ». Une autre façon de dire que l’État est avant tout au service des capitalistes et que son rôle est de garantir leurs intérêts. C’est tout le sens de la stratégie déployée avec le Chips and Science Act : les investissements et la commande publics au service du capital. Il s’agit ici en définitive d’une politique keynésienne. Dans cette loi figurent également des mesures de rétorsion qui interdisent aux entreprises états-uniennes de commercer avec deux entreprises chinoises : Huawei et SMIC. C’est l’expression même de la guerre économique que se livrent la Chine et les États-Unis.

ET INTÉRÊT DES TRAVAILLEURS ?

La fabrication des puces requiert des procédés très complexes, du fait notamment de la miniaturisation. Les entreprises sont frileuses pour investir davantage sur leurs fonds propres afin d’augmenter leur capacité de production. Les industries des semi-conducteurs connaissent le problème de la baisse tendancielle du taux de profit, comme le secteur industriel dans son ensemble. Certes, elles ont tiré avantage du déséquilibre entre l’offre et la demande, qui a engendré une inflation des prix des composants et a augmenté artificiellement et temporairement les taux de profit. Cependant, la concurrence les poussera tôt ou tard à devoir augmenter leurs capacités de production pour répondre à la demande afin de s’approprier des parts de marché. D’autre part, le besoin croissant de l’industrie et le caractère stratégique que revêtent les semi-conducteurs poussent les capitalistes et les États à demander une accélération dans la montée en puissance des capacités de production, en passant si nécessaire par les subventions publiques. Le secteur a atteint une telle importance que nous assistons aujourd’hui à un revirement par rapport à la politique d’externalisation qui a été mise en œuvre ces trente dernières années. La baisse du « coût » de la main-d’œuvre est passée à l’arrière-plan, au profit du développement de technologies à bas coût, c’est-à-dire de semiconducteurs dont la fabrication est rendue moins complexe. Ce secteur est devenu une des terrains d’expression des rivalités impérialistes qui opposent la Chine aux États-Unis.

Les entreprises sont frileuses pour investir davantage sur leurs fonds propres afin d’augmenter leur capacité de production. Les industries des semi-conducteurs connaissent le problème de la baisse tendancielle du taux de profit, comme le secteur industriel dans son ensemble

Dans cette guerre économique, les travailleurs, qu’ils soient chinois, américains ou taïwanais, n’ont pas intérêt à soutenir l’un ou l’autre camp. Le contexte économique induira un accroissement de l’exploitation du travail salarié, indépendamment des catégories, ouvrier, technicien ou ingénieur. Par un effet de ricochet, ce qui est valable pour ces derniers l’est aussi pour l’ensemble les travailleurs du monde. Dans cette guerre économique, les travailleurs en paieront le prix fort, tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre. La seule perspective viable pour les travailleurs est le renversement du capitalisme, c’est-à-dire la socialisation des moyens de production et d’échange sous le contrôle démocratique des travailleurs. Cela est absolument vrai dans le secteur de l’électronique de manière générale car le développement de la technologie doit être au service de l’humanité et non pour répondre à la soif de profit des capitalistes, la classe minoritaire par son nombre mais dominante du point de vue de la position économique qu’elle occupe dans la société.


[1] Inovev est une société de services mondiale entièrement dédiée à l’industrie automobile. Elle fournit des données, des analyses et des services aux professionnels de l’automobile qui conçoivent et développent les véhicules et les systèmes automobiles : professionnels des constructeurs et de leur chaîne logistique

[2] IHS Markit est une entreprise états-unienne d’information économique.

[3] Gartner Inc. est une entreprise états-unienne de conseil et de recherche dans le domaine des techniques avancées. Son siège social est à Stamford, dans le Connecticut.

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