La perception du progrès scientifique et technique : l’énergie nucléaire comme révélateur, Yves Bréchet*

Quand une société comme celle dans laquelle nous vivons est à ce point rétive à des évidences, quand ses craintes sont à ce point résistantes à toute réfutation rationnelle, il est probable que c’est dans le chapitre de ses croyances implicites qu’il faut chercher les causes de ses peurs. C’est la thèse de cet article que la perception du progrès par une société est une mesure de sa volonté implicite de maîtriser la nature.

Yves Bréchet, ancien haut-commissaire à l’énergie atomique, est membre de l’Académie des sciences.

Il est un fait d’expérience indéniable : nous vivons plus longtemps en meilleure santé et dans des conditions de confort accrues, et c’est au progrès technique que nous le devons. Nous avons une meilleure connaissance du monde vivant et du monde physique, et c’est le prodigieux développement de la science qui nous l’a permis. Cela ne signifie pas nécessairement une vie plus heureuse, le bonheur n’étant pas une grandeur mesurable. Mais cela signifie qu’en tant que tel le progrès, scientifique ou technique, a tenu des promesses et les tiendra vraisemblablement encore. Évidence des biens du progrès donc, et en même temps évidence de la méfiance vis-à-vis du progrès : vivons-nous dans une société schizophrène? Quand les scientifiques se rassurent par des sondages faits auprès de la population, qui dit soutenir la recherche, ils omettent de préciser qu’il s’agit en fait de la recherche médicale. Nous n’avons jamais autant bénéficié du progrès, et pourtant nous sommes de plus en plus méfiants à son égard.

DEUX VISIONS DE LA NATURE

La volonté de maîtriser la nature se décline de deux façons : une volonté de la comprendre, qui est la source de toute volonté de connaissance scientifique, et une volonté de s’en servir, qui est la source du progrès technique. Comprendre pour comprendre et comprendre pour faire sont donc les deux facettes du progrès, et nous les tenons pour inséparables. Elles présupposent que la nature est un objet extérieur à l’humain et qu’elle n’a pas en soi de nature divine et sacrée, de telle façon que l’on puisse imaginer la connaître et la faire servir.

La volonté de maîtriser la nature se décline de deux façons : une volonté de la comprendre, qui est la source de toute volonté de connaissance scientifique, et une volonté de s’en servir, qui est la source du progrès technique.

Notre approche rationnelle du monde dépend donc clairement de nos présupposés métaphysiques. L’athéisme et le déisme sont compatibles avec une vision externe de la nature. La notion d’un dieu personnel est compatible avec une vision utilitariste de la nature (voir par exemple les premiers chapitres de la Genèse, où Dieu donne le monde à l’homme), mais elle interfère avec la volonté de compréhension scientifique de la nature, comme violant la règle du rasoir d’Ockham. Une vision panthéiste de la nature est incompatible à la fois avec une conception utilitariste et avec une approche de compréhension scientifique. Notre volonté de maîtriser la nature résulte de la conviction que la production de richesses bénéficie in fine à la société humaine. La façon dont ces richesses sont distribuées, la justice sociale, les modèles économiques sous-jacents peuvent varier, mais la volonté de maîtriser la nature n’a de sens que si des richesses accrues sont perçues comme un accroissement des biens. On m’objectera que les moines cisterciens ont développé des forges, ce à quoi nous répondrons que la maîtrise de ces technologies leur permettait d’assurer un revenu pour leurs aumônes ou pour leur profit propre ou pour la puissance de leur ordre.

Le nucléaire est la forme d’énergie la moins intuitive de la nature. Elle est pourtant à l’origine de la géothermique pour ce qui est de la fission (ici un geyser en Islande) et de la chaleur du Soleil pour ce qui est de la fusion. Notons aussi qu’il a existé des réacteurs nucléaires naturels, comme ceux d’Oklo, au Gabon.

En résumé, il nous semble que les conditions nécessaires à une perception positive du progrès sont, d’une part, une valorisation des richesses matérielles et, d’autre part, une « sécularisation » de la nature soit au profit d’une divinité personnelle ou abstraite, soit au profit d’une absence de divinité. C’est cette double condition, du point de vue métaphysique et du point de vue économique, que nous allons explorer pour examiner l’évolution de la notion de progrès depuis le siècle des Lumières. Nous utiliserons ensuite la même grille de lecture pour analyser, à titre d’exemple, la perception de l’énergie nucléaire dans nos sociétés.

LA PERCEPTION DU PROGRÈS, UNE QUESTION MULTIFORME

Quand on aborde la question de la perception de la science et de la technologie par une société, il est capital de bien faire la distinction entre l’opinion publique et les faiseurs d’opinion publique. Par « faiseurs d’opinion » nous entendons une élite sociale qui impose les choix soit de façon directive, soit par imitation. Les faiseurs d’opinion au XVIIIe siècle étaient les salons et la haute aristocratie, puis sont venus la presse écrite, la radio, la télévision, Internet… Les faiseurs d’opinion ont une tendance naturelle à confisquer la voix de l’opinion publique et à l’identifier avec leurs propres marottes. Nous ne sommes pas loin de penser que nombre de modes en termes de production énergétique, nombre d’exigences dites « sociétales » dans les programmes de recherche sont en réalité un résultat de cette confiscation de la parole publique par les faiseurs d’opinion. On nous objectera que l’arrivée d’Internet restaure la parole publique, mais c’est sans compter avec les biais cognitifs propres au militantisme « anti- » qui rend les adversaires du progrès beaucoup plus visibles sur la Toile. On pourrait aussi espérer que les faiseurs d’opinion ayant a priori plus de capital d’instruction auraient une approche plus rationnelle. L’histoire nous apprend que ce n’est pas le cas, et Montesquieu l’avait déjà dit : « j’aime les paysans, ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers » (Pensées).

Quand un individu veut empêcher un intervenant de parler dans une réunion à 20 personnes, les 19 autres lui intiment d’écouter avant de parler. Quand 10 militants font de même dans une réunion de 200 personnes, la réunion est sabotée. Il nous faut réapprendre que le débat public passe par des petits groupes et demande du temps.

Les médias ont une propension à favoriser l’événement spectaculaire, à opposer des opinions sans les distinguer des avis, à confondre démonstration et témoignage, ce qui en fait des acteurs peu fiables dans la recherche de la rationalité. La dérégulation du marché cognitif amenée par Internet, la disqualification de l’expertise et la valorisation de l’indépendance comme source de validation d’expertises autoproclamées achèvent de brouiller le tableau. La seule façon d’analyser la perception du progrès par le public est d’aller vers le public, non pas pour le sonder comme on sonde un puits mais pour l’écouter, pour parler avec lui. C’est une mission essentielle qui concerne tous les amis des sciences.

Les faiseurs d’opinion ont une tendance naturelle à confisquer la voix de l’opinion publique et à l’identifier avec leurs propres marottes.

La question du progrès elle-même nécessite de l’analyser dans la nuance. Au XVIIIe siècle, l’Encyclopédie de D’Alembert et Diderot ainsi que l’Esquisse sur les progrès de l’esprit humain de Condorcet nous donnent une vision globale du progrès, dans laquelle les connaissances pures et les connaissances appliquées coexistent harmonieusement. Tout au long du XIXe siècle, une évolution progressive conduit à les distinguer, notamment dans la vision humboldtienne de l’université allemande. Le rapport Bush en 1945 (qui servira de base au développement des Bell Labs) distingue très nettement la recherche appliquée de la recherche fondamentale pour protéger l’une de l’autre.

Venons-en maintenant à la deuxième facette : la valorisation de la création de richesse. Le siècle des Lumières, au moins jusqu’à l’apparition de la pensée rousseauiste, considérait la consommation comme une bonne chose : Voltaire dans le Mondain parlait du luxe, « chose si nécessaire », et Montesquieu dans l’Esprit des lois ne tarissait pas d’éloges sur le commerce. Esquissons maintenant l’analyse du versant métaphysique. Au XVIIIe siècle, l’idéologie religieuse des élites était le déisme – parfois l’athéisme, comme pour Diderot –, et dans la population le dieu personnel occupait une place qu’on n’aurait pas pensé donner à la nature. Ce n’est nullement un hasard de trouver chez Rousseau à la fois le rejet des sciences (Discours sur les sciences et les arts), l’éloge de la frugalité (Discours sur l’origine et les fondements l’inégalité parmi les hommes) et le culte de la nature à peu près à chaque ligne de son œuvre : ce sont les trois ingrédients du refus du progrès, la matrice de la pensée de l’écologie politique. C’est cette pensée – un rousseauisme mal digéré mâtiné d’un rejet fondamental de la société capitaliste – qu’on voit se développer, alliant le rejet des richesses matérielles qui constituent en quelque sorte la force motrice du progrès technique et la divinisation de la nature qui fait obstacle au progrès scientifique. C’est cette idéologie, car c’en est une, et des plus délétères, qui conduit tout naturellement au rejet du progrès scientifique et technique.

Si on ajoute à cela la propension naturelle de l’époque à favoriser l’événement sur le fond, dans une sorte de « zapping culturel », on en déduit tout naturellement la substitution du gadget à l’invention et de l’innovation à la recherche. Après avoir attaqué les causes du progrès, on en mine les conditions d’existence, et, si nous n’y prenons garde, ce n’est pas de la perception du progrès qu’il sera question mais de son existence même. C’est en ce sens que cette idéologie nous paraît essentiellement délétère.

L’ÉNERGIE NUCLÉAIRE COMME RÉVELATEUR DU REJET DU PROGRÈS

Si l’analyse générale que nous venons de proposer, à savoir que les réticences à l’égard du progrès sont révélatrices des présupposés irrationnels d’une société, et que l’évolution de nos sociétés modernes est sous-tendue à la fois par une désaffection vis-à-vis du matérialisme consumériste et par une dépersonnification des croyances religieuses au bénéfice d’un « panthéisme écologique », on doit s’attendre à ce que les avatars du progrès les plus étroitement liés au consumérisme ou les plus éloignés d’une nature idéalisée soient les premières victimes du rejet.

La seule façon d’analyser la perception du progrès par le public est d’aller vers le public, non pas pour le sonder comme on sonde un puits mais pour l’écouter, pour parler avec lui.

Le consumérisme a particulièrement bénéficié d’une énergie abondante et peu chère, et d’un accès sans restriction à la nourriture. Faisant suite aux restrictions drastiques de la Seconde Guerre mondiale, ces deux commodités majeures ont été accueillies avec enthousiasme. La pénurie alimentaire disparue, les causes de cette disparition, à savoir les insecticides et les engrais augmentant le rendement à l’hectare, ont été soupçonnés (parfois à juste titre), et le dernier venu des outils de productivité agricole, les OGM, précisément le plus éloigné des actions d’une nature idéalisée, a été l’objet d’une peur totalement irrationnelle. On a beau dire que pas une seule mort liée aux OGM n’est répertoriée, et cela malgré une surconsommation aux États-Unis qui donne au moins une référence épidémiologique, il suffit d’une étude mal ficelée accompagnée d’une campagne de promotion bien orchestrée pour que la panique s’installe. Notons que les États- Unis, qui ne sont pas sortis, au moins collectivement, du culte de la consommation, ne connaissent pas cette crise anti-OGM. Il n’est pas fortuit de constater que les États-Unis ne sont pas non plus sortis de la croyance en un dieu personnel, ce qui permet la coexistence d’une mystique des grands espaces avec une adhésion subliminale à l’injonction biblique de soumettre la nature à l’homme.

Traitons de façon plus détaillée un autre exemple qui nous semble révélateur de la méfiance à l’égard du progrès qui va jusqu’au rejet. Il s’agit de l’énergie nucléaire. Une réaction courante dans les débats sur l’énergie, particulièrement en Europe, consiste à parler des énergies fossiles exclusivement en termes de pollution, des renouvelables exclusivement en termes d’opportunités, et du nucléaire en termes de risques. On peut trouver de bonnes raisons pour rejeter l’énergie nucléaire : la nécessité d’une stabilité politique durable, les surcoûts progressivement imposés par des mesures de sûreté de plus en plus exigeantes, l’épuisement progressif des ressources en uranium ou la situation d’économie quasi coloniale dans certains des pays producteurs. Ce n’est pas le lieu ici de discuter le poids respectif à donner aux arguments et contre-arguments.

Notre propos est simplement de constater que le rejet de l’énergie nucléaire, appuyé par des arguments de santé publique est associé à une argumentation irrationnelle et est, de fait, révélatrice d’un rejet instinctif du progrès. Ramenée à la production électrique, l’énergie nucléaire est moins dangereuse que les autres technologies de production, au moins en ce qui concerne les morts constatées et estimés par l’OMS. Ce n’est pas très surprenant quand on pense à la densité d’énergie nucléaire contenue dans la matière. Rapportés aux quantités d’énergie produite, les accidents nucléaires on fait peu de morts. Le rapport au charbon est dans un facteur 2 000, et la mortalité de l’éolien et du photovoltaïque (liée aux accidents d’installation) est encore supérieure d’un facteur 3[1].

La Fée Électricité, de Raoul Duffy (huile sur contreplaqué,1937; musée d’Art moderne de Paris). L’avènement de l’électricité a marqué l’histoire du progrès humain de façon spectaculaire.

On peut gonfler les chiffres de mortalité en multipliant des probabilités infimes associées aux très faibles doses par des nombres de personnes très grands, mais c’est aussi crédible que d’estimer les morts induites par l’augmentation de l’exposition aux rayonnements ionisants en montant sur un escabeau, comme le suggérait Georges Charpak. La traduction des risques excédentaires de cancer en termes « d’équivalent annuel en paquet de cigarettes » a été proposée par Hervé Nifenecker, et est particulièrement éclairante. L’irradiation du public par les centrales nucléaires correspondrait, en termes de cancers excédentaires, à l’effet d’un paquet de cigarettes par an, à comparer à la radioactivité naturelle (25 paquets) ou à un examen médical aux rayons X (2 paquets). Mais rien n’y fait, sur la question de la santé publique la peur demeure et la désinformation continue… Quand une crainte peut résister aussi constamment à une réfutation aussi simple, c’est qu’elle s’enracine dans une croyance irrationnelle de la société.

Une réaction courante dans les débats sur l’énergie, particulièrement en Europe, consiste à parler des énergies fossiles exclusivement en termes de pollution, des renouvelables exclusivement en termes d’opportunités, et du nucléaire en termes de risques.

L’énergie nucléaire est doublement disqualifiée : par son lien de proximité avec un consumérisme rejeté, car désormais associé à une crise économique structurelle qui produit des craintes bien réelles (celles de perdre son emploi), et par son éloignement de la nouvelle divinité tutélaire, « mère Nature ». Car le rejet de l’énergie nucléaire n’est pas seulement né dans le sillage du diable, dans le développement d’une arme létale pour l’humanité ; si telle était la cause, le rejet aurait dû être plus vif quand l’arme atomique venait d’être utilisée, ou encore pendant la guerre froide. À cette époque, on avait des films vibrants d’émotion sur l’énergie nouvelle en passe d’être maîtrisée pour le confort de tous. Elle est surtout la forme d’énergie la moins intuitive de la nature : savoir qu’elle est à l’origine de la géothermique pour ce qui est de la fission ou de la chaleur du Soleil pour ce qui est de la fusion suppose une formation scientifique non négligeable. Avoir entendu parler de réacteurs naturels comme Oklo est le fait de spécialistes. Cette forme d’énergie est perçue comme totalement artificielle, à l’opposé des énergies alternatives, solaires, éoliennes, hydrauliques dont tout un chacun a une expérience personnelle.

Brûler un matériau parfaitement inutile par ailleurs – l’uranium – pour fournir une énergie peu chère et abondante, avec une létalité minimale est objectivement un progrès… à condition que la société considère comme un bien de disposer d’une énergie peu chère et que toute interférence avec la nature – comme la création de déchets à longue durée de vie – ne soit pas perçue comme inacceptable. Le refus du consumérisme décroît l’intérêt, et la déification de la nature accroît la malédiction ontologique. Le refus du nucléaire est donc constitutif de la montée de l’écologie politique, qui est à la fois un rejet du capitalisme (assumé) et une théologie panthéiste (latente).

La situation prend tout son piquant quand apparaît une autre agression de la nature résultant de l’action consumériste de l’homme : le réchauffement climatique par les gaz à effet de serre. Agressant l’environnement, le phénomène est ontologiquement mauvais, mais l’énergie nucléaire est une façon particulièrement efficace de produire une énergie sans gaz à effet de serre, donc de lutter contre le réchauffement climatique. D’où un hiatus entre deux interdits. Et l’on voit alors à quel point le rejet du nucléaire relève de la conviction religieuse : les écologistes pronucléaire sont tout simplement des hérétiques et traités comme tels par l’« Église » officielle (on ne les remet pas encore au bras séculier, mais c’est tout juste tant le rejet est violent !).

Rien ne se fera dans le long terme si dès l’école primaire on ne réapprend le raisonnement scientifique : c’est un bien public précieux, sans lequel le progrès technique n’est que magie et le progrès scientifique conte de fée.

On comprend avec la même grille de lecture la relation schizophrénique des mouvements écologistes au progrès : la science et la technique sont dangereuses quand il s’agit de développer des sources d’énergie non naturelles (comme le nucléaire), mais on ne leur connaît pas de limites (fût-ce les lois physiques) pour améliorer les rendements des énergies alternatives… La similitude avec la théorie de la guerre juste ou du régicide autorisé chez saint Thomas d’Aquin est tout à fait frappante.

Achevons cette analyse des causes profondes du rejet de l’énergie nucléaire par une réflexion sur les échelles de temps impliquées. Fontenelle disait joliment, dans un vers non moins joliment revisité par Julos Beaucarne, que « de mémoire de rose on n’avait jamais vu de jardinier mourir ». Autrement dit, la connaissance intuitive que nous avons des choses ne peut être que sur des échelles de temps commensurables avec celles qui nous sont propres. Les échelles de temps propres à l’homme se chiffrent en années, ou en siècles si on considère que l’histoire est constitutive de l’expérience d’une société. La science est le seul outil que nous ayons pour transcender nos échelles de temps intuitives : la géologie nous parle en millions, en centaines de millions d’années ; la cosmologie, l’astronomie en milliards d’années. Le problème de l’énergie nucléaire est que les échelles de temps qui la concernent sont commensurables avec l’homme pour ce qui est de la construction et de l’opération, mais des ordres de grandeurs plus élevés pour ce qui concerne les déchets. 100000 ans équivalent à 20 fois la durée de vie de la plus ancienne civilisation humaine sur Terre. On voit clairement que, dans une société qui a intégré la nature dans un panthéisme diffus, l’énergie nucléaire interfère dangereusement avec l’intouchable absolu, la nature.

CONCLUSION : RECONSTRUIRE LE DIALOGUE

L’analyse que nous venons d’illustrer sur l’énergie nucléaire vaut pour tous les progrès de la civilisation qui mettent la nature au service de l’homme. Le rejet sera en proportion directe de la proximité du progrès à une société de consommation que l’on rejette, et en proportion de la distance de l’innovation technique à une autre semblable dans une nature qui est sacralisée. Ainsi pourrait-on analyser le rejet des OGM, le refus des nanotechnologies…

Brûler un matériau parfaitement inutile par ailleurs – l’uranium – pour fournir une énergie peu chère et abondante, avec une létalité minimale est objectivement un progrès…

Notre époque voit une amplification de ce rejet, avec une crise structurelle qui succède aux Trente Glorieuses et conduit à un rejet de la société de consommation, avec une crise spirituelle qui remplace les religions « personnifiées » par une « panthéisation » diffuse faisant jouer à la nature un rôle de référence morale intouchable, et enfin à cause de la dérégulation du marché cognitif qui donne une capacité accrue de propagation au rejet. On voit ainsi sur les réseaux sociaux, et de plus en plus, apparaître des bouffées délirantes mâtinées de relents complotistes qui ne facilitent certainement pas les approches rationnelles.

Alors, au terme de cet article, on est en droit de se demander s’il y a quelque chance d’endiguer cette érosion de la perception positive du progrès. Quelques règles apparaissent maintenant comme évidentes, ce qui ne signifie pas qu’elles soient faciles à mettre en œuvre.

Il faut contrecarrer les bouffées délirantes à la source : on a parlé en cela d’une « révolution geek » dans laquelle les internautes férus de science traqueraient eux-mêmes sur la Toile les âneries scientifiques, tout comme on identifie efficacement les hoax, les canulars.

Il faut être conscient du fait que la science et la technologie nécessitent du temps pour être comprises et mises à portée de tous. Aussi la démocratie représentative associée à des institutions telles que l’OPECST (Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques) est la mieux adaptée pour traiter de ces questions.

Il faut cesser de s’imaginer qu’on fait passer une information par l’intermédiaire d’une réunion à 200 personnes. L’exemple suédois est éclairant : quand un militant veut empêcher un intervenant de parler dans une réunion à 20 personnes, les 19 autres lui intiment d’écouter avant de parler. Quand 10 militants font de même dans une réunion de 200 personnes, la réunion est sabotée. Il nous faut réapprendre que le débat public passe par des petits groupes et demande du temps.

Enfin rien ne se fera dans le long terme si dès l’école primaire on ne réapprend le raisonnement scientifique : c’est un bien public précieux, sans lequel le progrès technique n’est que magie et le progrès scientifique conte de fée. Pour se réapproprier pleinement la valeur du progrès, il faut réapprendre la valeur de la science.


[1] http://www.forbes.com/sites/jamesconca/2012/06/10/energys-deathprinta-price-always-paid/

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