La théorie de la valeur (1), Taylan Coskun

Dans les pas de l’école soviétique d’échecs

*Taylan Coskun est membre du comité de rédaction de Progressistes

Article paru dans le numéro 27 de progressistes (janvier-février-mars 2020)

« Le pape, combien de divisions ? » Joseph Staline

Au jeu d’échecs, on attribue à chaque pièce une valeur moyenne.

Ainsi :

  • un pion vaut un pion;
  • un Cavalier, tout comme un Fou, vaut trois pions ;
  • une Tour vaut cinq pions ;
  • une Dame vaut neuf pions.

Le Roi, lui, n’a pas de prix, car s’il est perdu (échec et mat !) tout est perdu. Comme certains économistes qui ne savent calculer qu’à partir des valeurs moyennes, les joueurs débutants qui connaissent ce tableau de valeurs moyennes jouent pour avoir une supériorité matérielle sur l’adversaire pour le battre.

Beaucoup sont contents quand ils ont gagné la Dame. Ils pensent, pauvres fous, avoir gagné la partie. Or, contrairement à d’autres jeux de plateau, les échecs ne sont pas un jeu d’accumulation matérielle. Un joueur peut perdre presque toutes ses pièces, mais s’il lui reste un dernier pion pour « capturer » le Roi adverse, pour le mater, il aura gagné contre un adversaire qui aurait toutes ses troupes. Ce dernier pion ne vaut pas alors un pion ! Il a autant de valeur que le Roi adverse. Selon la position qu’elles occupent, selon la coordination qui existe entre elles, selon les possibilités locales de dominer le Roi adverse, les pièces changent de valeur. À côté de leur valeur moyenne, elles ont une valeur relative qui est fonction de la dynamique de la partie. C’est leur valeur d’usage qui prime sur leur valeur d’échange.

L’école soviétique d’échecs était friande de cette stratégie fondée justement sur l’instabilité de la valeur des pièces, qui se modifie en fonction de leur usage. Selon cette stratégie, il s’agit de sacrifier des forces inutiles ailleurs et occuper ainsi les forces de l’adversaire loin du terrain des opérations afin d’avoir les mains libres pour y créer une domination partielle et aboutir à l’échec et mat.

Du point de vue du rapport des forces matérielles, on peut donc être en infériorité et pourtant gagner en « capturant » ce qui a le plus de valeur, le Roi. Ce style de jeu de domination partielle, fait d’instabilité et fondé sur l’évaluation fine de la valeur relative des forces en présence, s’appelle jeu dynamique. Il implique de l’attaque et des sacrifices en vue de l’objectif final.

Le représentant le plus fulgurant de ce style est sans conteste Mikhaïl Tal, le 8e champion du monde. En 1960, alors qu’il avait vingt-quatre ans, il battit en match pour le titre l’un des fondateurs de l’école soviétique d’échecs, Mikhaïl Botvinnik, dit le Patriarche. Tal devint ainsi le plus jeune champion du monde, et seul l’actuel champion, Magnus Carlsen, fit mieux que lui en 2013 : il avait vingt-trois ans. Les parties de ce match sont accessibles en ligne (http://www.chessgames.com/perl/chesscollection?cid=1034777). Et Staline avait certainement tort d’évaluer uniquement à partir de leur valeur moyenne, les forces dont dispose le pape. Il pensait en économiste, non en stratège. Et si le stalinisme n’est plus là pour constater que le Vatican avec ses petites divisions est toujours bien vivant, une des causes est peut-être à rechercher dans cette « petite imprécision de calcul stratégique » dans l’évaluation des forces en présence.

Ne commettez pas la même erreur. Dans les trois exercices proposés, vous avez l’armée la moins nombreuse… et pourtant si vous êtes bon stratège, vous trouverez le chemin, unique, pour gagner contre toute attente.

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