La politique du droit de propriété intellectuelle dans le domaine des semences est pour la transition écologique et la souveraineté alimentaire un sujet aussi crucial que complexe. Or la bonne compréhension des bases de la génétique des plantes, des enjeux agricoles nationaux et mondiaux y est essentielle. L’expertise scientifique et la vision politique sont donc intimement intriquées.
Jean-Louis Durand est directeur de recherche à l’INRAE
Article paru dans le numéro 32 de progressistes (avril-mai-juin 2021)
La politique du droit de propriété intellectuelle dans le domaine des semences est pour la transition écologique et la souveraineté alimentaire un sujet aussi crucial que complexe. Or la bonne compréhension des bases de la génétique des plantes, des enjeux agricoles nationaux et mondiaux y est essentielle. L’expertise scientifique et la vision politique sont donc intimement intriquées.
LE LIBRE ACCÈS AUX RESSOURCES GÉNÉTIQUES, PILIER DU PROGRÈS
À la Libération, le monde agricole est resté essentiellement privé, avec des coopératives ; l’État a apporté son appui au progrès agronomique par sa recherche et ses structures de contrôles de qualité au service des agriculteurs et de la souveraineté alimentaire du pays. Avec la création de l’INRA, en 1946, un nouveau mode de protection intellectuelle des variétés a été élaboré à partir de la théorie, toujours valide, de la base héréditaire des propriétés des plantes les plus essentielles : rendement agronomique (niveau de production par hectare) ; qualité des produits (teneurs en protéines, en nutriments…) ; phénologie (date de floraison…) ; résistances aux maladies, aux insectes ; tolérance au froid, à la sécheresse… La combinaison d’un rendement élevé nécessaire à la satisfaction des populations avec la réduction des intrants (engrais, herbicides, pesticides) nécessite l’association optimale d’un grand nombre de gènes, en interaction entre eux et en fonction de l’environnement.

de semences au monde.
À ce jour, aucune modification ciblée de quelques gènes ne peut permettre d’améliorer toutes ces propriétés, qui doivent être considérées ensemble pour assurer une production alimentaire. Et s’il est possible que la biologie y parvienne, les chercheurs en sont encore à tenter d’assembler les données et les processus à la base de l’hérédité1. Seule une démarche fondée sur une analyse statistique complexe d’essais au champ dans diverses conditions géographiques permettra de déterminer les meilleurs croisements entre les individus d’une espèce en vue d’obtenir une génération aux propriétés améliorées. Le gain génétique s’obtient selon une progression incrémentielle, sans régression, grâce à un système d’évaluation et d’accréditation contrôlé par le service public, et qui n’accepte de nouvelles variétés sur le marché des semences que parmi celles qui ont de meilleures propriétés que les précédentes. L’ensemble de ces variétés sont listées sur un catalogue national ; ainsi les agriculteurs ont-ils la garantie que le contenu du sac de semences qu’ils utilisent est le meilleur de ce qu’on peut attendre de la culture de l’espèce.
La combinaison d’un rendement élevé nécessaire à la satisfaction des populations avec la réduction des intrants (engrais, herbicides, pesticides) nécessite l’association optimale d’un grand nombre de gènes, en interaction entre eux et en fonction de l’environnement.
Le rôle du mode de protection intellectuel dans ce progrès est décisif et constitue un nœud intriquant science et politique. En effet, tandis que les brevets sur les gènes protègent des informations génétiques partielles attachées aux plantes, voire des plantes elles-mêmes, les pays ayant rejoint l’Union pour la protection des obtentions végétales (UPOV), créée en 1961 à l’initiative de la France, suivent un modèle très original qui permet aux sélectionneurs de risquer des études de long terme pour de nouvelles variétés et rend publique toute nouvelle variété en tant que ressource génétique. Ainsi, à partir de deux variétés déjà protégées, n’importe qui peut en créer une troisième par croisement, sans rien devoir aux « inventeurs » des deux parentes.
Tandis que les brevets sur les gènes protègent des informations génétiques partielles attachées aux plantes, voire des plantes elles-mêmes, les pays ayant rejoint l’Union pour la protection des obtentions végétales (UPOV), créée en 1961 à l’initiative de la France, suivent un modèle très original qui permet aux sélectionneurs de risquer des études de long terme pour de nouvelles variétés et rend publique toute nouvelle variété en tant que ressource génétique.
Les experts scientifiques fondateurs de l’INRA ont ainsi constitué un droit nouveau (le certificat d’obtention végétale [COV]), antagonique du brevet régnant notamment aux États- Unis. Dans le contexte international plus équilibré de l’après-Seconde Guerre mondiale, l’UPOV, bien plus partageuse et universelle, fut rejointe par presque tous les pays disposant d’un système de production de variétés, y compris l’URSS, la Chine, le Japon, l’Australie… et les États-Unis eux-mêmes, tributaires de ressources génétiques issues du monde entier2. C’est même ce partage mondial qui a permis les très grands progrès dans le niveau de production et ainsi économisé d’énormes surfaces de production – qui sans cela eussent dues être prises sur les forêts ou d’autres espaces naturels réservoirs de biodiversité – tout en réduisant rapidement le nombre d’humains sous-alimentés. Aujourd’hui, la très grande majorité des agriculteurs français usent de ce système en achetant les graines à leurs coopératives, acteurs majeurs de la diffusion des innovations en agriculture.
BREVETS DES OGM : UNE MENACE
Dans ce domaine, l’expertise scientifique a opéré à peu près sans défaillance jusque dans les années 2000, moment où sont apparus les OGM, tous brevetés car intégrant des gènes brevetés dans leurs génomes. Pour autant, les agriculteurs français, à l’unisson de la population, ont massivement rejeté ces OGM, et encore de nos jours ce sont des variétés protégées selon les règles de l’UPOV qui sont semées tous les ans en France et dans la plupart des pays d’Europe.

En effet, les brevets non seulement freinent le partage des connaissances sur les génomes entre les sélectionneurs, réduisant donc l’impact du progrès des sciences en biologie, mais en plus ne concernent le plus souvent que des propriétés secondaires des plantes, sans grand intérêt dans la transition agroécologique. Mais la lutte devient très rude entre les multinationales détentrices de brevets qui leur permettent d’étendre leurs droits de propriété sur tout organisme incluant le gène breveté. Le système du COV est directement menacé, puisqu’une variété protégée par le système de l’UPOV et contenant un gène breveté perd son caractère public… Or le COV, en protégeant l’activité de dizaines de PME et coopératives semencières opérant au plus près des territoires et des agriculteurs, a aussi contribué à faire de la France le second pays exportateur de semences au monde.
DES CONTESTATIONS RADICALES… SCIENTIFIQUEMENT INFONDÉES
Parallèlement, le mouvement des « semences paysannes » – mené dans le monde par des personnalités célèbres comme Vandana Shiva en Inde ou même par des entreprises très libérales comme Kokopelli –, largement indépendant de l’expertise scientifique, a préconisé de tout temps une approche en rupture avec le progrès génétique réglementé.
Seule une lutte acharnée fondée sur le partage des valeurs de la science et la satisfaction des besoins sociaux de toute la population sera à même de conduire vers des solutions de progrès véritable.
Fondé sur le fait que traditionnellement les agriculteurs sélectionnaient eux-mêmes les plus beaux grains de leur récolte, organisaient localement des réseaux « participatifs », un mouvement s’est constitué contre la théorie de la sélection et, ignorant les variétés protégées, prétendant faire mieux, et plus vite, que ce que les théoriciens de l’hérédité avaient mis en place depuis le début du XXe siècle. C’est peu dire que les journalistes relaient volontiers cette vision. Radicalement opposés à tout contrôle sur leurs activités semencières, les tenants de cette approche prétendent faire prendre en charge au sein des exploitations la gestion, voire le progrès génétique, avec l’intention de les « libérer » du lobby des semenciers, tous mis dans le même sac. Pourtant, alors que rien n’a remis en cause l’efficacité supérieure de la théorie de la sélection, très peu d’agriculteurs consacrent le temps de travail, considérable, nécessaire à la gestion organisée et fondée sur l’observation de leurs récoltes. Par ailleurs, associé à une vision de la société où un agriculteur produirait pour une dizaine de personnes au plus, ce système serait, s’il était généralisé, loin de satisfaire la demande alimentaire mondiale. Il est vrai que la production de masse de semences de qualité pose des contraintes techniques qui exigent une spécialisation et, surtout,

Le système mis en place par l’INRA dans les années 1950 combinait bénéfice des agriculteurs et bénéfice de la nation entière. Les scientifiques ont fort à faire pour en garantir la pérennité : il est désormais mis en cause d’un côté, par les gouvernements capitalistes qui suivent de plus en plus les multi nationales et leurs brevets ; de l’autre, par une population qui a peur des manipulations génétiques et fait valoir son aspiration à une agriculture dite « naturelle ». La contestation du lobby semencier se répand parmi un public paradoxalement de plus en plus urbanisé et de moins en moins enclin à produire lui-même son alimentation. Or, si moins de 5 % de la population est agricultrice et s’il faut protéger les espaces forestiers, il faudra bien produire sur de plus petites surfaces plus intensivement pour satisfaire les besoins alimentaires. Il y a certes une certaine marge en Europe pour baisser le niveau de productivité et s’autoriser des systèmes plus « naturels », à condition toutefois que les progrès agronomiques soient bien au rendez-vous de la démographie et de la transition écologique des parties du monde les moins bien dotées (en particulier Afrique subsaharienne et Inde). Faute de quoi, l’agroécologie et les semences traditionnelles ne seraient qu’un luxe réservé à des populations aisées, à la géographie et à la position géostratégique privilégiées. D’ailleurs, les plus clairvoyants des militants antisemenciers parmi les animateurs du mouvement pour les « semences paysannes » revendiquent non la destruction complète du système actuel mais, surtout, une ouverture à d’autres formes de sélection, et retiennent la nécessité de lutter ensemble contre les brevets. Pas de progrès émancipateur pour tous sans associer les luttes et la démarche scientifique.
Il est remarquable que de son côté, y compris au sein de l’INRA, le syndicat CGT ait précisément pris en charge ce combat contre les brevets en luttant à la fois contre les financements des laboratoires publics soumis au privé3 et contre le brevetage des informations génétiques et des gènes. En 2012, le syndicat CGT INRA, ceux des entreprises semencières (Limagrain, Vilmorin, Pioneer…) et leur fédération FNAF CGT (Fédération nationale agroalimentaire et forestière) ont pris position contre les brevets et préconisé l’institution d’un Office national des semences garantissant l’accès libre aux ressources et aux semences de qualité4. Alors majoritaires au conseil scientifique de l’INRA, les élus CGT ont fait adopter en 2013, à l’unanimité, un avis contre le brevetage des plantes. Les sénateurs communistes s’en sont saisis et ont fait adopter à l’unanimité du Sénat cet avis comme recommandation européenne. Enfin, le rapport rédigé par la FNAF sur les semences a été voté à la quasi-unanimité du Conseil économique scientifique et environnemental. Plus récemment, la direction scientifique de l’INRAE5 décidait le non-brevetage de toute plante ou animal obtenu par modification contrôlée du génome.
Le système mis en place par l’INRA dans les années 1950 combinait bénéfice des agriculteurs et bénéfice de la nation entière. Les scientifiques ont fort à faire pour en garantir la pérennité : il est désormais mis en cause d’un côté, par les gouvernements capitalistes qui suivent de plus en plus les multi nationales et leurs brevets; de l’autre, par une population qui a peur des manipulations génétiques et fait valoir son aspiration à une agriculture « naturelle ».
Ces succès illustrent le lien organique opérant entre les chercheurs et les institutions politiques, mais ils ne doivent pas masquer le fait que la tendance n’est pas bonne. Au sein même de l’UPOV, certains veulent remettre en cause la liberté d’accès aux variétés. À l’extérieur, le Bureau européen des brevets, véritable bras armé des multinationales du génie génétique, continue à valider des brevets sur les plantes, des gènes d’origine naturelle…
Le risque majeur semble bien aujourd’hui l’effondrement du système de l’UPOV sous la pression des multinationales du brevet, et malheureusement aussi sous couvert de satisfaire à des demandes, pour partie irrationnelles, d’une minorité d’agriculteurs n’ayant pas en vue la satisfaction des besoins alimentaires de la majorité de la population urbanisée. Seule une lutte acharnée fondée sur le partage des valeurs de la science et la satisfaction des besoins sociaux de toute la population sera à même de conduire vers des solutions de progrès véritable. Les alliances politiques que cela dessine ne sont pas encore mûres, mais elles conditionnent totalement l’avenir de notre espèce.
- L’INRAE vient de lancer un programme pluridisciplinaire dans ce sens.
- Pratiquement aucune plante cultivée aux États Unis n’est originaire de son territoire. Le pays doit donc toutes ses ressources génétiques à des pays tiers, de tous les continents.
- La récente loi de programmation de la recherche, outre qu’elle généralise la précarité du statut de chercheur et technicien, réduit encore les financements récurrents des laboratoires.
- https://inra.ferc-cgt.org/non-a-lamarchandisation-des-connaissances
- Fondé en 1946, l’INRA fusionnait en 2020 avec l’IRSTEA pour donner naissance à l’INRAE, toujours avec le statut d’établissement public à caractère scientifique et technologique (comme le CNRS).
Une réflexion sur “Ressources génétiques naturelles, brevets et sélection des variétés : un champ de bataille, Jean-Louis Durand*”