Réguler et contrôler l’industrie pharmaceutique, Michel Limousin*

L’industrie pharmaceutique est soumise à une réglementation très stricte, mais les scandales tel que celui du Mediator ou son incapacité à produire massivement des vaccins contre la covid-19 à l’échelle mondiale ont révélé qu’elle privilégie les profits plutôt que l’intérêt collectif.

Article paru dans le numéro 32 de progressistes (avril-mai-juin 2021)

*Michel Limousin est docteur en médecine.
Il coanime le Comité français pour le soutien à la pétition ICE « Pas de profit sur la pandémie ». Pour signer la pétition ICE sur la levée des brevets des vaccins (https://noprofitonpandemic.eu/fr/).

UNE MARCHANDISE PAS COMME LES AUTRES

L’industrie pharmaceutique est devenue un pilier du développement humain. Elle a pris une place très importante dans le domaine économique, dans le domaine scientifique et dans le domaine sanitaire non seulement humain, mais aussi animal. Elle est devenue un fleuron des entreprises capitalistes et génère des profits considérables. Elle doit répondre aux attentes des populations, mais ce rôle public est en contradiction avec les règles du marché. C’est bien cette contradiction qui pose problème aujourd’hui. Le médicament n’est pas une marchandise comme les autres. L’épisode récent de la pandémie de covid-19 montre une fois de plus cette tension : l’industrie, par ses choix de gestion, est dans l’incapacité de fournir les 11 milliards de vaccins nécessaires (chiffres OMS) à l’ensemble de l’humanité ; elle se limite à faire de l’argent là où les pays riches ont les moyens d’acheter les vaccins à des prix exorbitants. Sur ce point, elle réussit très bien… Le vaccin comme bien commun de l’humanité n’est pas un concept qu’elle peut accepter.

En France, pour le sofosbuvir, après négociation, un tarif de 41000 € a été accepté, alors que le produit coûte environ 100 dollars à la fabrication! Pourquoi un tel tarif? C’est le principe de la fixation du prix au service médical rendu, ainsi, pour ce produit, le laboratoire fait valoir qu’il fait économiser le coût d’une greffe de foie.

Cette situation, non éthique, n’est pas nouvelle. On pense aux grands scandales de ces dernières années : organisation de pénurie de médicaments pour faire monter les prix ; désorganisation des lieux de production au prix de la perte d’indépendance du pays; financiarisation débridée ; mise en place de modes de détermination des prix sans rapport avec les coûts de production et de recherche ; abandon des recherches pour les maladies « non rentables » ; destruction de l’emploi dans la recherche et la production; fermeture de centres de recherche; absence de surveillance des effets indésirables ou dangereux, voire dissimulation (affaires du Médiator et du valproate) ; publicité abusive, onéreuse et inutile; corruption; captation des fruits de la recherche publique grâce au mécanisme de start-up; baisse de la qualité des produits ; développement sur Internet de ventes frauduleuses ; utilisation massive des aides publiques et fiscales sans contrôle. La mondialisation est utilisée comme moyen de réduire les coûts de production au risque de créer des pénuries de médicaments essentiels.

UNE RÉGULATION QUI RESTE INEFFICACE

La prise de conscience est progressive, et en France comme dans les autres pays développés des tentatives de régulation se mettent en place. Elles sont loin de démontrer leur efficacité, d’autant qu’elles ne sortent pas des dogmes libéraux. Elles présupposent que l’industrie ne peut être que privée, que la règle du profit maximal est la « loi naturelle ». Les mécanismes favorables à ce système s’empilent : par exemple la règle du secret des affaires appliquée aux contrats publics européens pour l’achat des vaccins contre la covid ou encore la fixation du prix au service médical rendu, sans rapport avec le prix de revient.

Le sofosbuvir est un bon exemple de l’extrême variabilité entre coût de revient et prix de vente d’un médicament, lié à la fixation du prix sur la base du service rendu

En France, le processus de validation et de fixation des prix d’un nouveau médicament est le suivant : à la suite de l’identification d’une molécule pouvant répondre à un besoin médical non pourvu et d’une phase de recherche préclinique en laboratoire suivie d’un dépôt de brevet, des essais cliniques sont menés afin d’évaluer successivement la tolérance du médicament candidat sur un petit nombre de volontaires sains (phase 1), son efficacité sur des volontaires malades (phase 2) et son rapport efficacité/tolérance à plus grande échelle (phase 3). L’ensemble de ces mécanismes est marqué par plusieurs caractéristiques :

  • Difficultés d’accès aux données par les citoyens ;
  • Manque de transparence des organismes décisionnaires et de contrôle. Par exemple la commission d’évaluation économique et de santé publique de la Haute Autorité de santé procède à l’évaluation médico-économique, et le Comité économique des produits de santé (organisme interministériel) fixe les prix dans le cadre du secret des affaires ; puis c’est l’Assurance maladie qui fixe le taux de remboursement;
  • Ambivalence des experts financés par les laboratoires qui commandent des études et ayant des positions décisionnelles publiques; insuffisance de contrôle de leur indépendance ;
  • Interférence politique ;
  • Insuffisance des méthodes de surveillance des effets des médicaments, laissée à la seule appréciation des laboratoires ;
  • Difficultés pour les praticiens de faire remonter les effets néfastes et faible prise en compte de leurs observations; parfois véritable parcours du combattant des lanceurs d’alerte;
  • Insuffisance des moyens publics mis à la disposition de la formation des professionnels de santé, en particulier des médecins prescripteurs, pour limiter la pression publicitaire.

LA NOTION DE « SERVICE MÉDICAL RENDU »

Concernant l’appréciation du service médical rendu et la part de celui-ci dans la fixation du prix du médicament, on peut résumer ainsi la situation : on ne calcule plus le prix de vente en tenant compte du prix de revient, comme on l’apprenait quand nous étions enfants à l’école primaire, mais en tenant compte du service rendu à la société.

Schéma du processus de validation et de fixation du prix d’un nouveau médicament:
ANSM : Agence nationale de sécurité du médicament.
ASMR : amélioration du service rendu.
ATU : autorisation temporaire d’utilisation
CEESP : commission d’évaluation économique et de santé publique.
CEPS : Comité économique des produits de santé.
GHS : groupe homogène de séjour.
HAS : Haute Autorité de santé.
JO : Journal officiel (publié dans le).
UNCAM : Union nationale des caisses d’assurance maladie.

Prenons pour exemple l’affaire du sofosbuvir (Sovaldi®). Commercialisé par le laboratoire Gilead pour traiter l’hépatite C, ce médicament a révolutionné le traitement de cette maladie, puisqu’il permet de guérir les malades de cette terrible pathologie. En fait, il a été « découvert » par une startup qui l’a vendu pour 11 milliards de dollars ; ensuite, cette molécule a été commercialisée à un tarif exorbitant : elle a été proposée à la France pour 57000 € par patient (3 mois de traitement pour guérir). Dans un premier temps Mme Marisol Touraine, alors ministre de la Santé, avait proposé de le réserver aux malades les plus atteints, ce qui était absurde puisque cela revenait à laisser tomber les malades moins graves mais dont la pathologie allait s’aggraver et qui auraient ainsi le temps de contaminer d’autres personnes. Devant cette absurdité éthique et de santé publique, l’ensemble des médecins s’est insurgé : finalement, après négociation, un tarif de 41000 € a été accepté par le laboratoire et la prescription a pu être faite à tous les malades. Or il faut savoir que le produit coûte environ 100 dollars à la fabrication ! Comment en arrive-t-on à un tel tarif ? C’est le principe de la fixation du prix au service médical rendu en France qui le permet. Ainsi, pour ce produit, le laboratoire fait valoir qu’il fait économiser le coût d’une greffe de foie… Combien l’État est-il prêt à payer pour éviter tous les frais que pourrait occasionner la maladie qui peut être ainsi guérie ? Comme l’écrivent Batifoulier, Da Silva et Domin1 : « Il s’agit d’une rupture importante dans le contrat implicite avec les laboratoires. Auparavant, ils n’ont jamais fait payer les médicaments contre la tuberculose au prix des semaines de sanatorium évitées ou de la préférence pour son éradication, sinon la tuberculose serait encore largement présente. Le nouveau modèle d’affaire de l’industrie pharmaceutique consiste à faire payer l’airbag au prix de l’accident de voiture évité, selon l’image diffusée par l’association Médecins du monde. » Ainsi, le prix des vaccins contre la pandémie n’a rien à voir avec le coût réel de production, d’autant plus que la recherche a été entièrement financée sur fonds public.

Un pôle public du médicament, entreprise publique industrielle et commerciale de production et de recherche pharmaceutique et l’utilisation de licences obligatoires, donnerait des marges de négociation autres.

La puissance publique se trouve donc pieds et poings liés dans ces négociations, car elle ne dispose pas d’alternative.

Un pôle public du médicament, entreprise publique industrielle et commerciale de production et de recherche pharmaceutique et l’utilisation de licences obligatoires, donnerait des marges de négociation autres. La création de cet établissement devra mettre en place une gestion démocratique où toutes les parties prenantes devront être représentées.

QUE PROPOSER ?

Il faut changer de paradigme. L’éthique doit entrer dans le jeu. La science biologique et médicale a, grâce à la révolution des biotechnologies, fait des progrès énormes ; et la médecine « par les preuves » doit aujourd’hui être la règle. Le médicament et les vaccins doivent être impliqués dans cette démarche. L’industrie doit être régulée au service de tous.

Pour sortir le système de santé2 et l’ensemble du système de protection sociale (Assurance maladie, mutuelles, reste à charge des usagers), qui pâtissent de cette situation, il faut procéder à des réformes profondes, qu’on peut résumer en sept points.

  1. Abandon du système de fixation des prix des médicaments indexé sur le service médical rendu : le prix du médicament doit être basé sur le coût de la recherche, le coût de développement et de production et un taux de profit raisonnable pour le capital investi. Rien de plus.
  2. Mise en place d’un système transparent et public de fixation des prix : les négociations publiques doivent être conduites de façon ferme et indépendamment de tout conflit d’intérêts. L’État doit s’appuyer sur une Assurance maladie démocratisée, qui est de fait le principal payeur. Des achats de masse doivent être envisagés pour réduire ces dépenses. Les frais de publicité pharmaceutique, qui sont inutiles et qui coûtent finalement plus cher que la recherche elle-même, doivent être supprimés, et donc exclus de ce processus.
  3. Utilisation du système de licence obligatoire chaque fois que c’est nécessaire.
  4. Mise en place d’un pôle public du médicament, comme le propose le Comité national d’éthique3.
  5. Les organismes d’évaluation du médicament français comme européen doivent être renforcés et indemnes de tout lien avec l’industrie elle-même. L’évaluation doit être totalement indépendante et sortie des mains de Big Pharma.
  6. Les organismes de formation comme les congrès professionnels doivent être de la même façon renforcés et indépendants. Le financement public doit être au rendez-vous.
  7. La recherche publique, fondamentale comme appliquée, doit être soutenue et la propriété publique des découvertes doit alors être assurée.

  1. Philippe Batifoulier, Nicolas Da Silva, Jean-Paul Domin, Économie de la santé, Armand Collin, 2018.
  2. Michel Limousin, dir., Refonder l’hôpital public, Le Temps des Cerises, 2020.
  3. L’auteur recommande la lecture de l’avis 35 du Comité consultatif national d’éthique (publié en novembre 2020), qui traite de façon détaillée de l’accès aux innovations thérapeutiques et propose la création d’un pôle public du médicament. Cet avis est dédié à notre ami le Jean-Pierre Kahane, qui a coanimé le groupe de travail préparatoire de 2016 jusqu’à son décès, en juin 2017.  

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