Il est le premier et l’un des très rares scientifiques à avoir été honoré par des obsèques nationales. C’est reconnaître que ce médecin-chercheur a laissé une marque essentielle dans l’histoire des sciences et de la médecine.
*René Habert est professeur émérite des universités, Paris, président de l’association Claude-Bernard.
LE BEAUJOLAIS ET PARIS
Claude Bernard naît en 1813 à Saint-Julien, un petit village au cœur du Beaujolais, à 7 km de Villefranche-sur-Saône. On lit très souvent qu’il est issu d’une modeste famille de vignerons ; c’est évidemment erroné, puisqu’avant Paul Bert – qui fut d’ailleurs un de ses élèves – et avant Jules Ferry un fils de modeste vigneron n’avait pas droit à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, et n’aurait donc jamais pu devenir médecin. En réalité, son père était négociant en vin et propriétaire terrien, et sa mère avait apporté en dot la maison familiale et des hectares de vignes attenants. C’était donc une famille de la bourgeoisie rurale.
En 1831, après des études assez médiocres, il échoue au baccalauréat. Il devient alors apprenti en pharmacie près de Lyon mais préfère s’adonner à l’écriture de pièces de théâtre, qui, hélas (ou heureusement pour la science), n’ont pas de succès. À l’âge de vingt ans, il doit participer au tirage au sort qui déterminait qui doit faire ou non son service militaire (il durait sept ans à l’époque). Il tire un mauvais numéro. Sa famille paiera un remplaçant, quelqu’un ayant tiré un bon numéro. Le jeune Claude peut alors « monter » à Paris pour reprendre ses études : il réussit son baccalauréat et s’oriente vers les études médicales.
Il est interne dans différents services, mais c’est au contact de François Magendie, titulaire de la chaire de médecine expérimentale du Collège de France, qu’il trouve sa vocation et se passionne pour la recherche. En 1841, il devient l’assistant de Magendie, qui voit progressivement en lui son successeur. Sa première découverte, en 1844, met en évidence expérimentalement le rôle d’un nerf, la corde du tympan, dans la transmission de la sensation de goût depuis la langue vers le cerveau.
C’est un travailleur infatigable. La lecture de ses cahiers d’expériences, tous conservés au Collège de France, donne le vertige par le nombre d’expérimentations et d’idées qu’il consigne en une journée.
En 1851, il a déjà reçu trois prix de l’Académie des sciences. En 1855, il succède à Magendie. Parallèlement, il est professeur à la Sorbonne puis au Muséum national d’histoire naturelle. Il est élu dans trois académies en France (l’Académie des sciences en 1854, l’Académie de médecine en 1861, l’Académie française en 1868) et dans plusieurs académies à l’étranger. C’est sa statue qui nous accueille encore aujourd’hui à l’entrée du Collège de France, à Paris.
Sa première découverte, en 1844, met en évidence expérimentalement le rôle d’un nerf, la corde du tympan, dans la transmission de la sensation de goût.
Claude Bernard reste attaché à Saint-Julien, où il acquiert en 1861, juste à côté de sa maison natale, la belle maison de maître qui constitue aujourd’hui le musée qui porte son nom. Il y retourne régulièrement, en particulier lors des vendanges, profitant de la toute nouvelle ligne de chemins de fer Paris-Lyon- Marseille (la gare de Villefranche-sur-Saône est reliée à Paris dès juillet 1854).
«C’est ce que nous pensons déjà connaître qui nous empêche souvent d’apprendre. » Claude Bernard a révolutionné la médecine et la recherche médicale en conceptualisant une méthode qu’il a appelée « la médecine expérimentale. »
Il décède en 1878 d’une pyélonéphrite, dans son appartement parisien de la rue des Écoles, en face du Collège de France. Il est inhumé au cimetière du Père-Lachaise.
IL A RÉVOLUTIONNÉ LA BIOLOGIE ET LA MÉDECINE
Pour présenter simplement l’immense œuvre et le génie de Claude Bernard, on peut hiérarchiser schématiquement ses découvertes en trois niveaux. Premièrement, acquisition de connaissances nouvelles. Ses découvertes sont aussi nombreuses que variées. De plus, elles sont de toute première importance : rôle de l’estomac, de la bile et du pancréas dans la digestion ; régulation nerveuse de nombreuses fonctions (digestion, circulation, motricité…) ; fonction glycogénique du foie1 ; mécanisme de la fermentation ; étude des anesthésiques…
Deuxièmement, élaboration de nouveaux concepts, qui sont devenus très rapidement des fondements de la physiologie2 : notion de sécrétion interne ; notion de milieu intérieur3 et de son homéostasie4 ; notion de réactions biochimiques réversibles ; notion de multiplicité des fonctions d’un organe5 ; unicité des êtres vivants… Il a également mené une lutte acharnée pour nier le vitalisme6. En outre, il élabore souvent ces nouveaux concepts en opposition aux idées et aux théories de l’époque. Il écrit : « C’est ce que nous pensons déjà connaître qui nous empêche souvent d’apprendre. »
Troisièmement, création d’une nouvelle approche scientifique : la médecine expérimentale. À l’époque, la médecine décrit et classe les maladies ; les traitements sont empiriques. Claude Bernard a révolutionné la médecine et la recherche médicale en conceptualisant une méthode qu’il a appelée « la médecine expérimentale », qui constitue toujours aujourd’hui le fondement d’innombrables avancées médicales.
Son raisonnement repose sur quatre piliers qui s’enchaînent logiquement :
La maladie n’est qu’un dérèglement du fonctionnement normal de l’organisme.
Pour soigner un patient il faut donc comprendre ce fonctionnement normal.
Pour comprendre ce fonctionnement normal, il faut conduire des expérimentations animales.
Pour faire ces expérimentations, il faut appliquer une démarche hypothético-déductive.
Claude Bernard décrit cette démarche dans son livre Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865). Il la résume ainsi :
Il a fallu attendre le xxe siècle pour que les molécules, et en particulier les hormones, intervenant dans les mécanismes découverts par Claude Bernard soient identifiées, permettant de ce fait la création de médicaments.
« Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et la pratique expérimentale : 1° il constate un fait ; 2° à propos de ce fait, une idée naît dans son esprit ; 3° en vue de cette idée, il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les conditions matérielles ;4°de cette expérience résultent de nouveaux phénomènes qu’il faut observer, et ainsi de suite. »
À la fin du XXe siècle, des pédagogues ont désigné par l’acronyme OPHERIC cette démarche hypothético-déductive : d’abord, on fait une observation qui pose un problème, c’est-à-dire une question ; puis on émet une hypothèse pour résoudre ce problème ; ensuite on conçoit et réalise une expérimentation pour infirmer ou confirmer cette hypothèse ; on note les résultats de cette expérimentation ; enfin, on interprète ces résultats et on en tire une conclusion.
Claude Bernard a révolutionné la médecine et la recherche médicale en conceptualisant une méthode qu’il a appelée « la médecine expérimentale ». Il faut reconnaître en lui le fondateur de la physiologie et de la médecine modernes.
Bien sûr, une découverte ouvre toujours de nouveaux questionnements… C’est ainsi que la science médicale progresse toujours aujourd’hui.
Claude Bernard résume cette symbiose entre la pensée et l’expérimentation : « Une main habile, sans la tête qui la dirige est un instrument aveugle ; la tête sans la main qui réalise reste impuissante. »
En conclusion, il faut reconnaître en lui le fondateur de la physiologie et de la médecine modernes. Le chimiste Jean- Baptiste Dumas disait de lui « Ce n’est pas un grand physiologiste, c’est la physiologie ». Ainsi, au milieu du XIXe siècle, un homme seul pouvait créer une science nouvelle.
POURQUOI EST-IL CE GRAND MÉCONNU ?
Outre sa personnalité, plus tournée vers le travail acharné au laboratoire que vers les démarches carriéristes, on peut identifier plusieurs raisons au fait qu’il soit mal reconnu.
D’abord, ses découvertes relèvent d’un domaine spécialisé. Le terme même de « physiologie » doit être expliqué au grand public. Il est d’ailleurs regrettable que les programmes actuels de l’enseignement des sciences de la vie et de la Terre n’assurent pas l’acquisition d’une culture biologique et physiologique obligatoire pour tous, ne serait-ce que pour comprendre nos maladies.
Sa pensée était tellement juste qu’elle s’est imposée comme une évidence et qu’on a oublié qu’il en était l’auteur.
Ensuite, il n’a pas mis au point de thérapie, à la différence de Pasteur, dont la découverte des microbes s’est traduite immédiatement par la mise au point de vaccins. Il a fallu attendre le XXe siècle pour que les molécules, et en particulier les hormones, intervenant dans les mécanismes découverts par Claude Bernard soient identifiées, permettant de ce fait la création de médicaments. C’est particulièrement évident dans les domaines de la neurologie et de la physiologie nutritionnelle (diabète, obésité), dont les fondements ont été mis en place par Claude Bernard. Enfin, sa pensée était tellement juste qu’elle s’est imposée comme une évidence et qu’on a oublié qu’il en était l’auteur. Tout le monde sait que nos analyses de sang doivent être normales pour être en bonne santé, mais trop peu de gens savent que c’est lui qui, le premier, a découvert que le sang a une composition constante. Quand un patient consulte, et que sa première question n’est pas de demander quel sera son traitement mais quelle est la cause de sa pathologie, il reproduit la pensée bernardienne sans le savoir. Quand un chercheur élabore un protocole expérimental fondé sur une hypothèse explicative, il avance sur les épaules de Claude Bernard, sans le savoir.
EN SAVOIR PLUS
L’association Claude-Bernard se donne pour objectifs :
– de faire rayonner la figure et l’œuvre de Claude Bernard ;
– de soutenir le musée Claude-Bernard ;
– de promouvoir auprès d’un large public, et en particulier auprès des jeunes, la culture scientifique et susciter ainsi la passion de la connaissance du vivant. Vous pouvez consulter le site de l’association :
https://association-claudebernard.fr
et vous pouvez également soutenir cette association.
Notes:
- Quand le glucose, le principal sucre contenu dans le sang, est en excès, le foie le capte et le stocke sous forme de glycogène, une molécule découverte par Claude Bernard. Inversement, quand le sang est trop pauvre en glucose, le foie transforme sa réserve de glycogène en glucose, qu’il déverse dans le sang. Cette activité hépatique est appelée « fonction glycogénique du foie ».
- La physiologie est l’étude du fonctionnement de l’organisme, des organes et des cellules.
- Le milieu intérieur est l’ensemble constitué par le sang et la lymphe.
- L’homéostasie est la constance des paramètres physico-chimiques du milieu intérieur : constance de la température corporelle, de la pression artérielle, du volume sanguin, de l’acidité du sang, des concentrations sanguines en oxygène, en gaz carbonique, en glucose (glycémie), en sodium (natrémie), en potassium (kaliémie), en urée (urémie)…
- Avant Claude Bernard on pensait que chaque organe n’avait qu’une seule fonction. En démontrant que le foie non seulement produit de la bile, déversée dans le tube digestif, mais sécrète également du glucose dans le sang, il montra qu’un même organe peut exercer plusieurs fonctions.
- Le vitalisme est une théorie dominante avant Claude Bernard, selon laquelle la vie ne peut pas s’expliquer par les seules lois de la physique et de la chimie : elle est également régie par un « principe vital » non identifié qui se place au-dessus de ces lois.