La crise écologique est manifeste, et le dernier rapport du GIEC sonne l’alarme. Mais quelle politique écologique avoir ? Suivre Mme Lagarde expliquant au congrès de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) que pour sauver la planète il faut sauver le capitalisme ? Changer de système pour sauver le climat ? Il s’agit ici de mettre en perspective des éléments connus, en nous situant dans le débat actuel. Qui portera les espoirs de la société, les tenants d’un aménagement (à la marge) du capitalisme ou ceux qui placent leur action dans la perspective de son dépassement ?
*Jean-Claude Cheinet est géographe et membre du comité de rédaction de Progressistes.
Article paru dans le numéro 34-35 de progressistes (octobre 2021-mars 2022)
L’URGENCE ÉCOLOGIQUE
Depuis le XIXe siècle et la révolution industrielle, le rapport de l’homme à la nature a changé ; l’explosion démographique et l’industrialisation ont accru la pression sur les milieux. L’accumulation de phénomènes nouveaux change la nature des choses, et l’urgence écologique n’est pas un mot vain.
Les incendies immenses se multiplient, les inondations et les orages sont plus fréquents, la banquise arctique fond, les gels tardifs détruisent des récoltes, le niveau des mers augmente, et l’érosion côtière avec ; la biodiversité s’effondre au point d’envisager une extinction de masse des espèces (cf. congrès de l’UICN à Marseille, en 2021). Les réfugiés climatiques se comptent déjà par milliers. Or il est à présent certain que le changement climatique est d’origine anthropique. Si tous les humains vivaient comme des États-Uniens moyens, il faudrait cinq planètes pour répondre à la demande… Si la planète poursuit la course qui lui est imposée, l’espèce humaine n’en sortira pas indemne.
Les grands États capitalistes qui émettent le plus de GES ralentissent pourtant, autant qu’ils le peuvent, l’application des mesures reconnues comme nécessaires. On le voit par exemple avec l’usage abusif des pesticides (comme le glyphosate, dont le danger est connu mais dont l’interdiction-remplacement est retardée… provoquant un effondrement des populations d’in sectes). On le voit aussi avec le cas allemand de production d’énergie où, pour flatter un électorat, le nucléaire civil est arrêté, avec pour corollaire l’accroissement du recours à des ressources fossiles (charbon, lignite ou hydrocarbures) producteurs de GES.
Si la planète poursuit la course qui lui est imposée, l’espèce humaine n’en sortira pas indemne.
Certes, il est possible d’arracher encore plus de ressources à notre planète. Mais de terres rares en raréfaction de certains métaux, des pays sont ravagés pour en tirer ces ressources pour les pays occidentaux (extraction de cobalt et de coltan en République démocratique du Congo, orpaillage des garimpeiros du Brésil, exploitation du bois et production de viande au détriment de la forêt en Amazonie, extraction de charbon en Australie… et la liste est loin d’être exhaustive) entraînant dégâts sur la biodiversité et les populations. On peut forer plus profondément en mer pour du pétrole, au risque de marée noire (golfe du Mexique, 2010), on peut extraire des hydrocarbures arctiques malgré la fonte du pergélisol (Alaska, Russie), on peut pratiquer la fracturation hydraulique des roches pour en tirer les gaz de schistes en polluant le sous-sol et cassant les nappes souterraines (États- Unis). On peut aussi encourager des guerres sous des prétextes divers, ethniques (Yémen) ou religieux (Daech en Irak, Syrie…) ou tribaux (Afghanistan, Libye…). Et que dire maintenant de la situation en Ukraine ? Ne s’agit-il pas le plus souvent de contrôler les champs de pétrole et les tubes qui permettent l’acheminement des hydrocarbures ? Les dommages humains considérables et les dégâts sur l’environnement sont toujours liés. De plus, les classes dominantes s’arrangent pour que ce soient les classes dominées qui supportent l’essentiel des pollutions et nuisances, et leurs conséquences sur la santé, sans parler des guerres.

À l’autre bout de la chaîne de production des biens, la nature des produits rejetés a changé : ils sont souvent plus longs à se dégrader et à rentrer dans les cycles naturels. Ainsi en est-il des plastiques et des métaux lourds, les quantités concernées sont elles aussi bien plus grandes comme l’attestent ce « 6e continent » fait de déchets plastiques au cœur du Pacifique ou les millions de tonnes de CO2 rejetées dans l’atmosphère. La bio – diversité recule, et certains évoquent son effondrement.
Les conditions actuelles de la production de biens/marchandises nécessaires à nos sociétés sont donc au cœur des grandes questions écologiques.
LES LIMITES HISTORIQUES DU CAPITALISME
Depuis la conférence de Kyoto, les grands États ont imposé que l’on compte sur le marché pour amener le système à se corriger lui-même. Des quotas carbone ont été mis en place : des quotas d’émissions de GES sont attribués à chaque acteur économique, la part non « consommée » peut être revendue ; ainsi des émetteurs peuvent compenser leur excès d’émissions en rachetant des quotas ou par des actions vertueuses (plantations d’arbres, entre autres). Ce « marché du carbone » a démontré son inefficacité : les émissions ont augmenté.
La gestion néolibérale en cours aggrave la crise écologique. On est bien devant les limites historiques du capitalisme
La gestion néolibérale en cours aggrave la crise écologique, mais les recettes du keynésianisme ne marcheraient plus du tout. En effet, sortir de la crise économique par la seule relance de la demande accroîtrait la production dans les conditions actuelles, et donc les rejets polluants et l’exploitation de ressources déjà rares. On est bien devant les limites historiques du capitalisme qui est consubstantiel au marché lui-même, lequel aggrave la crise écologique. Impossible aussi d’aller à une décroissance globale, tant les besoins non satisfaits sont colossaux. Loin du débat croissance/ décroissance, ce sont les fondements mêmes de nos sociétés
On est bien devant les limites historiques du capitalisme.
La réflexion marxiste pose les voies du dépassement de cette impasse. Car l’écologie est une science de synthèse qui se constitue au cours du XIXe siècle en intégrant divers apports dans le concept d’écosystème. De ce fait, les débats sur ce thème ont d’abord été d’ordre politique et idéologique, voire moral. Mais Marx et Engels, s’appuyant sur Darwin et Liebig, renversent la perspective et introduisent la distinction entre les animaux qui collectent leur subsistance et les hommes qui la produisent en une « interaction métabolique » avec les milieux naturels. John Bellamy Foster, universitaire états-unien, peut justement titrer un de ses ouvrages Marx écologiste. Les avancées de la science écologique amènent actuellement les chercheurs vers des propositions convergentes avec celles des communistes.
LE PRODUCTIVISME CAPITALISTE
La synthèse opérée par Marx et Engels sur l’essence du mode de production capitaliste et les classes sociales qui y interagissent s’est faite de façon intimement liée aux débats et aux luttes pour créer des organisations de classe. Alors que l’idéologie dominante présente la production des biens/marchandises comme simplement liée aux techniques, la formule générale du capital (schéma 1) a l’avantage de mettre l’accent sur les rapports sociaux et pose le cœur des luttes de classes en mettant en évidence les oppositions d’intérêts.

Le possesseur d’un capital A (l’argent comme convention sociale) peut acquérir machines et matériaux (M), les faire transformer par des salariés qui « vendent » leur force de travail (ft) – et il y a là un rapport social – pour ensuite vendre un produit fini (M’) et en tirer une somme d’argent (A’) dont il fait en sorte qu’elle soit supérieure à A. La différence en constituant le profit. Or classiquement le capitaliste peut accroître les normes du travail, détruire les conventions sociales, augmenter l’intensité du travail pour ses profits, indépendamment des conséquences et malgré les résistances. Par ailleurs, les techniques évoluent (mécanisation, robotisation, informatisation, etc.) et repoussent les limites.
Cette présentation donne à comprendre le productivisme du capitalisme dont les acteurs investisseurs ont pour but de maximiser la différence Δ (A’ – A), c’est-à-dire le profit en réduisant tous les « coûts », notamment les salaires. Pourtant, Marx a aussi abordé les impacts sur les milieux et esquissé quelques axes de réflexion, ainsi que le montre Foster.
RÉÉQUILIBRER LA FORMULE
À mettre l’accent sur les rapports sociaux on peut minorer le caractère matériel de la production des biens qui permettent la vie. Ce qui amène le schéma complété (schéma 2).

Or les ressources naturelles sont prélevées « gratuitement », donnant des externalités négatives qui baissent le coût et augmentent les profits tandis que le traitement des rejets est laissé à la charge des collectivités (mines abandonnées, déchets, routes abîmées, eaux polluées…). La notion d’extractivisme décrit les logiques de développement du capitalisme. Toutefois le mot focalise, mais de façon unilatérale, sur les pillages des ressources, les destructions, les côtés matériels et techniques, et il est parfois utilisé pour estomper les responsabilités particulières des firmes et des classes dominantes dans la crise écologique.
Lorsque l’écologie est restreinte à des démarches individuelles appuyées sur un discours moralisateur (être un bon écocitoyen, trier, marcher, pédaler…), ses commandements inefficaces la déconsidèrent.
Par ailleurs, durant les périodes d’édification de l’économie des pays du « socialisme réel » en Europe de l’Est, on a vu des logiques comparables, négligeant les dégâts écologiques (souvent noyés dans l’immensité des espaces de certains de ces pays). Au-delà du type d’économie, libérale ou planifiée, ce sont bien les rapports des différentes sociétés humaines à la nature qu’il faut interroger.
PEUT-ON RESTER DANS LE MARCHÉ ?
Le pillage de la planète est une composante de la crise éco – logique et remonte à loin. Lénine analyse le capitalisme de la fin du XIXe siècle comme un impérialisme : les grands pays ont lancé la colonisation afin que ressources et débouchés permettent de surmonter leurs crises… générant de nouvelles rivalités et bien des guerres. Mais impossible de nos jours d’étendre encore spatialement la sphère du capitalisme : la planète est finie, et exploiter d’autres planètes reste une éventualité bien problématique et d’un futur lointain.
L’enjeu est de savoir rallier largement les salariés, la population et aussi ceux dont la sensibilité au cadre de vie ou à l’avenir de la planète est la motivation.
La sensibilité de l’ensemble des populations augmente sur les questions d’écologie et de cadre de vie. Ce que dirigeants de l’économie exploitent en transformant l’écologie en marché : apparaissent ainsi des produits « bons pour ma planète », « verts » ou « vertueux » ; les écocitoyens sont loués et des firmes se saisissent habilement du concept pour attirer des clients nouveaux, « verdir le capitalisme », proposer du « renouvelable ». D’autres cherchent des puits à carbone et autres solutions techniques à même d’être vendues… quand bien même elles ne sont ni matures ni à la mesure des choses. Et les lobbys du patronat utilisent l’argument écologique pour faire accepter ou subventionner des évolutions de leurs installations (par exemple les installations d’éoliennes ou de photovoltaïque par Total à La Mède, au motif de carburants « verts »).

En face, lorsque l’écologie est restreinte à des démarches individuelles appuyées sur un discours moralisateur (être un bon écocitoyen, trier, marcher, pédaler…), ses commandements inefficaces la déconsidèrent. Beaucoup ont alors vu l’écologie comme une affaire de « bobos » ou, au mieux, comme une approche pour amener certains à l’analyse des méfaits du capitalisme. Par ailleurs, quand les gouvernants affichent de façon trop voyante leurs ambitions en matière d’écologie, les actes ne suivent pas (on songe au principe de précaution ou aux suites de la convention citoyenne sur le climat), et pendant ce temps les émissions de GES augmentent et les banques investissent dans les énergies fossiles… Le modèle allemand est mis en exergue malgré son échec patent dans la réduction des émissions de GES. Emmanuel Macron juxtapose promesses généreuses et un surplace appelé « réalisme ».
Ces visions réductrices et symétriques de l’écologie sont dépassées, voire contreproductives. Or, tandis que la marchandisation néolibérale s’étend à toutes les sphères de la vie sociale, la question écologique devient plus aiguë et ne peut plus être un supplément d’âme : elle devient une question cruciale, centrale au même titre que les questions sociales.
MAÎTRISE PUBLIQUE RIME AVEC ÉCOLOGIE
L’inefficacité du marché étant avérée, c’est bien à un retour des États et de règles s’imposant à tous qu’il faut revenir. De nombreuses instances internationales le demandent urgemment. D’autant que cela correspond au retour d’une aspiration à la maîtrise de son cadre de vie, à du commun (cf. le mouvement de retour à des régies), à une demande de services publics trop longtemps réduits à peau de chagrin. Aspirations à l’inverse d’un « marché » plus que jamais fondé sur la circulation des capitaux pour des profits rapides et maximisés.
Une gestion écologique des espaces demande de se projeter dans la durée ; le capitalisme intègre ce facteur temps, mais l’inverse. La mondialisation exacerbant la concurrence, les firmes refusent les externalités au nom de la compétitivité et de l’exigence de profits rapides, et ce au mépris des impacts écologiques. Car dans la nature les rythmes sont lents, selon les saisons, et la dégradation des éléments polluants se mesure en décennies, le temps que demande une forêt pour pousser… Le capitalisme cherche une gestion à court terme et renâcle devant des investissements à longue durée de retour sur investissement – cela ex – plique que l’électronucléaire civil en France soit essentiellement resté dans le secteur public. En revanche, le capitalisme peut, tel une sangsue, profiter des investissements publics déjà réalisés pour en tirer bénéfice grâce à des privatisations cadeaux, comme pour l’électricité, le gaz, les autoroutes… Et on voit alors que la concurrence introduit, au détriment de l’environnement, des incohérences et dysfonctionnements dans les équipements que le secteur public avait mis en place.
ÉCOLOGIE, MARXISME ET RÉVOLUTION
Ce sous-titre est a priori ambitieux, mais le constat est simple. Une démarche d’écologie politique qui en resterait à l’affichage de grandes intentions, à des produits « verts » ne serait en définitive qu’une façon de faire durer un capitalisme en crise et de laisser les choses se dégrader. En face, l’égoïsme de classe existe, et l’action des lobbys pour empêcher toute avancée sérieuse l’atteste.
Une écologie conséquente jusqu’au bout avec ses motivations ne peut pas être un supplément d’âme, ne peut pas se contenter d’apporter explications et vœux pieux ; elle doit clairement se situer avec ceux qui essayent de rassembler pour dépasser le capitalisme lui-même. Une écologie qui en reste à un front de tous les refus n’apporte aucune réponse sur les moyens de mobiliser, aucune proposition pour coconstruire les solutions de façon dynamique, raisonnée et démocratique. Une écologie qui voudrait de même « mettre sous cloche » un espace donné tourne le dos de façon figée à une gestion d’ensemble et verse dans l’utopie d’un isolat.
Ces orientations sont en rupture avec les aspirations de la société. Sur le plan politique se pose alors la question de qui en portera les espoirs. Une écologie politique d’aménagement du capitalisme à la marge ? Ceux qui cherchent à dépasser le capitalisme ? Aspirer à un tel rôle se construit à travers des actions au long cours donnant cette perspective, mais enracinées dans des luttes locales qui rendent crédible la perspective.
Déjà, quoique de façon défensive et pour éviter des fermetures d’usines, les salariés proposent des alternatives intégrant les exigences environnementales (ainsi à la raffinerie de Grandpuits, ou à Gardanne et à Cordemais pour reconvertir les centrales à charbon). Parfois des projets coopératifs naissent. Ailleurs, et allant plus loin, le syndicat CGT des métallurgistes de Fos-sur-Mer met en place un comité de surveillance des pollutions pour, d’un même pas, moderniser préventivement l’outil de travail et sauvegarder l’emploi. Ce comité associe salariés, associations de riverains, élus locaux… mais industriels et État se font attendre ! On est dans des projets à long terme qui préfigurent une nouvelle société de démocratie élargie. Une prise de conscience de masse est en cours ; chercheurs, associations en viennent à des positions convergentes de cri tique du système capitaliste. Il y a sans conteste les germes d’un rassemblement transformateur à consolider.
Une démarche d’écologie politique qui en resterait à l’affichage de grandes intentions, à des produits « verts » ne serait qu’une façon de faire durer un capitalisme en crise.
L’enjeu est donc de savoir rallier largement les salariés, la population et aussi ceux dont la sensibilité au cadre de vie ou à l’avenir de la planète est la motivation. Le marxisme apporte son approche des rapports interactifs entre les sociétés humaines et les divers espaces naturels sur la planète. Dans la mesure où un des enjeux est le devenir de l’espèce humaine elle-même, c’est une action aux dimensions démocratiques, solidaires et humanistes.
En ce sens, on ne peut, sous peine d’absurdité, penser à une nature sans les hommes ; au contraire, les hommes peuvent être des acteurs majeurs de la reconquête de la biodiversité. Notre responsabilité d’humains dans une planète de l’anthropocène est de réaliser, en dépassant les limites du capitalisme en crise, un développement écologiquement soutenable, socialement juste et solidaire.
Bonjour et meilleurs vœux à Jean-Claude,
Comme très souvent, un article qui a le mérite de mettre les choses en place, clairement et simplement.