Le rythme de construction des centrales nucléaires s’est ralenti dans le monde, mais plusieurs projets innovants sont à l’étude avec des stades de développement variables : les petits réacteurs modulaires (small modular reactors, SMR, en anglais), les réacteurs de 4e génération, dont les réacteurs à neutrons rapides ou à sels fondus, ainsi que la fusion nucléaire.
*GREG DE TEMMERMAN, directeur général du think tank Zenon Research, est chercheur associé à Mines Paris PSL.
RAPHAËL DEHONT est étudiant à Polytechnique, stagiaire à Zenon Research.
Article paru dans le numéro 36 de progressistes (avril-mai-juin 2022)
Part du nucléaire en baisse dans le mix électrique mondial
De la première centrale nucléaire commerciale inaugurée en 1956 à Calder Hall aux 443 réacteurs actuellement en service dans le monde, l’énergie nucléaire s’est déployée à un rythme à peine égalé par l’éolien et le solaire dans les premières années 2000. La production d’électricité issue du nucléaire a été multipliée par 56 sur la période 1965-1985 ; à titre de comparaison, sur la période 2000-2020, la production éolienne a été multipliée par 51. Pourtant, alors que le nucléaire représentait 17 % de la production mondiale d’électricité en 1995, il ne représentait plus que 10 % en 2021 – une dynamique inverse de celle des EnR (énergies renouvelables, éolien et solaire) qui en 2021, pour la première fois, ont produit plus de 10 % de l’électricité mondiale.

La majorité des scénarios de décarbonation prévoit un mix énergétique largement dominé par les renouvelables et relativement peu de nucléaire. Les raisons de ce désamour sont nombreuses : hausse des coûts, retards, accidents comme Tchernobyl et Fukushima qui ont marqué les esprits et impacté l’acceptabilité de cette technologie, stabilisation de la demande en électricité dans les pays développés, etc. Pourtant, à l’heure où baisser fortement et rapidement les émissions de CO2 est une nécessité pour limiter le réchauffement climatique, le nucléaire possède des atouts indéniables : des émissions de gaz à effet de serre très faibles sur l’ensemble du cycle de vie, une forte densité énergétique (et donc un faible besoin d’espace par unité d’énergie produite) et la capacité d’adapter la production à la demande (son caractère pilotable). L’Agence internationale de l’énergie prévoit un doublement de la capacité nucléaire d’ici à 2050, sans évolution notable de la contribution du nucléaire à la production électrique mondiale. Les études prospectives de RTE (gestionnaire du réseau électrique français) et Net-Zero America montrent que les scénarios avec nucléaire sont avantageux lorsque l’on raisonne en coûts complets du système – et pas seulement en coût actualisé de l’énergie.
(Re)Faire du nucléaire une filière compétitive
Diminuer les coûts et les délais de construction tout en ouvrant de nouveaux marchés, voilà l’objectif des SMR. Plus petits que les réacteurs traditionnels, ils couvrent une large gamme de puissance, allant de 10 à 300 MWe, et impliquent différentes technologies de réacteurs.
L’Agence internationale de l’énergie prévoit un doublement de la capacité nucléaire d’ici à 2050, sans évolution notable de la contribution du nucléaire à la production électrique mondiale.
À titre de comparaison, un EPR de la génération 3+ génère 1 650 MWe. On dénombre plus de 70 concepts1 de SMR en projet dans une dizaine de pays. Beaucoup de ces SMR sont destinés à l’exportation, ce qui pose inévitablement la grande question du marché. Si de nombreux projets sont fondés sur la technologie à eau pressurisée (comme l’EPR), d’autres, dits « avancés » (advanced modular reactor), appartiennent à la 4e génération, non commercialisée pour l’heure. Sur le plan économique, les SMR misent sur une rentabilité intéressante permise par une construction modulaire et un effet de série qui simplifierait la conception des centrales. Par conséquent, ils devraient favoriser la standardisation des designs, limitant ainsi les délais de construction et les surcoûts récurrents.

En outre, leur faible puissance permet à une majorité de concepts d’offrir des dispositifs de sûreté passifs permettant, en cas d’accident, d’amener le réacteur dans un état d’arrêt, et de l’y maintenir pendant une longue période sans activité humaine.
Des petits réacteurs… pour un gros marché ?
La taille des SMR permet d’envisager des applications plus larges que la production électrique.
Concernant les SMR les plus puissants, comme le concept français Nuward, ils sont pensés pour remplacer des centrales à charbon. Il s’agit d’un marché énorme, puisque la puissance installée au charbon dépasse 2000 GW2 et que la baisse des émissions implique la fermeture de ces centrales rapidement. Cependant, la taille réelle de ce marché reste difficile à évaluer. En effet, ce n’est qu’à partir de 2030 que les pays pourraient manifester leur intérêt, or les prévisions sur une telle échelle de temps fluctuent considérablement d’un modèle à l’autre. Les SMR seront également en compétition avec les EnR, bénéficiant de coûts et de délais de construction réduits.
Concernant les SMR les plus puissants, comme le concept français Nuward, ils sont pensés pour remplacer des centrales à charbon. Il s’agit d’un marché énorme.
Par ailleurs, les SMR moins puissants ont vocation à desservir les régions difficilement accessibles. Ils sont donc une solution intéressante pour les pays limités par leur économie ou la taille de leur réseau électrique. En France, la start-up Naarea (avec son micro-SMR de 1 à 40 MWe) se positionne sur le marché des groupes électrogènes. Le chauffage industriel et urbain figure parmi les autres perspectives ; il s’agit d’ailleurs du marché visé par la start-up Jimmy, qui a récemment levé un fonds de 2,2 millions d’euros. D’autres applications, comme le dessalement de l’eau de mer, la production décarbonée de carburants synthétiques et d’hydrogène sont évoquées, mais elles sont pour l’instant à un stade moins avancé de développement.

Parmi tous ces projets, ceux des États-Unis se démarquent, à l’image du Natrium de Bill Gates (80 millions de dollars levés fin 2020) ou encore de NuScale, qui a reçu la même année l’approbation de conception de la Commission de réglementation nucléaire (NRC). Dans la course figurent également d’autres pays, comme la Russie, la France ou encore la Chine, qui compte actuellement 13 réacteurs « classiques » en construction, incluant le SMR HTR-PM de 4e génération, tout récemment connecté au réseau d’électricité chinois. Rolls-Royce, au Royaume-Uni, a réuni à lui seul 405 millions de livres sterling fin 2021, une somme à laquelle ont contribué le gouvernement et des investisseurs privés.
Accélérer le déploiement des SMR : quels leviers ?
Tout d’abord, les politiques étatiques entretiennent le savoir-faire et encouragent l’économie d’apprentissage. La mise en place d’un véritable programme industriel peut faciliter le déploiement des SMR. Par exemple, au Royaume-Uni, afin de soutenir les chaînes d’approvisionnement, le programme de « révolution industrielle verte » a annoncé l’octroi de 528 millions de dollars à la filière nucléaire pour le développement des SMR et AMR. L’État français prévoit, quant à lui, d’accorder 1 milliard d’euros au développement des réacteurs innovants (dont les SMR) dans le cadre de son plan « France 2030 ».
Ensuite, les autorités de sûreté ont un rôle prédominant : les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni ont fait des progrès considérables en matière de politique et de licences pour faciliter le déploiement des SMR. En effet, aux États-Unis, cinq promoteurs de SMR ont reçu des subventions3 au titre de la « réduction des risques » afin de développer les cadres réglementaires.
Enfin, plusieurs études montrent que les SMR doivent être produits en série et en grand nombre pour être rentables économiquement, ce qui requiert une harmonisation des normes de sûreté pour conserver l’aspect modulaire. La NRC a d’ailleurs déjà pris le leadership occidental pour la définition du référentiel standard de régulation sur le marché des SMR. Les défis à relever étant encore nombreux, il faudra donc attendre la prochaine décennie pour assister à l’émergence d’une exploitation commerciale à grande échelle. Ce sont donc les années à venir qui permettront de vérifier si ces petits réacteurs modulaires suffiront à relancer la filière nucléaire. Cependant, au vu des vitesses de déploiement des technologies dans l’énergie, ils ne devraient pas représenter plus de 10 % de la production nucléaire mondiale d’ici à 2040.
À plus long terme, 4e génération, fusion…
La 4e génération rassemble six concepts4 de réacteurs partageant les mêmes objectifs de durabilité, de sûreté, de compétitivité et de non-prolifération. Quatre de ces concepts – les réacteurs à neutrons rapides et à sels fondus – suscitent un intérêt croissant, puisqu’ils peuvent fonctionner en mode dit « surgénérateur », c’est-à-dire dans un régime où ils produisent plus d’isotopes fissiles qu’ils n’en consomment. De telles technologies permettraient de valoriser certains isotopes fertiles non exploités comme l’uranium 238 (99,3 % de l’uranium naturel) et le thorium 232, un métal 3 à 4 fois plus abondant. À noter que le thorium soulève des problèmes non élucidés car son extraction reste plus coûteuse ; par ailleurs, il est corrosif à haute température et peut être transformé en uranium 232, hautement radioactif.
À ce jour dans le monde, seuls trois réacteurs à neutrons rapides alimentent un réseau électrique : BN-600 et BN-800 en Russie, ainsi que CEFR en Chine. Depuis 2011, la Chine a investi 500 millions de dollars dans les réacteurs à sels fondus et vient de terminer la construction de son démonstrateur à 2 MW fonctionnant au thorium. En cas de succès, le pays prévoit de passer à la vitesse supérieure avec un réacteur à 373 MW pour 2030. Ainsi, malgré de nombreux concepts privés en développement, comme le MCFR de TerraPower ou l’IMSR de Terrestrial Energy, il faudrait attendre 2040 ou 2050 pour voir se développer certains de ces réacteurs à l’échelle industrielle. En France, le projet ASTRID de démonstrateur de réacteur de 4e génération refroidi au sodium a été arrêté en 2019, officiellement à cause du coût du projet dans un contexte de ressources en uranium abondantes et peu chères.
La 4e génération rassemble six concepts de réacteurs partageant les mêmes objectifs de durabilité, de sûreté, de compétitivité et de non-prolifération.
À long terme, la fusion nucléaire reste une autre option pour de futurs réacteurs. Le projet ITER, en construction à Cadarache, doit démontrer la faisabilité de la fusion durant la période 2035-2040. En parallèle, de nombreuses initiatives privées soutenues par des fonds d’investissement se sont lancées ces dernières années pour accélérer le développement d’un premier réacteur de fusion à l’horizon 2030. Cependant, même si tenir un tel calendrier était possible, le déploiement à l’échelle de la fusion prendra du temps, et elle ne pourra pas contribuer à la nécessaire relance du nucléaire.
1. https://www.iaea.org/newscenter/news/what-are-small-modular-reactors-smrs.
3. https://www.gen-4.org/gif/jcms/c_177520/chapter-7-gif-2020-annual-report.
Une réflexion sur “Avenir du nucléaire : quelles filières ? Greg de Temmerman et Raphaël Dehont*”