- Publié le 31 mars 2022
Comment l’omission d’informations-clef, sans recourir à aucune infox, crée la plus efficace des désinformations. Le documentaire “Nucléaire : une solution pour la planète?” paru récemment sur Arte et offran un argumentaire à charge contre cette énergie, pourtant reconnue comme le GIEC lui même comme un des moyens incontournable pour décarboner notre électricité, est de ce point de vu un exemple éclatant.
avec l’aimable autorisation de Myriam Tonelotto (*), nous reproduisons ce texte posté sur son compte linkedin : https://www.linkedin.com/posts/myriamtonelotto_nuclaezaire-reactors-edf-activity-6915331077418983424-acdO?utm_source=linkedin_share&utm_medium=member_desktop_web
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A l’automne dernier, l’Université de Liège me proposait d’expliquer comment un documentaire peut fabriquer de l’ignorance alors même qu’il ne convoie aucune fausse information. L’interview est accessible ici : https://tinyurl.com/4htu9w5k
Le documentaire « Nucléaire : une solution pour la planète ? » (https://tinyurl.com/3w23m9sd) actuellement diffusé m’offre un support inespéré de démonstration de la puissance d’un des vecteurs de l’ignorance : l’élision. Ou comment l’omission d’informations-clef, sans recourir à aucune infox, crée la plus efficace des désinformations.
La facture du film « Nucléaire : une solution pour la planète ? » est plaisante, belles images, supports de démonstration variés, graphiques léchés, musique épurée et délicatement anxiogène. Le titre, pourtant, crée d’emblée une distorsion qui caractérisera l’ensemble de la démarche : alors qu’il propose une interrogation ouverte (le nucléaire peut-il être une solution pour la planète ?) cette question ne sera jamais examinée par le film. En effet, la réponse est d’entrée de jeu : NON. C’est un avis qu’un auteur est en droit de défendre, comme toute opinion. Mais une démarche à l’aune de l’invite du fondateur du journal Le Monde, Hubert Beuve-Méry (« Messieurs, soyez subjectifs, mais avec honnêteté ») aurait voulu que le titre fût : « Le nucléaire n’est pas une solution pour la planète ».
Si je ne devais retenir qu’un point démontrant la force des élisions dans ce documentaire sur la perception des faits par le spectateur, je soulignerais le tour de passe-passe récurrent dans toute argumentation spécieuse : le biais de sélection. Appliqué au champ du discours anti-nucléaire : l’art de s’alarmer du nombre hypothétique (et d’ailleurs souvent erronément fléché et évalué) de victimes en cas d’improbable situation ACCIDENTELLE d’un réacteur nucléaire, mas d’ignorer les + de 20 000 victimes/an avérées de l’électricité produite en fonctionnement NORMAL par les centrales au charbon en Europe. (cfr rapport WWF 2016 : https://tinyurl.com/2p964sjm). Le film « Nucléaire : une solution pour la planète ? » n’y déroge pas.
Dans le détail, la succession de raccourcis et d’omissions au coeur d’un discours très chiffré créé un faux sentiment d’exhaustivité et d’objectivité, alors même que toutes les informations qui viendraient contredire, minorer, désamorcer la portée ou la validité du propos, sont systématiquement non pas déformées : bien mieux : tues.
Je n’entends pas reprendre pas-à-pas les informations dispensées tout au long du film, j’ai tourné la page de la réalisation documentaire pour explorer comment la fiction pourrait porter plus efficacement les interrogations sur le réel qui m’habitent. Je vais donc m’en tenir à un « échantillon », un brin malicieusement : autour de « l’échantillonnage » d’eau tritiée que propose le film à compter de sa 36ème minute.
a) on apprend d’abord qu’une mesure citoyenne réalisée sur la Loire à Saumur en janvier 2019 affichait un taux de radioactivité de 300 Bq/litre. Radioactivité due à la présence de Tritium rejeté vraisemblablement par l’industrie nucléaire.
b) le documentaire énonce ensuite la norme établie par l’OMS en dessous de laquelle la consommation d’eau contenant du Tritium est inoffensive d’un point de vue sanitaire : 10.000 Bequerels par litre (Bq/l). Norme effectivement vérifiable sur le site de l’OMS/WHO : https://tinyurl.com/md53uwj
c) mais le documentaire spécifie aussitôt que le seuil d’alerte en France est de 100 Bq/l. Première omission, normative : les 10 000 Bq/l de l’OMS sont aussi la norme qualitative française. [https://tinyurl.com/2vb56z2m – la législation française distingue en effet une « limite de qualité », l’eau étant déclarée impropre à la consommation lorsque cette limite est atteinte, et une « référence qualité », qui déclenche des investigations pour comprendre la nature de l’événement constaté]. La confusion est ici discrètement induite entre dangerosité et seuil d’alerte. Le seuil d’alerte est en effet une valeur de dépistage, non de danger : si le taux augmente, il y a peut-être un incident technique quelque part à investiguer. Dans le cas du Tritium, le dépassement du seuil de 100 Bq/l est indiciel d’une contamination d’origine anthropique (et non simplement due au rayonnement cosmique p.ex) et vise moins le Tritium lui-même que la possibilité que d’autres radionucléides artificiels et potentiellement plus dangereux se baladent dans l’environnement. Dix centimètres de flaque d’eau sous votre chauffe-eau constituent probablement votre seuil d’alerte : il y a une fuite, il faut la localiser et chercher ce qui se passe au juste. En soi, la flaque ne présente aucun risque, un coup d’éponge et hop, l’affaire est réglée. En revanche, en éveillant votre attention à temps, la flaque pourrait éviter que les 200 litres de votre ballon ne passent chez votre voisin du dessous, voire qu’à la suite d’une fuite pendant un an la mérule ne s’installe et n’attaque les solives du plancher.
d) revenons au documentaire et au Tritium : le taux de 300 Bq/l constaté à Saumur en Janvier 2019 est donc négligeable d’un point de vue sanitaire. Mais l’information convoyée par le film étant que le « seuil d’alerte » est à 100 Bq/l, l’anxiété du spectateur augmente.
e) seconde omission, biologique : dans la compréhension des risques qu’il encourt, le spectateur prend comme tout un chacun pour référence son corps. Le documentaire, lorsque l’information va dans le sens de l’argumentaire, recourt sans surprise à ce référentiel. Mais étonnamment, dans l’exemple du Tritium, aucun appel à la référence corporelle humaine. Peut-être… parce que ce taux d’alerte de 100Bq/l est comparable à la radioactivité naturelle de 100 Bq/kg propre au corps humain ? De fait, jamais il n’est précisé que notre chair est naturellement radioactive, à l’instar de toute la planète et de tout organisme vivant sur Terre. Je salue ici la prudence du commentaire : des fois que le téléspectateur n’entreprenne d’occire ses proches pour éviter d’être contaminé par les rayonnements bêta (surtout bêtas) et gamma que nous émettons. Spoiler – tuer serait ballot, mort ou vif, c’est kif-kif : notre radioactivité provient essentiellement du Potassium40 et du Carbone14 mais aussi de l’Uranium, du Thorium etc que notre alimentation NATURELLE apporte NATURELLEMENT (noix du Brésil, bananes mais en réalité toute alimentation végétale ou animale).
f) il n’est jamais spécifié que la radiotoxicité du tritium est très faible : troisième omission, absence de référentiel. La page Wikipedia sur le Tritium (constamment révisée par les deux camps, anti et pro-nuke) eut été une amie. A titre de comparaison : la radio-toxicité du Potassium40 qui fait donc l’essentiel de notre radioactivité corporelle naturelle, est 344 fois supérieure à celle du Tritium.
g) le commentaire poursuit en indiquant que ce Tritium se retrouve « dans le corps et les urines du consommateur ». Cette quatrième omission, biologique, crée une distorsion supplémentaire, laissant entendre que le Tritium de l’eau du robinet va demeurer ad vitam aeternam dans le corps. Notre métabolisme élimine efficacement le Tritium : la demi-vie biologique de cet isotope de l’Hydrogène est de 10 jours. Alors que la demi-vie physique (temps nécessaire à la désintégration de la moitié de ses noyaux radioactifs) du Tritium est de 12 ans, notre corps l’élimine en 40 jours maximum. Par la transpiration, et par les urines, oui, en effet – ah, les cours de collège sur le métabolisme humain…
h) cinquième omission, logistique : un interviewé explique que la Loire approvisionne en eau potable le Maine et Loire. Mais que l’essentiel de l’eau potable provienne de la nappe phréatique, et non de la Loire, ne sera pas spécifié. Le site des régies de l’eau de Saumur et de tout le bassin hydrographique comme les articles des journalistes de Ouest France eussent été là aussi de bons amis. A 38 minutes du début du film, le commentaire précise ensuite que le tritium déversé dans la Loire se retrouve dans l’eau du robinet car il n’est pas filtré. De fait, le Tritium n’est pas filtrable. Il est en revanche dégazé par les régies de distribution d’eau potable. Jouer sur les termes crée ainsi une image redoutable, celle d’un élément non filtrable, s’insinuant incognito dans nos corps pour occasionner des torts jamais explicitement listés et quantifiés par le film, mais que viennent incarner à l’écran les complexes, massives tours aéroréfrigérées des centrales nucléaires de la Loire : la malédiction invisible de géants nucléaires.
i) c’est que, alors que le film multiplie graphiques et images mentales genre “quantités de wagons de Paris à Berlin” dans d’autres chapitres, l’absence de mise en perspective dans le volet consacré au Tritium crée l’espace pour nos fantasmes les plus affolés, ceux-là mêmes pour lesquels notre cerveau est génétiquement câblé. Sixième omission, absence de schémas / comparatifs visuels. Rien de plus terrifiant qu’un ennemi au visage flou. Je palie donc : en buvant deux litres d’eau au quotidien (recommandations médicales d’hydratation) avec une concentration de tritium à 10 000 Bq/L, on parvient au bout d’un an à une dose équivalente à: l’irradiation reçue du fait du rayonnement cosmique lors d’un vol Paris-Tokyo. Ou, pour ceux qui veillent à leur bilan carbone : 10% de la dose reçue lors d’un scanner abdominal.
j) septième omission : temporalité et quantités. En focalisant notre attention sur ces 300 Bq/l découverts fortuitement par les interlocuteurs filmés, la notion-clef de « pendant combien de temps, ce taux de 300 Bq/l ? » est escamotée. Or c’est l’accumulation qui fait la dose, et cette dose est à calculer sur un an. Un pic momentané même de 10 000 BQ/l est sans effet aucun sur la santé. Il eut donc été intéressant de permettre au spectateur de saisir ce qu’implique en terme de consommation humaine cette limite « d’alerte » de 100 Bq/litre : en buvant tous les jours 2 litres d’eau à ce niveau de radioactivité, on atteint au bout d’un an la dose de 1,31 microSv, soit l’équivalent de quatre heures d’exposition supplémentaire à la radioactivité naturelle de l’environnement (restez donc sur votre chaise, vous les recevez en ce moment même, ces rayonnements). On aurait aussi dû spécifier que pour atteindre la valeur maximale de l’OMS de 0,1milliSv de dose de radioactivité additionnelle sur un an, il faut boire chaque jour 2 litres d’eau tritiée à 10 000 Bq/l et ce pendant un an en continu. Pour la valeur « horribilis » des 300 Bq/l commentée de façon anxiogène par le documentaire, il faudrait donc pour atteindre le seuil de nocivité boire pendant un an, chaque jour, 33 litres d’eau, en admettant qu’elle demeure à ce niveau exceptionnel de 300Bq/l. 33 Litres par jour !!!
k) Huitième omission : toxicité de l’eau pure. Je m’empresse de rassurer tout un chacun : c’est impossible. Pour la bonne raison que l’eau pure elle-même devient mortellement toxique pour l’humain au delà d’une prise de 90g par kilo de poids corporel. Pour simplifier, pour un humain de 50kg, 4,5 litres d’eau pure ingérée en une heure suffisent à le tuer.
CONCLUSION : je mourrais donc 2580 fois par ingestion excessive d’eau pure avant d’avoir atteint la limite de nocivité de l’eau tritiée à 300 Bq/litre prélevée en janvier 2019 dans la Loire à Saumur, dont de toutes façons seul un pourcentage est allé dans les robinets et pendant une durée de temps limitée.
Huit omissions. En juste quelques minutes. Sans une seule fausse info. Mais un résultat qui, s’il fait rire aux larmes ceux qui, maîtrisant le sujet, imaginent d’emblée les 33 litres par jour, distille, perfuse, infuse, une anxiété tenace chez le spectateur moyen buveur d’eau. De quoi le convaincre de ne plus descendre que du pinard, je suppose.
Trente ans que je réalise des documentaires pour arte, des films systématiquement en avance sur leur temps (lobbyisme en 2002, masculinisme, féminicide et garde des enfants en 2005, perte des libertés individuelles en 2009, réacteurs à sels fondus en 2016, rationnel et irrationnel dans un accident nucléaire en 2021 – hélas dénaturé à coup d’omissions introduites par la NDR-arte).
Un documentaire à vocation scientifique et citoyenne consiste, dans ma vision, à relayer le savoir des femmes et des hommes les plus pointus dans leur domaine. À l’évidence, pour d’autres aujourd’hui, un docu consiste à transmettre les opinions de ceux qui n’ont pas nécessairement tout compris mais ont de fortes convictions. Il ne me viendrait jamais à l’idée d’interroger un « physicien » des hautes énergies sur la sûreté d’un réacteur nucléaire au prétexte qu’il est physicien atomique ; ni, sur la question des effets des rayonnements ionisants sur le corps, d’interviewer un pédiatre plutôt qu’un radiothérapeute ou un médecin spécialisé dans la radiotoxicité, au titre que tous sont médecins. Tous sont admis à exprimer leurs opinions. En revanche, seul l’expert de son domaine me paraît compétent à proposer une analyse des faits. Qu’un documentaire s’attache à relayer des opinions, des convictions, plutôt que des faits, nihil obstat. J’attends en revanche d’un tel film qu’il ne fasse pas passer les uns pour les autres. Parce que, cela, je le nomme : fabriquer de l’ignorance.
(*)
Myriam Tonelotto est autrice de plusieurs documentaires :
Thorium, la face gâchée du nucléaire : httpsr://vimeo.comu/538431753 https://youtu.be/raPhqwRN5bk
Rêves fondus : https://vimeob.com/541472161
An Zéro, comment le Luxembourg a disparu, série de documentaires examinant les conséquences rationnelles et irrationnelles de la perte d’un pays suite à un accident nucléaire : https://a.com/showcase/8311539t
« La Voie du Chat » explore la mise à mal de nos libertés individuelles par le néo-libéralisme : https://vimeo.com/587836697