Pour mieux faire connaître Bernard Jégou, nous reprenons l’article, compte rendu d’un entretien qu’il accordé au mensuel Planète Paix, paru dans la livraison de février 2019.
*Roland Nivet, secrétaire national du Mouvement de la paix.
Bernard Jégou est directeur de recherches à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), dont il a présidé le conseil scientifique pendant plusieurs années. Il dirige aussi à Rennes l’Institut de recherche sur la santé, l’environnement et le travail (IRSET), un institut unique en France, formé de près de trois cents personnes venues de l’INSERM, des universités de Rennes, des Antilles et d’Angers, du CNRS, de l’École des hautes études en santé publique et des centres hospitaliers de Rennes, de Pointe-à-Pitre et d’Angers. Chercheur de renommée internationale, il s’est vu décerner récemment le prix Jacques Salat-Baroux de l’Académie nationale de médecine, prix destiné à récompenser des chercheurs travaillant dans le domaine de la reproduction humaine.
Issu d’une famille modeste et engagée – son père était à l’origine ouvrier agricole et sa mère ouvrière puis aide-soignante –, Bernard Jégou a bénéficié, comme il le reconnaît volontiers, des meilleurs aspects du système d’éducation nationale et publique de son époque. Il a commencé par une filière technique courte pour ensuite rejoindre un IUT et la filière universitaire. Mais les évolutions de l’éducation nationale lui posent problème : « Avec les modalités actuelles du système d’accès à l’université mis en place avec Parcourssup, je n’aurai pas pu faire le parcours atypique à maints égards qui a été le mien. »
Quand on lui demande en quoi ses origines sociales ont pu rejaillir sur son métier de chercheur, il répond : « Certainement l’envie de liberté associée au plaisir de rechercher et de découvrir. Mais, issu d’un milieu ouvrier, j’ai toujours eu le souci que mes travaux soient utiles et accessibles au citoyen, d’où ma préoccupation constante de trouver autant que faire se peut des retombées positives pour mes recherches. Ainsi j’ai participé à la création de deux entreprises de biotechnologie. »
De ce parcours il a retenu quelques valeurs qui le guident toujours : liberté, justice, universalité.
« Le métier de chercheur doit d’abord être fondé – et rester fondé ! –sur une totale liberté d’investigation, à laquelle est associée la nécessité d’une démarche rigoureuse suivie d’un partage des résultats dans une communauté scientifique qui ne connaît pas de frontières. Ces caractéristiques en font une communauté ouverte. » Il poursuit en résumant son parcours : « Issu d’une région qui avait été pauvre, le Centre-Bretagne, j’ai été marqué par les combats de son père, résistant, déporté à Auschwitz et Buchenwald. J’en ai gardé un rejet de la guerre et une forte appétence pour la défense de la paix, et la volonté de contribuer avec mes modestes moyens au développement économique, social et scientifique de ma région. L’institut que je dirige en est un aboutissement. Cet institut a pour objectif de traiter des questions médicales dans leur liaison avec les facteurs environnementaux, l’“écosystème du travail” y figurant aussi fortement : il s’agit de comprendre quelles influences ont sur la santé les interactions des éléments chimiques, physiques, biologiques ou comportementaux issus de l’environnement combinés ou non avec des agents infectieux. »
Quand on l’interroge sur les connaissances maintenant acquises dans ces domaines de recherche, Bernard Jégou répond modestement : « On parle d’environnement, mais il reste encore beaucoup de phénomènes à étudier pour avoir suffisamment de réponses. Quelles sont les interactions entre les milieux naturels, les conditions de travail de travail et le fonctionnement de l’organisme ? En quoi ces interactions peuvent-elles être à l’origine de maladies comme le cancer. Pour étudier ce phénomène, il convient d’associer des compétences. On a une chance historique à Rennes d’avoir des compétences qui vont de l’étude du génome, de la cellule à l’urologie, l’infectiologie, l’hépatologie, la biologie moléculaire, l’épidémiologie, l’évaluation du risque, la chimie, le dosage des polluants, et j’en passe. »
L’IRSET, qu’il dirige aujourd’hui, s’occupe toujours de biologie de la reproduction – la discipline d’origine de Bernard Jégou –, mais travaille aussi sur le cancer et l’infectiologie, sur le poumon, le foie et tous les organes qui sont en première ligne de la préoccupation environnementale. (Le foie, par exemple, est le dépollueur de l’organisme.) Mieux comprendre comment il désactive les polluants est fondamental. Bernard Jégou le souligne : « Ce qu’il faut savoir, c’est que l’individu exposé à un agent très toxique qui touche les reins peut voir ses reins détruits. Il sera pris en charge médicalement, ça va être une tragédie individuelle, mais ça n’aura pas de conséquences sur sa capacité à générer une descendance. Mais, si sa fonction de reproduction est atteinte, ce n’est pas seulement la santé de l’individu lui-même mais sa capacité à procréer et la santé même de l’enfant à naître, voire la santé de sa descendance qui sont en jeu. » Directeur de la recherche de l’École des hautes études en santé publique (EHESP), ce spécialiste de la fertilité humaine n’a de cesse d’explorer les relations complexes entre santé, modes de vie, conditions de travail, pollution…
L’un de ses derniers projets : l’examen des cheveux conservés au musée de l’Homme, à Paris, qui pourraient révéler de très intéressantes informations sur la santé des personnes ayant vécu au xixe siècle. Comme les carottages de la calotte glaciaire donnent des indications sur l’histoire de la planète, les analyses des cheveux peuvent donner des informations scientifiques pertinentes sur une personne, sa santé, son mode de vie et aussi l’influence de son environnement. C’est au cœur des préoccupations scientifiques de l’institut qu’il dirige et de ses équipes.
Toujours actif à la paillasse du labo, il a exercé pendant plusieurs années la présidence du conseil scientifique de l’INSERM, une charge très lourde qu’il évoque en insistant sur les responsabilités importantes incombant à cette instance consultative qui a une mission de prospective, d’évaluation, d’élaboration de propositions et d’avis, y compris sur l’existence ou la fermeture d’unités de recherche : « Il convient d’être juste, équitable, d’autant que nous ne maîtrisons pas le montant des budgets qui, dans un organisme public, dépendent en grande partie des dotations budgétaires allouées par l’État et obligent à des arbitrages difficiles compte tenu des restrictions budgétaires et en moyens humains dont souffre la recherche publique. »
Quand j’évoque le fait que, dans le cadre de la loi de programmation militaire sur sept ans, 37 à 40 milliards vont être consacrés au renouvèlement de l’essentiel des armes atomiques françaises, je sens sourdre la colère retenue : « D’une part, ce sont des armes de destruction massive dont l’objectif est de tuer des innocents par millions avec les conséquences catastrophiques en termes de santé et d’environnement. D’autre part, la question des diversions financières qui ne font pas l’objet de débats doivent aussi être évoquées. Ainsi le budget de l’INSERM pour toute la France, masse salariale incluse, est d’environ 900 millions d’euros annuels. Or la somme consacrée sur sept ans aux armes atomiques correspondrait donc à des dizaines d’années de fonctionnement de la recherche médicale en France. Insupportable au moment où les restrictions budgétaires raréfient et précarisent ainsi l’avenir. »
Bien sûr la question du rôle du scientifique et du citoyen est évoquée, à travers les activités de vulgarisation scientifique auxquelles il participe à différents niveaux nationaux et régionaux. Pour lui, la vulgarisation est une nécessité et un devoir pour les scientifiques, car ses enjeux concernent la démocratie ; et il précise : « Le chercheur n’a pas la vérité tout seul. Son rôle, c’est de donner toutes les informations, y compris les incertitudes, qui permettent ensuite aux politiques et aux citoyens de réfléchir puis de décider. »
J’ai envie de conclure en donnant la parole à Rabelais (1494-1553) : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »