Privatisation d’ Egis : Macron sonne le glas de l’ingénierie publique
Depuis des mois, le dossier était ouvert et laissait craindre le pire. La privatisation d’ Egis, filiale de la Caisse des dépôts et consignations dans le secteur de l’ingénierie, a finalement été actée vendredi 7 janvier 2022. Avec le nouvel actionnaire de référence, exit les missions d’intérêt général de l’entreprise qui accompagnait État et collectivités territoriales dans le développement d’infrastructures publiques. Tikehau Capital se concentrera sur les juteux marchés internationaux, faisant craindre de nombreuses suppressions d’emplois aux salariés du groupe.
Par Clément Chabanne*
UN PROJET DE PRIVATISATION QUI VIENT DE LOIN
Egis, groupe public d’ingénierie qui compte 16 000 salariés dans le monde, avait échappé à la privatisation en 2002. Le gouvernement Raffarin avait envisagé un temps de vendre à un fonds états-unien avant d’y renoncer. La filiale de la Caisse des dépôts (CDC) a alors gagné une quinzaine d’années de répit. Sous le gouvernement Hollande, un nouveau projet de privatisation est amorcé, sous la tutelle d’Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée. Après son élection à la présidence de la République, le même marque d’entrée son manque d’ambition pour la CDC, traînant pour remplacer le directeur général, laissant le groupe public sans gouvernance pendant de longs mois. Symptomatiquement, le nouveau directeur général, ancien banquier, n’est jamais passé par la fonction publique. Pour Jean-Philippe Gasparotto, secrétaire général de l’Union des syndicats CGT de la Caisse des dépôts, cette nomination est symbolique de la vision macroniste du secteur financier public comme « simple rampe de lancement de nouveaux marchés pour les start-up et béquille du secteur privé quand il est en difficulté ».
Pour le coordinateur de l’Union syndicale de la Caisse des dépôts (USCDC), un virage avait déjà été pris avec la loi PACTE, qui soumet la CDC aux mêmes règles que tout investisseur financier et amène la CDC à se comporter comme un actionnaire privé. Encore dans le giron public, Egis avait été restructurée autour de business units régulées par des objectifs financiers. Le groupe, largement bénéficiaire, a versé 82 M€ de dividendes en 2020. La privatisation de la filiale en ingénierie s’inscrit donc dans une logique globale de destruction du secteur financier public, par la privatisation et l’application de critères de rentabilité, loin des missions d’intérêt général.
SACRIFICE D’UN OUTIL D’INGÉNIERIE PUBLIC INDISPENSABLE
La Caisse des dépôts avait développé Egis comme une filiale-outil. Pour la CGT, cette privatisation ampute la CDC de capacités techniques indispensables pour mener à bien ses missions. Egis accompagne aujourd’hui de nombreux maîtres d’œuvre dans la transition écologique. Elle conseille par exemple CDC Biodiversité pour la gestion durable des forêts. Egis a également créé Sobre, une joint-venture avec La Poste, qui appuie techniquement la rénovation des bâtiments du parc public et reste à ce jour la seule société à avoir développé ce savoir-faire spécifique. Dans un contexte de développement des marchés publics liés à la transition écologique, les élus CGT au comité de groupe dénoncent un transfert au privé de compétences uniques, développées sur fonds publics, mais aussi de marchés publics dans un secteur qui ne devrait pas être soumis aux exigences de rentabilité.
LA QUESTION DÉMOCRATIQUE
Avec la privatisation, c’est l’ensemble des citoyens qui perdent en contrôle démocratique sur les projets d’investissements publics en infrastructures. « Les investissements liés au Grand Paris passent aux mains de capitalistes purs et durs et on ne sait pas ce qui va guider la gouvernance d’Egis dans les nombreux aléas liés à des projets de cette envergure », dénonce Jean-Philippe Gasparotto. Sur l’ensemble du territoire, Egis a la maîtrise d’œuvre de dizaines de projets, des transports publics urbains aux autoroutes, et exploite des infrastructures importantes.
En rachetant Egis, Tikehau Capital s’offre également une crédibilité aux yeux des élus locaux. Pendant de nombreuses années encore, le nom d’Egis restera associé dans les esprits à l’image de la CDC, institution publique placée sous tutelle du Parlement. Tikehau va bénéficier de cette image, et aussi du savoir-faire d’Egis, qui a appris à naviguer dans le tissu institutionnel français. La vente du groupe d’ingénierie comprend donc ce carnet d’adresse set ce capital de confiance, ce qui pose une grande question démocratique.
En dehors des cinq parlementaires membres de la commission de surveillance de la CDC, cette privatisation, qui intéresse pourtant l’avenir du pays, n’a pas fait l’objet de débats parlementaires. Quelques élus alertés par les syndicats, à l’instar de Fabien Roussel, ont demandé des explications au Premier ministre, mais jamais cette question n’a fait l’objet d’un débat à la hauteur. À la suite de l’interpellation des parlementaires, le directeur de la Banque des territoires a tenté de donner une explication : l’appartenance à la CDC serait pour Egis un frein au développement international, la Caisse n’ayant pas vocation à se positionner sur des marchés émergents encore risqués. Au fond, ce sont donc bien des enjeux financiers qui ont primé, et se dessine une réorientation d’Egis vers des marchés risqués et potentiellement très rentables, au détriment des missions d’intérêt général qu’assurait l’entreprise en France.
UN FINANCIER COMME REPRENEUR
Tikehau Capital, le repreneur, a annoncé la couleur aux salariés. L’objectif de rentabilité sera à deux chiffres, et les branches moins rentables seront coupées. Vincent Jouberton et Serge Beaussillon, élus CGT au comité de groupe, n’excluent pas le risque d’une vente à la découpe. Pour le moment, le nouvel actionnaire s’est engagé à rester quatre ans. Ensuite, tout sera envisageable, y compris une entrée en Bourse.
En s’offrant Egis, le fonds d’investissement s’achète une image et espère impulser le développement d’une « finance verte », dont bénéficieraient particulièrement ses filiales spécialisées domiciliées au Luxembourg. Pour la CGT du groupe, loin des enjeux d’intérêt général qui devraient animer une entreprise publique dans la conduite de la transition écologique, Egis est aujourd’hui livrée à un projet de greenwashing de grande ampleur.
Le choix d’un financier pur comme repreneur n’est d’ailleurs pas anodin. D’autres offres étaient sur la table, notamment de la part de Vinci, qui s’est proposé d’acheter Egis depuis des années. L’achat de l’ingénieur public par le géant du BTP aurait évidemment été tout aussi inquiétant, mais le choix de Tikehau révèle l’absence totale de prise en compte des enjeux industriels ou de construction de filières dans la logique gouvernementale.
HORIZON BOUCHÉ POUR LES SALARIÉS DU GROUPE
Vingt-troisième groupe d’ingénierie au niveau mondial, Egis est historiquement implanté sur le marché hexagonal qui représente 40 % de son chiffre d’affaires. Aujourd’hui, Tikehau affiche des ambitions internationales pour le groupe, mais, dans un secteur en recomposition, le syndicat CGT craint que l’entreprise ne soit rachetée à terme par un plus gros poisson. Avec un faible taux d’endettement et ses forts dividendes, Egis aurait les moyens d’investir et d’acquérir d’autres entreprises, mais Tikehau ne met sur la table pour la croissance du groupe que 320 M€ sur quatre ans, soit la somme des dividendes versées par l’entreprise qui autofinance donc son développement, sans apport du nouvel actionnaire. La stratégie de développement apparaît donc floue.
Ce qui est clair en revanche, c’est qu’Egis prend une orientation internationale qui l’éloigne de son implantation historique en appui des investissements publics en France. Aujourd’hui, le chiffre d’affaires en France va servir de point d’appui au développement international, dans une logique de compétition qu’Egis n’est pas sûre de gagner. Stratégiquement, la CGT prônait une autre voie, « peu importe le classement mondial si on arrive à être utile au développement du pays et à servir l’intérêt général », déclare le syndicat. Ce n’est pas l’orientation choisie, et les élus du comité de groupe craignent un abandon des activités locales trop peu rentables.
Ce virage stratégique redéfinit également l’implantation géographique du groupe. Pour augmenter la rentabilité, des structures françaises sont fermées et des agences sont ouvertes à l’international. À Toulouse, les salariés sont poussés à partir ou à accepter des mutations à Lille ou à Saint-Quentin-en-Yvelines. Dans le même temps, un pôle de production ouvre à Varsovie et la direction cherche à acquérir une entreprise géotechnique aux Philippines, concurrente des activités menées en France. La majeure partie des salariés du groupe se concentre aujourd’hui en Inde. Devant les exigences de rentabilité à deux chiffres de Tikehau, la CGT est très inquiète quant aux perspectives d’emploi dans l’Hexagone.
*CLÉMENT CHABANNE est rédacteur en chef adjoint de Progressistes.