La prise de responsabilités des jeunes femmes en entreprise, enjeu féministe matérialiste, Camille Lemarchand*

Les rôles assignés aux femmes par la société pèsent lourd sur leur vie dans l’entreprise. La crise du coronavirus est venue renforcer ces inégalités : selon une étude de l’INSEE, les femmes ont renoncé deux fois plus souvent que les hommes à leur travail pour garder les enfants pendant le confinement. Loin des mesures individualistes promues par le féminisme libéral, l’abolition de ces inégalités passera par une lutte collective.

*CAMILLE LEMARCHAND est responsable pédagogique.

Article paru dans le numéro 33 de progressistes (juillet-aout-septembre 2021)

Pour les jeunes femmes, l’arrivée sur le marché du travail est semée d’embûches liées au système patriarcal. Leur conquête de légitimité dans le monde du travail n’est pas terminée. D’après l’INSEE, les femmes ont encore en 2018 un taux d’activité de seulement 76 %, soit 8 points de moins que les hommes.

LA FORCE DES STÉREOTYPES DE GENRE DANS LA FORMATION

L’éducation, et notamment de l’orientation genrée, pose une base professionnelle : les formations préparant à l’encadrement, aux aspects plus techniques, managériaux, scientifiques sont majoritairement masculines. Ainsi, si les jeunes femmes sont majoritaires dans l’enseignement supérieur en général, représentant 58 % des licences délivrées en 2019, elles restent ultraminoritaires dans les écoles d’ingénieurs, dont elles ne représentent que 28 % des diplômés. Les jeunes filles sont en effet amenées dès le plus jeune âge à choisir des formations liées à des qualités dites « féminines », sans pour autant être formées pour devenir cadres. Depuis la réforme du baccalauréat, les mathématiques ne font plus partie du tronc commun au lycée. Seules 61 % des jeunes femmes, contre 78 % des jeunes hommes, choisissent de suivre un cours de mathématiques en première. Pis, les femmes ne sont qu’à peine 1 % à choisir les sciences de l’ingénieur, dix fois moins que les hommes.

Le constat est donc clair : la société se prive de la moitié de son potentiel dans des métiers à haute qualification, et prive la moitié des jeunes de formations au sein desquelles elles pourraient s’épanouir. Cela est d’autant plus préoccupant que le changement climatique, les conséquences de la crise sanitaire ou les évolutions technologiques, numériques et scientifiques dévoilent un sérieux besoin de personnel qualifié.

« si les jeunes femmes sont majoritaires dans l’enseignement supérieur en général, représentant 58 % des licences délivrées en 2019, elles restent ultraminoritaires dans les écoles d’ingénieurs, dont elles ne représentent que 28 % des diplômés »

UNE FABLE LIBÉRALE

Le thème des self-made women est abordée le plus fréquemment par les féministes libérales. La rémunération à responsabilité égale – on note en effet un écart salarial de 20,6 % entre femmes et hommes à l’échelon cadre – est ainsi l’objet de nombreux discours, de séminaires, de publications internationales dans le monde de l’entreprise. Ces temps sont souvent l’occasion de portraiturer des femmes qui se sont faites elles-mêmes, « comme des hommes ». Ainsi, la question de la négociation salariale ou de la promotion hiérarchique est abordée à travers un prisme individuel, la salariée étant encouragée à se battre seule, via des techniques de développement salarial.

On met en valeur les femmes P-DG (échelon où la parité est loin d’être atteinte, avec 27 % de dirigeantes), on met en exergue un parcours comme celui de Christine Lagarde, ancienne directrice du FMI, en tant qu’exemple à suivre. Ces portraits sont aussi des faire-valoir pour le patriarcat, leur fonction est de « démontrer » que les femmes peuvent aussi assumer ce type de responsabilités et, surtout, que le combat féministe n’est plus nécessaire. La preuve ? des femmes réussissent !

Mais quid de ces environnements de travail, publics et privés, où la plupart des encadrants sont des hommes ? Cet enjeu est aussi primordial que celui de l’éducation et de l’entrée sur le marché du travail, et il est difficile de se contenter de formations et de stages d’empowerment[1]Empowerment (ou « empouvoirement ») : processus par lequel un individu acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action, sa capacité à s’émanciper lui-même. individuel proposés aujourd’hui par les spécialistes du management sauce start-up.

LE POIDS DES RÔLES SOCIAUX DANS LE MONDE DU TRAVAIL

Les obstacles à la prise de responsabilité des femmes reposent sur plusieurs mécanismes sociaux.

D’une part, les femmes subissent des discriminations structurelles dans l’entreprise. Il est ainsi important de rappeler que l’interruption de carrière lors d’une grossesse peut être un frein au parcours professionnel, aggravé par la hiérarchie qui privilégie la gestion de projets importants par des collègues masculins. Les femmes sont aussi plus sujettes à occuper des postes à temps partiel (le quart des femmes actives travaillent à temps partiel). Dans une société capitaliste où il est valorisé de travailler toujours plus, ces contrats sont vus comme empêchant une véritable implication de la salariée dans le projet de l’entreprise au détriment de sa vie personnelle.

D’autre part, le patriarcat a pour conséquence des constructions sociales qui entravent le parcours professionnel des femmes. Ces constructions les placent dans des situations où, par rapport aux hommes, elles sont plus à même de se dévaloriser ; cela peut être un frein fort au développement de la carrière et à l’épanouissement professionnel. Mais ce ressenti peut aussi être accentué par une remise en cause de la légitimité de l’encadrante, conséquence des clichés sexistes et réactionnaires véhiculés par la société. Cette remise en cause nuit à l’émancipation de ces cadres et à leur épanouissement dans leur métier, et ce au profit des hommes, qui tirent profit de ces mêmes clichés qui leur accordent l’assurance et la confiance nécessaires à l’évolution professionnelle. De plus, l’absence de fait de femmes dans les fonctions d’encadrement constitue un cercle vicieux : puisque les jeunes femmes arrivent dans des espaces de travail dirigés et coordonnés par des hommes, elles manquent de modèles ; cette situation empêche l’identification, et donc la projection dans des postes plus qualifiés.

L’IMPASSE DES SOLUTIONS INDIVIDUELLES

Aujourd’hui le gouvernement, promoteur du féminisme libéral, a conscience de l’enjeu que représente la prise de responsabilité des femmes dans l’entreprise, aussi le verbalise-t-il et porte-t-il des propositions pour y remédier. C’est d’ailleurs essentiellement à cette problématique que Marlène Schiappa entendait répondre lorsqu’elle occupait le secrétariat à l’égalité femmes-hommes ; pour ce faire, elle s’est entourée de femmes occupant des postes de pouvoir, principalement au sein d’entreprises privées. Cependant, l’ensemble des « solutions » mises en œuvre repose sur une même visée : les femmes doivent se hisser au rang des hommes. Une telle assertion n’est pas une réponse valable… ni durable puisque les obstacles qui freinent le parcours professionnel des femmes ne sont que le résultat du système patriarcal au service du capitalisme et que les féministes libérales n’ont aucune raison de remettre en cause ce dernier. Il s’agit d’une réponse qui valide le système ayant créé le problème tout en poussant les femmes à la compétition entre elles, autre symptôme du patriarcat. Cette vision individualiste du monde du travail doit être dépassée.

L’ORGANISATION COLLECTIVE : UNE NÉCESSITÉ POUR L’ÉMANCIPATION

La réponse à ces obstacles qui freinent la carrière des femmes repose sur une lutte collective, souvent menée de front par les syndicats. En effet, il s’agit d’un enjeu collectif nécessitant un réel engagement des salariés hommes et femmes, mais aussi des accords soumis à sanctions avec les entreprises. La bataille collective permet d’obtenir des garanties, notamment dans le cadre des interruptions de carrière, pour veiller à la sécurisation des parcours professionnels des femmes. Cela passe par des revendications pratiques, fondées sur la réalité du vécu des salariées : création de crèches d’entreprise, prise en compte des congés parentaux dans les retraites, garantie de ne pas perdre son niveau hiérarchique ou des dossiers importants au retour au travail.

L’ensemble de ces revendications doit permettre d’aboutir à des espaces de travail encourageant l’émancipation et répondant aux aspirations des salariées. Il s’agit de penser la prise de responsabilité des femmes en entreprise dans une problématique plus large : une lutte globale, sur tous les fronts, pour l’égalité. La seule application de la parité est insuffisante, et à cela peuvent s’ajouter des considérations plus ambitieuses sur le bien-être et la sécurité au travail, sur la vision de la parentalité et de la carrière.

1. Empowerment (ou « empouvoirement ») : processus par lequel un individu acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action, sa capacité à s’émanciper lui-même.

[+]

Une réflexion sur “La prise de responsabilités des jeunes femmes en entreprise, enjeu féministe matérialiste, Camille Lemarchand*

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.