EXPERTS ET MÉDIAS EN PÉRIODE DE CRISE SANITAIRE, SYLVESTRE HUET ET MICHÈLE LEDUC*

La covid-19 a sidéré le monde. Citoyens et décideurs politiques attendent des scientifiques des réponses à des questions variées et complexes, sur la nature et origine du virus, son mode de propagation, ses mécanismes de mutation, les meilleurs vaccins… Les connaissances transmises ne sont pas toutes fiables. D’où des dégâts dans l’opinion publique : la confiance dans l’expertise n’est plus au rendez-vous, des mécanismes de blocage sur des opinions extrêmes se mettent en place. La responsabilité des médias est aussi engagée.

*SYLVESTRE HUET est journaliste scientifique.
MICHÈLE LEDUC est physicienne, directrice de recherche CNRS émérite au laboratoire Kastler-Brossel à l’École normale supérieure.

La pandémie de covid-19 a plongé le monde entier dans un état de sidération dont il n’est pas encore sorti. La crise sanitaire provoquée par le coronavirus SARSCoV- 2 se double d’une crise économique et sociétale non moins grave. Les scientifiques sont sollicités comme experts dans l’urgence de sauver des vies. Des réponses sont attendues de leur part à d’angoissantes questions. Les connaissances transmises dans une certaine confusion par les scientifiques, experts ou non, ne sont pas toutes fiables. Il en résulte des dégâts dans l’opinion publique : la confiance dans l’expertise n’est plus au rendez- vous, des mécanismes de blocage sur des opinions extrêmes se mettent en place. La responsabilité des médias est aussi largement engagée.

MONTRÉAL, 1885

Rappelons les enseignements d’une épidémie de variole qui sévit à Montréal en 1885, et qui sert d’ouverture à l’excellent ouvrage Experts, science et société [1]Julien Prud’homme et François Claveau, Experts, sciences et société, Presses de l’université de Montréal, 2018, ouvrage collectif ayant fait suite à un colloque.. À l’époque, la population canadienne était politiquement divisée entre catholiques, francophones, et protestants, anglophones. L’épidémie de variole fit quelques milliers de morts dans la ville de Montréal, malgré les mesures de surveillance, d’isolement et de vaccination déployées par les pouvoirs publics. Les morts se comptèrent principalement chez les catholiques, qui s’étaient montrés réticents à la vaccination.

Le consensus des experts sur les bienfaits du vaccin avait alors suscité de la méfiance de la part d’une partie des habitants. Il n’a pas manqué d’analystes pour attribuer cette méfiance à l’obscurantisme ayant longtemps marqué l’histoire de la religion catholique. À y regarder de plus près, cette vision pèche par son simplisme : il apparaît en effet que les réticences portaient beaucoup sur l’obéissance aux injonctions des responsables dans le contexte de forte tension politique entre les deux communautés. Ainsi, les industriels anglophones avaient les moyens de contraindre leurs ouvriers à se faire vacciner, tandis qu’y échappait une population moins favorisée et moins bien encadrée, vivant dans les mauvaises conditions sanitaires des villes de l’époque. Enfin, au Québec, la communauté médicale était divisée, certains experts, y compris parmi les plus progressistes, affirmant que la vaccination n’était ni le seul remède à l’épidémie ni le plus approprié. Et les auteurs de l’étude canadienne de conclure : « La multi-dimensionnalité des enjeux socio-politiques liés à l’expertise, les lignes de clivage souvent plus floues qu’on ne le voudrait entre les groupes sociaux et l’insuffisance du seul recours au consensus scientifique pour résoudre un bon nombre de questions caractérisent les débats d’aujourd’hui dans un éventail de domaines. »

CE QUI FAIT UN EXPERT

Ce rappel historique offre un éclairage utile dans la crise actuelle sur le rôle des experts et leur communication avec les citoyens. Une définition préalable du terme « expert » s’impose pour commencer, car elle n’est pas neutre, étant en relation avec les avantages d’un certain pouvoir dans la société. De plus, elle est complexe, car un scientifique peut se penser expert sans en avoir tous les attributs. Reprenant ici l’analyse de l’ouvrage canadien cité supra, développons les trois éléments qui caractérisent un expert. Le premier est, sans conteste, qu’il maîtrise une connaissance au plus haut niveau dans son domaine de compétence. Cette excellence – qui n’est pas synonyme d’infaillibilité – dans un champ du savoir n’éclaire en général qu’une partie des problèmes soulevés par l’expertise. Les résultats des travaux d’un groupe d’experts reflètent toujours un état de connaissances pouvant évoluer, voire être réfutées. Et il arrive que des experts de même niveau de compétence ne parviennent pas à un consensus si les marges d’incertitude sont élevées. Toutefois, si l’expert n’est pas au sommet des connaissances accessibles à un moment donné, sa prétendue expertise peut relever du simple charlatanisme.

Il arrive que des experts de même niveau de compétence ne parviennent pas à un consensus si les marges d’incertitude sont élevées.

Le deuxième est qu’il est consulté pour donner un avis à un décideur (un responsable de politique locale, une agence de régulation internationale, un magistrat, le pouvoir exécutif à la tête d’un État…). Il a été bien souligné, notamment par les juristes, que les rôles respectifs des experts et des décideurs ne doivent pas être confondus, et que cela doit être bien expliqué au public. Les avis des experts sont entendus par leurs concitoyens, ils sont susceptibles d’être commentés, interprétés, voire rejetés par une partie du public. En tout cela l’expert se distingue du simple chercheur scientifique, qui peut autant que l’expert avoir des connaissances de haut niveau appropriées à la situation, mais est exclu des cercles d’influence. Le troisième élément est que la supériorité épistémique de l’expert doit être reconnue socialement, en général par son cursus de formation universitaire et les processus d’évaluation par ses pairs. On pourrait s’attendre de ce fait à ce que les experts de haut niveau soient interchangeables. Or cela est souvent illusoire, d’une part, comme nous l’avons vu, parce que la réalité peut être trop complexe pour aboutir à un consensus; d’autre part, comme le soulignent les auteurs de l’avis canadien, parce que la reconnaissance sociale passe parfois par d’autres canaux, comme en témoignent par exemple les expériences d’« expertise citoyenne ».

UN COLLECTIF

Ajoutons une quatrième caractéristique de l’expert : dans un contexte d’aide à la décision politique, il fait partie d’un collectif dont l’établissement, les règles de fonctionnement, le champ de l’expertise ainsi que la nomination de ses membres déterminent en grande partie le niveau de confiance qu’on peut lui attribuer. Ces éléments sont fixés par l’autorité qui commandite l’expertise. Lorsque l’autorité est celle d’un pouvoir politique, il convient d’examiner comment ces éléments ont été conçus et mis en oeuvre, car ils déterminent en grande partie la capacité de l’expertise collégiale ainsi constituée à répondre à la demande. Devant la nécessité d’éclairer leurs décisions à l’aide du savoir existant, de nombreux États ont mis en place des structures d’expertise pérennes centrées sur les risques – naturels, sanitaires, technologiques… – dont ils attendent tout à la fois des informations fiables pour eux et une protection contre la mise en cause par la population en cas de décisions malheureuses[2]Voir « Sciences, risques et avis de précaution », avis no 2020-41 du Comets..

Il a été bien souligné, notamment par les juristes, que les rôles respectifs des experts et des décideurs ne doivent pas être confondus, et que cela doit être bien expliqué au public.

Pour la pandémie actuelle, le gouvernement français a mis en place des structures d’expertise ad hoc : le Conseil scientifique covid-19, présidé par Jean-François Delfraissy, puis le Comité analyse recherche et expertise, présidé par Françoise Barré-Sinoussi. C’est le premier avis du Conseil scientifique, remis au président de République le 12 mars 2020 et rapidement rendu public[3]Les avis du Conseil scientifique covid-19 sont publiés sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé., qui a déclenché la décision du premier confinement. Il contient l’information centrale à l’origine de la décision : le résultat des modélisations de l’épidémie prédisant plusieurs centaines de milliers de morts en France en l’absence de mesures fortes capables de stopper la propagation du virus dans la population.

AVALANCHE DE PUBLICATIONS

Dans une crise sanitaire comme celle de la covid-19, la demande de connaissances scientifiques fiables est extrêmement forte. De nombreux chercheurs sont sollicités en tant qu’experts – et beaucoup se mobilisent spontanément – pour effectuer des simulations épidémiologiques et faire progresser la compréhension des phénomènes observés en fonction de données sans cesse renouvelées. Ajoutons que les institutions et les agences de moyens de recherche ne sont pas en reste de programmes d’études sur la covid-19, en incluant les sciences sociales (psychologie, sociologie, philosophie) qui mettent en lumière le contexte de la crise.

L’avalanche de publications scientifiques liées au SARS-CoV-2 et à la covid-19 est impressionnante. Face à l’urgence de communiquer les résultats de la recherche, les éditeurs de revues assouplissent et adaptent leurs standards éditoriaux. Certains acceptent des résultats préliminaires, d’autres s’engagent à supprimer les frais de publication d’articles en accès ouvert. Le mouvement de la « science ouverte » accompagne aussi un accès accéléré et bienvenu aux données sources, telles celles sur la nature du virus au début de la pandémie. Sur l’ensemble des publications scientifiques de 2020 liées à la pandémie, une fraction significative sont des prépublications (preprints) sur platesformes d’archives ouvertes (on en recense 12000 sur MedRxiv et BioRxiv pour l’année 2020[4]https://www.fondationcdf.fr/2021/01/12/lenvolee-des-publications-scientifiques-en-temps-de-covid-19/). Les preprints ne font pas l’objet d’une évaluation par les pairs mais laissent éventuellement s’organiser spontanément une discussion ouverte à tous[5]L’usage des prépublications est adopté depuis longtemps par tous les chercheurs en physique ; il est très récent dans le domaine des sciences de la vie.. Dans le champ des études sur la pandémie, ils véhiculent beaucoup de résultats rapidement acquis, peu fiables, voire contradictoires, qui ne seront jamais publiés dans une revue. Les journal clubs sur Internet et les réseaux sociaux servent de leur côté à la transmission directe et sans filtre de résultats scientifiques nouvellement acquis. En outre, la presse à destination d’un large public ainsi que les émissions de radio et de télévision fournissent d’autres relais d’expression directe à certains chercheurs, dont certains abusent de leur notoriété, tel le Prix Nobel Luc Montagnier (il affirme sans preuve que le vaccin de la grippe tue les personnes atteintes de la covid-19). Le foisonnement de toutes les informations crée une certaine confusion dans l’esprit du public.

L’expert fait partie d’un collectif dont l’établissement, les règles de fonctionnement, le champ de l’expertise ainsi que la nomination de ses membres déterminent en grande partie le niveau de confiance qu’on peut lui attribuer.

Certes, la pandémie de covid-19 stimule beaucoup la créativité des scientifiques. Toutefois, l’exigence de résultats, la pression sociétale, la compétition internationale font parfois passer au second plan les bases de la recherche scientifique : rigueur du raisonnement, robustesse des conclusions, auxquelles il convient aujourd’hui d’ajouter fiabilité, complétude et ouverture des données. Il est vrai que pour ce qui concerne le SARS-CoV-2 les données factuelles tirées du terrain sont changeantes, se contredisent aussi à l’occasion. La recherche s’exerce ici dans un contexte d’incertitude particulièrement grande. Beaucoup de résultats trop rapidement acquis sont aussi rapidement contredits par d’autres, et de toute évidence n’ont pas été acquis en respectant les règles de base de la déontologie du métier et de l’intégrité scientifique (sur ce sujet voir « Communication scientifique en situation de crise sanitaire : profusion, richesse et dérives », avis no 2021-42 du Comets [comité d’éthique du CNRS], à paraître).

TRAHISON DES VALEURS

On peut estimer que les recherches sur la pandémie se situent dans le contexte d’une médecine qui soigne, ce qui a de tout temps été son objectif. Mais la médecine de nos jours est aussi devenue scientifique. L’urgence du soin justifie-t-elle de s’écarter d’une démarche rigoureuse[6]Voir « L’intégrité en recherche encore plus importante pour la recherche pendant une pandémie », communiqué de ENRIO (European Network on Research Integrity), avr. 2020. ? C’est en effet à une trahison des valeurs de la science – au premier rang desquelles la recherche sincère et collective de la vérité des phénomènes naturels – et des règles déontologiques et morales de la communauté scientifique et universitaire qu’il faut attribuer les dérives constatées. Un indice précoce et révélateur de cette trahison se lit dans l’attitude de Didier Raoult, microbiologiste réputé de l’Institut hospitalier universitaire de Marseille, vis-à-vis du Conseil scientifique covid-19. Nommé à ce conseil, son refus de participer à cet exercice collectif fut concomitant avec des prises de parole publiques d’une violence inouïe : il affirme d’abord le peu d’impact sanitaire du virus (la crise ferait « moins de morts que les accidents de trottinettes »), puisqu’il existe, selon lui, un traitement miraculeux, l’hydroxychloroquine, faisant du SARS-CoV-2 l’infection respiratoire « la plus facile à traiter », et enfin prédit « la fin de partie » pour le coronavirus… le 25 février 2020. Depuis, le coronavirus à fait dans le monde un minimum de 2,5 millions de morts officiellement déclarés. Didier Raoult n’a pas été le seul médecin, scientifique ou universitaire à répandre de fausses nouvelles dupant l’opinion publique. Les médecins Christian Perronne, Jean-François Toussaint, Laurent Toubiana ont bombardé la population de désinformations de tout calibre, la plupart contredisant les résultats scientifiquement établis, s’appuyant souvent sur les incertitudes subsistantes et débouchant toutes sur la mise en cause des décisions de politique sanitaire destinées à diminuer le coût humain de la crise. D’ailleurs, aux côtés de ces médecins et biologistes, on peut relever des spécialistes de sciences humaines, comme le sociologue Laurent Muchielli, dont le terrain de recherche concerne les violences sociales, venu au secours de Didier Raoult au nom de la lutte contre Big Pharma[7]Laurent Muchielli, « Que révèle la polémique Raoult » (https://halshs.archivesouvertes.fr/halshs-02932482/)..

«INFODÉMIE» DE DÉSINFORMATION

Ainsi, alors que l’information scientifique n’a jamais été aussi abondante, le public de son côté n’a jamais été aussi curieux de science. Chaque individu tend à se forger une opinion sur n’importe quel sujet lié à la pandémie. La parole des experts authentiques ne fait plus autorité et fait même souvent l’objet de violentes oppositions sur les réseaux sociaux (voir les menaces de mort reçues par Karine Lacombe, infectiologue et épidémiologiste à l’hôpital Saint- Antoine, à Paris). Ce n’est pas tant qu’on soupçonne ces experts de conflits d’intérêts[8]Voir Yves Bréchet, « La disqualification des experts » (https://hal.archivesouvertes.fr/hal-00693718). . Il faudrait mieux comprendre comment l’opinion a pu se verrouiller aussi irréversiblement à propos des vertus de l’hydroxychloroquine comme traitement de la covid-19, au point de diviser les Français en deux camps irréconciliables devenus imperméables à tous les apports de la recherche qui a conclu à son inefficacité. Divers sondages indiquent que les opinions aussi tranchées recoupent de profonds clivages sociétaux ; ceux-ci traversent tous les partis, de droite comme de gauche, et sont particulièrement marqués aux extrémités de l’échiquier politique[9]Fondation Jean Jaurès, « Enquête chez les soutiens du professeur Raoult ».. La méfiance des citoyens à l’égard des faits scientifiques avérés dépasse largement le contexte médical et présente des analogies avec la méfiance à l’égard du pouvoir politique. C’est ainsi que certains avancent le concept encore mal défini de « populisme scientifique »[10] Voir Science Magazine (https://www.sciencemag.org/news/2020/04/france-s-president-fueling-hype-overunproven-coronavirus-treatment), où le cas Raoult est très bien documenté., par analogie avec celui de populisme politique.

L’information du public a été très rapidement identifiée comme un enjeu crucial pour définir les outils et les obstacles à la lutte contre la pandémie. Le Conseil scientifique covid-19, dans son avis du 16 mars 2020, note que, « après les deux annonces politiques faites sur les mesures de distanciation sociale comprenant la fermeture des bars et des lieux de vie sociale, les messages et les recommandations politiques se sont globalement accélérés mais n’ont pas assez été pris en compte dans la réalité du quotidien […], cet état de fait témoigne de la non-perception d’une partie de la population de la gravité de la situation »[11]https://solidaritessante.gouv.fr/IMG/pdf/avis_conseil_scientifique_12_mars_2020.pdf. De même, l’OMS alerta les pouvoirs publics sur la nécessité d’une bonne information et avança l’idée d’une « infodémie » de désinformation à combattre en parallèle[12]https://www.un.org/fr/coronavirus-covid-19-fr/covid-19-lonu-en-alerte-contre-l-%C2%AB-infod%C3%A9mie-%C2%BB-et-lacybercriminalit%C3%A9%C2%A0, également évoquée par le secrétaire général de l’ONU António Guterres, tandis que Tedros Adhanom Ghebreyesus, le directeur général de l’OMS, s’éleva contre « les fausses nouvelles [qui] se propagent plus rapidement et plus facilement que ce virus et sont tout aussi dangereuses ».

La presse à destination d’un large public ainsi que les émissions de radio et de télévision fournissent d’autres relais d’expression directe à certains chercheurs, dont certains abusent de leur notoriété.

Les fausses nouvelles sont légion. Elles concernent l’origine du virus, la cause de sa propagation, la gravité de l’épidémie, les moyens de protection individuels et collectifs, les traitements, les vaccins. Certaines reflètent tout simplement l’ignorance très répandue des notions de biologie nécessaires à la compréhension de l’épidémie; d’autres sont de l’ordre du mensonge dicté par d’intérêts personnels, commerciaux, politiques. Elles culminent dans les théories complotistes extrêmes – le virus aurait été volontairement répandu pour exterminer les humains ou les contrôler via un dispositif électronique injecté avec les vaccins et relié à la 5G –, pourtant capables de convaincre des dizaines de millions de personnes.

Didier Raoult propageant l’idée d’un très faible risque provoqué par le SARS-CoV-2.

MÉDIAS ET RÉSEAUX SOCIAUX

Mais qui sont les fabricants et les diffuseurs de ces fausses nouvelles ? Ils sont de tous ordres. Du citoyen armé de son compte twitter à dix followers et du bouche-à-oreille… à Donald Trump, l’ex-président des États-Unis, qui disposa de moyens d’expression et de relais médiatiques considérables. La liste n’est que trop longue. Les auteurs de fausses nouvelles n’ont commis des dégâts qu’à la mesure de leur propagation. Il leur fallait donc des canaux : médias et réseaux sociaux numériques. Des médias, avec une mention particulière pour les chaînes d’information en continu, ont apporté une contribution majeure à l’« infodémie », dévastatrice pour les esprits et potentiellement criminelle en favorisant des comportements à risque dans la population. Une étude de l’INA[13]https://larevuedesmedias.ina.fr/etudecoronavirus-covid19-traitement-mediatiqueraoult-chloroquine a analysé le traitement médiatique et sur Facebook du coronavirus entre le 23 et le 29 mars 2020. Sur cette semaine, pas moins de 401 heures ont été consacrées à la crise sanitaire par les quatre principales chaînes d’information en continu (LCI, BFMTV, France Info et Cnews), soit une moyenne de 14 h 20 min par jour entre 6 heures et minuit! Dans cette avalanche informationnelle, Didier Raoult et la chloroquine occupent une place de premier rang : le 22 mars 2020, BFMTV est allé jusqu’à prononcer le mot «chloroquine» 250 fois, et jusqu’à 35 fois en 1 heure, soit plus d’une fois toutes les 2 minutes! Et le nom de Didier Raoult jusqu’à 15 fois par heure. Les autres chaînes affichent des résultats similaires, qui relèvent plus d’un bombardement informationnel que du journalisme.

C’est en effet à une trahison des valeurs de la science et des règles déontologiques et morales de la communauté
scientifique et universitaire qu’il faut attribuer les dérives constatées.

Comparons la « surface numérique » de Raoult, fabricant et diffuseur de fausses nouvelles dangereuses, à celle de Delfraissy, président du Conseil scientifique covid-19. Lorsque se crée le groupe Didier Raoult vs Coronavirus sur Facebook[14]https://www.facebook.com/groups/191733505455800/ le 20 mars 2020, il réunit très vite plus de 370 000 membres (plus de 500 000 au 28 janvier 2021), dépassant le plus nombreux des partis politiques français ; Delfraissy n’a pas de page Facebook, ni personnelle ni destinée à le soutenir. Le compte Twitter de Raoult, créé en mars 2020, compte plus de 780000 abonnés; Delfraissy n’a pas de compte Twitter. Une recherche « Didier Raoult » sur Google déboucha, le 4 février 2021, sur plus de 4 millions de résultats; celle sur « Jean-François Delfraissy » n’en donna que 574000. Et les nombreuses vidéos de Raoult sur YouTube affichent souvent plus d’un million de vues, un succès phénoménal pour un sujet scientifique! Le principal mécanisme à l’oeuvre expliquant pourquoi ces canaux – chaînes privées d’information en continu et réseaux numériques – font le choix de la mauvaise information doit être identifié pour être combattu. C’est la recherche du profit financier, la course à l’audience et aux publicités donc, leur seul revenu, qui explique les choix éditoriaux des médias. C’est la recherche du maximum de circulation, et donc de surfaces publicitaires rémunératrices, qui est à la racine des algorithmes favorisant la diffusion du faux sur les réseaux (Twitter, Facebook, etc.). L’infodémie coronavirus repose en partie sur le modèle économique des géants du Net. Continuer à le soutenir est suicidaire pour tout projet de civilisation fondé sur l’usage des connaissances scientifiques dans un cadre démocratique. Il faudra bien réussir à « aplatir la courbe de désinformation des entreprises qui possèdent et gèrent les médias sociaux »[15]Joan Donavan, « Try to debunk a Covid- 19 conspiracy theory », in Nature.. Malheureusement, ce processus est très coûteux et, comme l’énonce le principe d’asymétrie de l’argumentation[16]https://www.laculturegenerale.com/loide-brandolini/, « la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des foutaises est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire »…

Sources : Fichier des décès sur data.gouv.fr; fichier des décès sur insee.fr (20 février 2021). Graphique et erreurs : B. Coulmont.

TOUT N’EST PAS PERDU

Il y a tout de même quelques bonnes nouvelles dans ce paysage dévasté de l’information. La virulence même de la désinformation dont l’origine se trouvait dans leur profession, a soulevé la révolte de certains médecins, notamment de jeunes infectiologues confrontés à la réalité de l’épidémie dans des services hospitaliers. Ils se sont mobilisés sur les réseaux sociaux, y ont organisé une mise en cause des dérives médiatiques en interpellant notamment les chaînes d’info en continu, prenant parfois ainsi des risques personnels. Cette révolte contraste avec l’extrême lenteur avec laquelle les institutions scientifiques et médicales (INSERM, CNRS, Ordre des médecins, AP-HP…) ont réagi aux dérives de médecins ou de chercheurs. Une lenteur qui s’est accompagnée d’une incapacité à nommer les fautifs, comme dans les communiqués des Académies des sciences et de médecine sur l’intégrité scientifique en période de crise sanitaire.

C’est la recherche du profit financier, la course à l’audience et aux publicités donc, leur seul revenu, qui explique les choix éditoriaux des médias. C’est la recherche du maximum de circulation, et donc de surfaces publicitaires rémunératrices, qui est à la racine des algorithmes favorisant la diffusion du faux sur les réseaux (Twitter, Facebook…)

De leur côté, des journalistes et des médias ont produit des efforts particuliers pour apporter une information de qualité. Cette information fut la plupart du temps construite dans une interaction forte des journalistes avec des médecins et des scientifiques. Elle reposait donc sur le choix d’interlocuteurs et de sources, alliant compétence et honnêteté intellectuelle, par les journalistes spécialisés en sciences et santé, un volet incontournable de leur compétence professionnelle. Ce fut le cas pour la plupart des quotidiens nationaux. Les principales chaînes de télévision et Radio-France, malgré quelques dérapages initiaux, ont également correctement réagi. Cet épisode montre une nouvelle fois la nécessité de doter les médias de journalistes spécialisés en sciences, correctement formés et disposant de moyens pour travailler. Un objectif difficile à atteindre, puisque le nombre de journalistes titulaires de la carte de presse ne cesse de diminuer (voir graphique ci-après) et que la crise économique en cours a laminé les pigistes, particulièrement nombreux dans le journalisme spécialisé en science ou santé[17]https://www.lemonde.fr/blog/huet/2020/02/06/journalistes-la-chute-saccelere/. Cela montre également que c’est plutôt dans cette voie – des médias employant des journalistes spécialisés plus nombreux qu’aujourd’hui (leur association professionnelle, l’AJSPI, regroupe moins de 300 membres) – qu’il faut chercher l’une des solutions au défi de l’information scientifique de qualité. Dans ce contexte, il faut refuser le projet de maison des Sciences et des Médias soutenu par le ministère de Frédérique Vidal, conçue sur le modèle du Science Media Center anglais pour « favoriser la mise en contact rapide entre journalistes et chercheurs, l’accès des citoyens à une information scientifique fiable et renforcer l’apport d’éclairages scientifiques dans les débats publics sur les grands sujets actuels ». Cette « maison » pourrait en effet conduire à affaiblir encore plus le journalisme scientifique en délivrant une information formatée, voire partiale, si elle était soumise à des lobbies, comme c’est le cas pour le modèle britannique, qui repose sur une intervention massive des entreprises privées[18]Stéphane Foucard, Sylvain Horel, Stéphane Laurens, les Gardiens de la Raison. Enquête sur la désinformation scientifique, La Découverte, 2020..

LES LEÇONS DE LA CRISE

On peut être tenté de finir sur une note plutôt optimiste, comme Pierre Corvol[19]https://www.fondationcdf.fr/2021/01/12/lenvolee-des-publications-scientifiques-en-temps-de-covid-19/, éminent promoteur de l’intégrité scientifique en France : « La méfiance, voire la défiance du public vis-à-vis de la science, est une des conséquences désastreuses des méconduites scientifiques […]. Elles ne doivent surtout pas éclipser les remarquables progrès scientifiques et thérapeutiques qui ont été accomplis au cours de la crise. Il faut savoir séparer le bon grain de l’ivraie. » Il faut aussi reconnaître que, même si la confiance des citoyens dans les scientifiques a baissé depuis le début de la crise sanitaire, celle qu’ils portent à la science s’y situe toujours autour de 90 %, selon les derniers sondages[20]https://www.naturasciences.com/environnement/francais-confiance-science-experts.html. Indubitablement, si les esprits avaient été mieux préparés par une éducation à la démarche scientifique et à la notion de preuve, la communication aurait été plus facile pendant la pandémie de covid-19. Mais pour cela encore faudrait-il avoir été accoutumé à la rigueur scientifique. Une crise sanitaire réclamant des actions vigoureuses des pouvoirs publics, mais aussi des comportements individuels et collectifs de toute une population, révèle sans ménagements quel est le coût de l’ignorance[21]https://www.lemonde.fr/blog/huet/2020/03/20/coronavirus-confiance-et-culturescientifique/, article du 20 mars 2020.. On peut espérer que la crise offrira l’occasion de générer de nouvelles formes de communication entre les scientifiques et le public, mais aussi avec les journalistes et les politiques. Cela impliquera de s’appuyer sur l’appropriation par tous – y compris par certains scientifiques et acteurs du monde de la santé – de la culture scientifique et de ses méthodes pour le développement de l’esprit critique[22]Voir, par exemple, « Les décodeurs », le Monde, 18 avr. 2020. Il faudrait pouvoir replacer la présente crise de l’information en temps de tempête sanitaire dans un temps plus long et une vision plus large. La mobilisation des connaissances et de la recherche scientifique dans les débats publics et les décisions politiques se heurte inéluctablement à la transmission de ces connaissances et questionnements à un corps social où personne – des citoyens aux gouvernants – ne peut individuellement maîtriser l’ensemble du corpus scientifique concerné. Les scientifiques eux-mêmes sont limités à leur propre domaine d’expertise. Inventer de nouvelles formes pour cette transmission, collectives nécessairement, organisées en fonction des problèmes à traiter, respectueuses des différentes opinions politiques sur les buts de la société, constitue un des défis démocratiques majeurs du XXIe siècle.

1. Julien Prud’homme et François Claveau, Experts, sciences et société, Presses de l’université de Montréal, 2018, ouvrage collectif ayant fait suite à un colloque.

2. Voir « Sciences, risques et avis de précaution », avis no 2020-41 du Comets.

3. Les avis du Conseil scientifique covid-19 sont publiés sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé.

4. https://www.fondationcdf.fr/2021/01/12/lenvolee-des-publications-scientifiques-en-temps-de-covid-19/

5. L’usage des prépublications est adopté depuis longtemps par tous les chercheurs en physique ; il est très récent dans le domaine des sciences de la vie.

6. Voir « L’intégrité en recherche encore plus importante pour la recherche pendant une pandémie », communiqué de ENRIO (European Network on Research Integrity), avr. 2020.

7. Laurent Muchielli, « Que révèle la polémique Raoult » (https://halshs.archivesouvertes.fr/halshs-02932482/).

8. Voir Yves Bréchet, « La disqualification des experts » (https://hal.archivesouvertes.fr/hal-00693718).

9. Fondation Jean Jaurès, « Enquête chez les soutiens du professeur Raoult ».

10. Voir Science Magazine (https://www.sciencemag.org/news/2020/0 4/france-s-president-fueling-hype-overunproven- coronavirus-treatment), où le cas Raoult est très bien documenté.

11. https://solidaritessante.gouv.fr/IMG/pdf/avis_conseil_scientifique_12_mars_2020.pdf

12. https://www.un.org/fr/coronavirus-covid-19-fr/covid-19-lonu-en-alerte-contre-l-%C2 %AB-infod%C3%A9mie-%C2%BB-et-lacybercriminalit% C3%A9%C2%A0

13. https://larevuedesmedias.ina.fr/etudecoronavirus-covid19-traitement-mediatiqueraoult-chloroquine

14. https://www.facebook.com/groups/1917 33505455800/

15. Joan Donavan, « Try to debunk a Covid-19 conspiracy theory », in Nature.

16. https://www.laculturegenerale.com/loide-brandolini/

17. https://www.lemonde.fr/blog/huet/2020/02/06/journalistes-la-chute-saccelere/

18. Stéphane Foucard, Sylvain Horel, Stéphane Laurens, les Gardiens de la Raison. Enquête sur la désinformation scientifique, La Découverte, 2020.

19. https://www.fondationcdf.fr/2021/01/12/lenvolee-des-publications -scientifiques-en-temps-de-covid-19/

20. https://www.naturasciences.com/environnement/francais-confiance-science-experts.html

21. https://www.lemonde.fr/blog/huet/2020/03/20/coronavirus-confiance-et-culturescientifique/, article du 20 mars 2020.

22. Voir, par exemple, « Les décodeurs », le Monde, 18 avr. 2020

[+]

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.