Science et technologies et parlementarisme, Cédric Villani*

L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) est au coeur d’un dispositif censé aider à la décision politique. Méconnu du grand public, il a joué pourtant un rôle d’expertise sur de nombreux sujets sensibles. Un scientifique, lauréat de la médaille Fields en 2010, devenu député, nous parle de sa découverte des rouages de notre système politique.  

*Cédric Villani est mathématicien, membre de l’Académie des sciences, députe de l’Essonne, président de l’OPECST.

Article paru dans le numéro 32 de progressistes (avril-mai-juin 2021)

Nombreux ont été, au cours de notre histoire nationale, les scientifiques impliqués en politique. On pense à Condorcet, Bailly, Monge, Lalande, Fourier, Lavoisier, Delambre, Arago, Reclus, Borel, Painlevé, Langevin, Perrin… Les listes sont bien fournies autour de la Révolution française et du Front populaire. Mais il y a un moment que le flux s’est aminci, et rares sont aujourd’hui les scientifiques qui tentent leur chance dans le monde chaotique de la politique. Faisant partie des rares personnes qui peuvent témoigner en pleine connaissance de cause de l’un et l’autre monde, je tenterai dans cet article de livrer un témoignage et quelques réflexions sur la place de la science et des technologies dans la vie politique, en insistant sur le parlementarisme.

DE LA VIE DES PARLEMENTAIRES

J’ai tâché, dans mon ouvrage Immersion, de restituer aussi fidèlement que possible la vie parlementaire contemporaine – avec son organisation du temps et de l’espace, ses coutumes, ses rapports humains[1]Noter en particulier le chapitre  « Mécanique parlementaire », qui décrit en grand détail l’inouïe chorégraphie de la construction de la loi, et le chapitre « Mécanique des fluides », qui évoque les ambiances et échanges humains au Parlement, et les compare avec la réalité du monde scientifique.. Ici, je retiendrai juste quelques éléments significatifs pour notre propos.

Pour bien des parlementaires en début de mandat, la plus grande source de surprises est la complexité de l’emploi du temps. Il arrive que l’on doive se démultiplier, assister à trois ou quatre réunions qui se tiennent au même moment; les allers-retours incessants entre circonscription et Assemblée accroissent cette confusion, et souvent votre équipe vous téléguide d’une réunion à l’autre. Examen en commission ici, discussion de groupe parlementaire là, auditions, textes en hémicycle, réunions de groupes d’études ou de groupes d’amitié… Il y en a pour tous les goûts, et ces échéances viendront sans cesse se percuter ou se chevaucher, y compris durant les week-ends et jours fériés !

L’emploi du temps n’est pas seulement complexe, il est instable aussi. Si un texte de loi est discuté une certaine semaine, a priori vous ignorez, à 48 heures près, à quel moment passera le passage qui vous concerne ou l’amendement que vous avez déposé. Petite anecdote : récemment, j’avais travaillé sur le projet de loi de renforcement de la lutte contre le terrorisme, mais seulement sur l’article 19, qui concernait le droit d’accès aux archives – un droit fondamental pour que les historiens puissent faire leur travail, pour que les politiques puissent faciliter les relations diplomatiques ou le travail collectif de mémoire. La discussion se tenait dans un contexte très tendu : interprétations abusives de l’administration, conflits au plus haut niveau entre la parole politique et les réflexes défensifs de la haute administration… Avec l’aide d’un assistant, je suis resté en coordination avec un collectif d’associations (Association des historiens contemporanéistes, Association des archivistes de France, association Josette-et-Maurice-Audin). Comptez en dizaines d’heures les temps d’échanges avec les associations, avec d’autres parlementaires, avec le rapporteur (qui lui-même échange avec le ministère concerné)… Le jour J, la complexité de la loi était à peu près maîtrisée, les amendements étaient rédigés, les argumentaires aussi. Quand est-ce que cet article serait en discussion ? Un certain mercredi, à 19 h 30 mon assistant me dit que l’heure prévisible est le lendemain après-midi et que je peux prendre ma soirée. À 21 h 30, il a changé d’avis : « Peux-tu te rendre disponible pour 22 heures ? » Me voilà bon pour courir séance tenante à l’Assemblée et me préparer à défendre ledit article.

La loi « climat » : 3 semaines d’examen, 218 articles, 100 heures de débat, 5000 amendements examinés.

Et je ne vous parle là que d’un article d’une loi. Le record de complexité a été atteint avec la loi « climat » : trois semaines d’examen, 218 articles au final, plus de 100 heures de débat pour examiner quelque 5000 amendements. Et la loi fait des zigzags, c’est la fameuse navette : ainsi, depuis son dépôt en juillet 2019, la loi « bio-éthique » en est à son 13e examen parlementaire.

Quant à la parole parlementaire, elle est morcelée, éclatée entre les différentes contraintes, que ce soit les positions de groupe, avec leurs nuances, divergences et dissidences, ou les positions gouvernementales, à quoi s’ajoute la répartition de la parole entre les parlementaires !

L’OPECST est bicaméral : ses auditions, ses séances, ses décisions se prennent de façon collégiale à trente-six parlementaires, répartis à parts égales entre députés et sénateurs.

D’abord membre d’un groupe parlementaire comptant plus de 300 personnes, puis d’un groupe à 17, puis non inscrit, j’ai pu tester différents cas de figure : le statut de non-inscrit est le plus frustrant quand vous souhaitez parler, particulièrement sous le régime du temps législatif programmé, où en pratique on ne dispose d’aucun temps de parole pour les amendements, sauf exception[2]Par exemple, si le gouvernement dépose un amendement hors délai, du temps supplémentaire est accordé à l’Hémicycle, dont 5 minutes à répartir entre non-inscrits. Cela m’est arrivé deux fois : une fois, nous étions trois non-inscrits à vouloir prendre la parole, et nous avons réparti cela équitablement, 100 secondes chacun ; une autre fois, j’ai pu utiliser les 5 minutes à moi seul. Dans les deux cas, cette rare ressource temporelle a été bien employée à interpeller un ministre.. Au final, laissant les subtilités de côté, le débat parlementaire est extrêmement morcelé et fait d’une multitude de brèves interventions. Il devrait être clair que ces conditions ne favorisent pas la réflexion ni le travail en concentration et en profondeur. Qu’il soit clair aussi que ce problème est particulièrement aigu en France, où la loi est considérablement bavarde, les projets de loi nombreux, les horaires très instables.

DE L’OPECST

Malgré les conditions difficiles, ou peut-être à cause d’elles, des instances ont été créées pour fournir aux parlementaires les bases techniques qui pourront les aider à prendre position. On comprendra aisément que c’est un gros enjeu pour ajouter la réflexion de temps long au temps haché et instable des parlementaires. L’une de ces instances est l’Office parlementaire scientifique, ou plus exactement Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Créé dans les années 1980 pour aider les parlementaires à aborder la difficile question nucléaire, ses prérogatives sont définies par la loi. J’ai pu y contribuer d’abord en tant qu’expert invité, puis en tant que membre du Conseil scientifique, enfin en tant que parlementaire, tour à tour président et premier vice-président.

L’OPECST est bicaméral : ses auditions, ses séances, ses décisions se prennent de façon collégiale à 36 parlementaires répartis à parts égales entre députés et sénateurs, représentant autant que possible tous les groupes parlementaires. Ainsi, aujourd’hui l’OPECST compte environ 1/4 de membres de la majorité présidentielle et 3/4 de groupes hors majorité. Ce lien organique entre Assemblée et Sénat peut paraître lourd à l’usage, et j’ai moi-même plaidé autrefois pour qu’on remplace cet organe par une paire de commissions, coordonnées l’une à l’Assemblée et l’autre au Sénat; j’avoue avoir aujourd’hui changé d’avis et j’estime que l’indépendance apportée par le bicamérisme est trop précieuse pour être remise en cause. Je l’ai vu à l’occasion du débat vaccinal : si le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, nous a confié l’évaluation de la stratégie vaccinale, c’est aussi parce que la composition de l’OPECST le mettait au-dessus de tout soupçon de complaisance avec le pouvoir en place. De fait, sur ce sujet comme sur d’autres, l’OPECST a su se tenir à l’écart des postures partisanes, a su également obtenir les consensus quand il le fallait. J’ai moi-même profité de cette indépendance quand je me suis retrouvé, lors de l’élection du bureau d’octobre 2020, soutenu par le Sénat[3]L’usage veut que la présidence soit assurée successivement par l’Assemblée nationale et par le Sénat, pour des mandats de trois ans ; mais c’est tout l’Office qui vote la composition du bureau, incluant un président, un premier vice-président et six vice-présidents..

Les décisions politiques sont aujourd’hui d’une rare complexité, et reposent bien souvent sur des questions scientifiques. Stratégie vaccinale, stratégie énergétique, stratégie nucléaire, stratégie de santé, analyse environnementale (climat, biodiversité, déchets, ressources)… Sur toutes les questions, les débats font rage et bien souvent des opinions contradictoires revendiquent de porter la seule voix rationnelle.

Cela n’empêche pas les parlementaires de l’OPECST d’intervenir en ajoutant aux éléments de rapport des ingrédients issus de leur propre sensibilité politique ou de leur position de groupe, et en pratique cela ne pose guère de problème. L’OPECST apporte également des pouvoirs importants en matière de contrôle : ses rapporteurs peuvent procéder à des contrôles « sur pièce et sur place » dans tous les organismes dépendant de l’État, et se faire communiquer tous les documents de service (sauf secret-défense). Il nous est possible de rendre visite, à l’improviste, à une agence publique ou à une centrale nucléaire et d’exiger des explications ou des comptes… Si le fonctionnement de l’OPECST se compare favorablement à celui Les décisions politiques sont aujourd’hui d’une rare complexité, et reposent bien souvent sur des questions scientifiques. Stratégie vaccinale, stratégie énergétique, stratégie nucléaire, stratégie de santé, analyse environnementale (climat, biodiversité, déchets, ressources)… Sur toutes les questions, les débats font rage et bien souvent des opinions contradictoires revendiquent de porter la seule voix rationnelle. de bien des organes homologues dans bien des pays occidentaux, force est de constater que les parlementaires n’en profitent que modestement. Bien des séances se font avec dix parlementaires, certaines visites d’étude passionnantes n’en attirent que deux. L’emploi du temps déraisonnable que j’évoquais plus haut est à coup sûr à blâmer, le relatif manque de poids politique de l’OPECST également, de même que son statut moins contraignant que celui des commissions permanentes.

Il n’empêche que l’OPECST abat un large travail sur de nombreux sujets. Rien que sur les six derniers mois, citons cinq rapports : sur la pollution plastique (sans doute le plus ambitieux rapport francophone sur le sujet, avec plus de 100 auditions préliminaires), sur la stratégie vaccinale contre la covid-19, sur l’intégrité scientifique (rapport dont certaines préconisations ont déjà été prises en compte dans la loi), sur l’impact des ondes électromagnétiques sur les animaux d’élevage, sur la recherche en milieu polaire. Chacun de ces rapports fait intervenir au moins deux rapporteurs (un à l’Assemblée, un au Sénat) et fait l’objet de discussions en séance plénière, parfois de communications en hémicycle. D’autres rapports, en préparation, concernent la stratégie nucléaire ou la science ouverte. Et quantité d’autres sujets sont traités sous des formats plus courts : recherche sur les plantes génétiquement modifiées, biomimétisme, thérapie de la covid longue, informatique quantique, phages (les virus des bactéries), exposome, etc.

La recherche polaire, l’une des thématiques abordées par l’OPECST dans ses derniers rapports.

Le travail sur les techniques de modification génétique des plantes (new breeding techniques) est peut-être emblématique : alors que ce sujet est notoirement difficile – il a causé l’explosion du Haut Conseil des biotechnologies –, il était normal que nous ayons à faire face à des difficultés, dans la composition des tables rondes, dans la rédaction des conclusions. Les deux rapporteurs étaient sur des positions très différentes. Pourtant, après un patient travail d’analyse et de synthèse, nous avons pu dégager des positions cohérentes, et sept recommandations : six soutenues conjointement par les deux rapporteurs, et une qui faisait l’objet de positions divergentes. À ce stade, notre travail était accompli. Nous pouvions passer le relais au pouvoir politique, représenté par l’Assemblée, pour y ajouter des éléments politiques, voire idéologiques, et trancher en connaissance de cause.

Tout au long de mon mandat, je me suis attaché à perfectionner le fonctionnement de l’OPECST : introduction d’un nouveau format de notes courtes, amélioration de la rapidité d’instruction, diversification des sujets, soutien accru aux travaux parlementaires…; le plus important peut-être a été le recrutement de scientifiques à temps plein au sein de l’institution – en rupture avec la tradition parlementaire de recrutement d’administrateurs généralistes. Ainsi, la présence permanente de docteurs en physique, en biologie, en sciences humaines et sociales a permis de réaliser la veille durant la crise covid, d’instruire des dossiers particulièrement techniques et de se maintenir bien au courant de l’actualité scientifique.

À plusieurs reprises, ces dernières années, des comités citoyens, s’appuyant sur des experts et disposant d’un important temps d’instruction, ont rendu des avis remarquables dans leur profondeur et leur nuance. Je pense bien sûr au Comité citoyen sur le climat, mais aussi à la consultation organisée sur la bioéthique.

La présence de ces scientifiques, dévoués et réactifs, vient en complément des membres du Conseil scientifique, qui sont réunis régulièrement et participent à la prospective ou à la vérification. Même si les rapports sont signés et endossés par les politiques – ce qui donne plus de poids à leurs recommandations –, c’est bien une interface permanente qui est mise en place entre scientifiques et politiques. Cela est un enjeu clé.

DE LA SCIENCE ET DES TECHNOLOGIES EN POLITIQUE

Les décisions politiques sont aujourd’hui d’une rare complexité, et reposent bien souvent sur des questions scientifiques. Stratégie vaccinale, stratégie énergétique, stratégie nucléaire, stratégie de santé, analyse environnementale (climat, biodiversité, déchets, ressources)… Sur toutes les questions, les débats font rage, et bien souvent des opinions contradictoires revendiquent de porter la seule voix rationnelle. Il est important de rappeler que la science elle-même comporte son lot de débats, controverses et polémiques, et que cela n’est pas neuf. Je publie en ce moment une série d’articles dans le magazine In Corsica pour mettre cette tradition polémique en valeur. Mesure de la Terre, estimation de l’âge de la Terre, mise au point de la bombe atomique, affaire de la mémoire de l’eau…, voilà quelques sujets qui ont donné lieu à des disputes homériques, durant parfois plusieurs décennies. Cela est normal !

La science, basée sur la confrontation sincère des arguments et des idées, n’est pas exempte de cahots, surtout quand elle touche à des sujets sensibles. Parfois les meilleurs scientifiques du monde se trompent du tout au tout. Mais là où une personne, si brillante soit-elle, peut errer, la science passe par derrière et finit par établir un consensus.

Les choses deviennent encore plus subtiles quand on considère les technologies : outils ayant pour base les sciences, dont l’utilisation sert un usage de la société. Que l’on pense à la 5G, à l’isolation thermique des bâtiments, aux modifications génétiques, au photovoltaïque, aux crypto-monnaies ou à la cryptographie quantique : toutes ces technologies viennent avec leurs débats complexes, non seulement sur leur fonctionnement intrinsèque, mais aussi sur leur usage et sur la façon dont les humains se les approprient. Un exemple clé : les OGM venaient en théorie avec bien des possibilités de diversification génétique ; mais en pratique l’immense majorité de ses usages sur le terrain consiste en la culture d’une poignée de variétés qui sont ou bien résistantes aux herbicides ou bien productrices de toxines (c’est donc une culture pauvre en biodiversité, et luttant encore contre la biodiversité).

Le rôle des sciences humaines et sociales ne cesse de croître dans ces questions, et d’ailleurs l’OPECST a recruté une spécialiste en la matière. Phénomènes d’hésitation et de complotisme, potentiel d’adhésion, confiance et défiance, évaluation des ressources humaines, questions d’organisation, incarnation du débat scientifique…, dans bien des cas, ces questions humaines sont bien plus délicates à trancher que les problèmes scientifiques subtils auxquelles elles se réfèrent. D’ailleurs, c’est remarquable que dans les sondages d’opinion la confiance dans la science ait perdu une dizaine de points en 2020, au moment même où la recherche biomédicale triomphait avec la mise au point en un temps record de vaccins exceptionnellement efficaces.

L’implication des citoyens, à travers les associations de patients, des projets de science participative, etc., est aussi une tendance de fond légitime. À plusieurs reprises, ces dernières années, des comités citoyens, s’appuyant sur des experts et disposant d’un important temps d’instruction, ont rendu des avis remarquables dans leur profondeur et leur nuance. Je pense bien sûr au Comité citoyen sur le climat, mais aussi à la consultation organisée sur la bioéthique. Dans un tel contexte, les organes de conseil scientifique au politique sont précieux. J’ai eu l’occasion de participer à un certain nombre de ces institutions. Certaines sont efficaces, d’autres des coquilles vides. L’interface entre science et politique n’est jamais facile. L’exemple du Conseil stratégique de la recherche est édifiant : cet organe, destiné à conseiller l’exécutif, créé pour prendre la suite d’institutions inopérantes, s’est avéré tout aussi inopérant que ses prédécesseurs – j’y ai d’ailleurs siégé sans pouvoir identifier le moindre impact. Il n’a pas été convoqué depuis bien longtemps, et de toute façon quand une vraie crise s’est profilée, plutôt que de l’utiliser, l’exécutif a préféré faire sortir de terre plusieurs conseils spécialisés.

De toutes les expériences que j’ai pu faire au sein d’un conseil placé auprès d’un exécutif, la plus intéressante était celle du tout récent Conseil scientifique de la Commission européenne. La première version était particulièrement inefficace : là encore, je suis incapable de citer le moindre impact que nous aurions pu avoir, et ce malgré la très grande qualité des membres. La seconde version en a été complètement remaniée, et elle était bien plus efficace : distribution resserrée, placement auprès du commissaire à l’enseignement supérieur et à la recherche pour éviter les conflits institutionnels, mise en place d’un secrétariat, articulation avec les académies européennes, mise en place d’un processus rigoureux de saisine (important de préciser le périmètre et les modalités de la saisine, sinon on se retrouve vite accusé d’avoir bien répondu à la mauvaise question)… Pour autant, ce n’était toujours pas satisfaisant puisque nous n’avons pas été reçus une seule fois par le président de la Commission!

Une table ronde de l’OPECST.

Aujourd’hui les scientifiques s’organisent en réseau. Des figures fortes ont émergé pour le conseil scientifique – parmi ceux que j’ai pu côtoyer et inviter à l’OPECST, je citerai Rémi Quirion, Rolf Heuer, Peter Gluckman et son association INGSA (International Network for Government Science Advice). Une littérature anglo-saxonne (pas francophone!) s’est également constituée sur le thème. Deux ouvrages que je recommande. Le premier est le traité de Heather Douglas, Science, Policy & Value Free Ideal,qui décortique les places respectives de la science et de la décision, et insiste sur le fait qu’il est irréaliste de concevoir une science « objective » : les analyses scientifiques recèlent toujours un coeur de valeurs, ce qui ne dispense pas de chercher la plus grande objectivité possible. Le second est The Honest Broker, de Roger Pielke, qui analyse les formes que peut prendre l’interaction science-politique et distingue quatre configurations : pur scientifique; arbitre; groupe de pression scientifique; présentateur objectif de choix.  

Un exemple de sujet complexe traité par l’OPECST : les cultures OGM.

Ce qui détermine la forme pertinente, selon Pielke, ce sont des paramètres tels que le type de débat démocratique (recherche de compromis entre les parties ou choix à trancher), le type de problème scientifique (avec consensus ou pas), le type de problème de société (nécessitant une réponse rapide? avec un objectif consensuellement établi ?) ou encore la vision de la place de la science (extérieure au monde ou partie prenante?). Il n’est pas forcément facile de mettre en oeuvre cette classification, mais en fonction des thèmes on retrouve bien ces différentes positions, et c’est l’un de nos défis à l’OPECST que de formaliser cela.

LES ENSEIGNEMENTS DE LA CRISE COVID-19

La crise de la covid est une mine d’enseignements sur les rapports entre science, société et politique. Un rapport, disponible en version préliminaire et nommé informellement « Harvard-Cornell Report », plus rigoureusement « Comparative Covid Response: Crisis, Knowledge, Politics », nous en donne un aperçu. Il dénonce, arguments à l’appui, certaines idées fausses en la matière. Ainsi, comme le rapport le démontre :

– en soi, un plan d’action préliminaire ne permet pas de gérer la crise, et de toute façon est rarement appliqué;

– en cas d’urgence, la politique ne laisse pas la voie libre aux experts de l’urgence; au contraire, les tensions politiques se renforcent pendant la crise ;

– les indicateurs de performance et de succès ne sont ni objectifs ni consensuels, ils reflètent des choix politiques ;

– les experts se contredisent et n’aident pas forcément les gouvernements à prendre les bonnes décisions, en outre la confiance des citoyens envers les scientifiques dépend de leur confiance envers le gouvernement;

– les polémiques ne reflètent pas un manque de culture scientifique ; au contraire, les pires problèmes sont vécus avec des personnes passionnées de sciences et très impliquées.

Ces considérations mettent l’accent sur les rapports de confiance à développer sur le long terme entre citoyens, politiques et scientifiques, par une communauté de partage d’expérience. À titre personnel, et de façon peut-être biaisée, j’y vois une validation du travail de culture scientifique que j’ai tenté d’accomplir pendant des années, fondé sur du partage d’émotions et de références culturelles, croyant que la confiance s’acquiert plus par la faculté à raconter les « bonnes histoires », celles qui touchent, plutôt que par la rigueur scientifique en soi.

La crise de la covid-19 pose avec acuité la question des rapports entre science, société et politique.

Le phénomène de désintermédiation entre scientifiques et citoyens, signe des temps, a donné lieu à bien des malentendus (que l’on repense au triste feuilleton de l’hydroxychloroquine), mais a changé la donne quant à la communication scientifique. Il est incroyable de voir que des citoyens ont gardé, jusqu’au bout, de hautes cotes de confiance à des scientifiques qui se trompaient systématiquement mais qui avaient su établir un contact et un courant de sympathie. Le sujet de la communication des informations a été hautement sensible, et nos institutions ont montré des lacunes considérables en la matière, soit dans la façon de présenter les données (cf. le prix attribué à Guillaume Rozier, créateur de CovidTracker), soit dans celle de faire les annonces (l’anxiété créée par les annonces de statistiques mortifères, dans la première période de la covid, à contraster avec l’extraordinaire popularité des longues conférences de presse gouvernementales consacrées à expliquer le connu et l’inconnu). La question de la responsabilité des politiques vis-à-vis de leur conseil scientifique a été soumise à rude épreuve. Un conseil scientifique ne vaut que par la confiance qui le lie avec le politique qu’il conseille ; or on a vu à plusieurs reprises le pouvoir politique soit accuser plus ou moins discrètement les scientifiques de vouloir décider à sa place, afin de le contredire, soit se défausser sur eux de questions gênantes, afin d’éviter d’en endosser la responsabilité. Si tout ne s’est pas mal passé, on ne peut que constater la fragilité de la confiance.

La lisibilité du conseil scientifique a aussi été questionnée : quand, sur un même sujet, se succédaient les avis du ministre (Olivier Véran), du Conseil scientifique covid ( Jean- François Delfraissy), du Conseil stratégique vaccinal (Alain Fischer), du Comité vaccins (Marie-Paule Kieny), du directeur général de la Santé (Jérôme Salomon), de la Haute Autorité de santé (Dominique Le Guludec), de Santé publique France (Geneviève Chêne), de l’Agence nationale de sécurité du médicament (Christelle Ratignier-Carbonneil), du Comité d’analyse, recherche et expertise (Françoise Barré-Sinoussi), de l’Académie de médecine (Patrick Netter), de l’Ordre national des médecins (Patrick Bouet). La lisibilité des institutions scientifiques n’est pas forcément meilleure que celle des institutions politiques !

Toutes ces remarques, formulées ici dans le cadre de la covid-19, peuvent se transposer à des enjeux fondamentaux et permanents du conseil scientifique au politique, par exemple dans le domaine environnemental.

LE CAS DE LA FRANCE

J’ai déjà noté quelques éléments spécifiques à la France. C’est le moment de compléter.

La France est sujette, on le sait, à un très haut niveau de défiance, soit entre individus, soit entre individus et institutions[4]Voir les ouvrages de Yann Algan, Daniel Cohen, Pierre Cahuc, André Zylberberg.. Cela se décline dans tous les sujets politico-scientifiques. Les taux de défiance vaccinale y sont extrêmement élevés, de même que la défiance sur la sécurité sanitaire, en particulier liée à l’alimentation. Malgré cette terrible défiance, la France pêche à l’occasion par excès de confiance. Une illustration spectaculaire en a été donnée par le début de l’épidémie. Encore au 12 mars 2020 on trouvait, au plus haut niveau des autorités de santé, des spécialistes français expliquant que le pays échapperait au confinement et que les mesures avaient été prises pour que notre nation résiste, bien mieux que l’Italie, à la crise. Quatre jours plus tard, le pays tout entier était strictement confiné…

L’échec français à produire, jusqu’à présent, un vaccin là où les efforts britanniques, suédois, allemands, états-uniens, néerlandais ont payé, risque d’être un lourd fardeau à porter. On peut parier que cela viendra durablement plomber la confiance française en sa recherche, pourtant à l’honneur et au plus haut niveau.

L’échec français à produire, un vaccin là où les efforts britanniques, suédois, allemands, états-uniens, néerlandais ont payé, risque d’être un fardeau à porter durablement.

La tendance française à la multiplication des comités, et partant de là à la déresponsabilisation, est liée à notre amour immémorial des structures, mais on peut aussi soupçonner qu’il est nourri par la défiance ambiante et en retour participe à entretenir cette même défiance. La séparation entre les institutions, les difficultés de contact et de coopération, la défiance entre les acteurs ont joué de mauvais tours, parfois sources de scandales, lors de la réponse à la crise. Cela a aussi joué, à coup sûr, dans les déboires de fabrication des vaccins.

Les hauts niveaux de défiance ne sont pas seulement ceux des citoyens, ce sont aussi ceux des institutions, ceux des experts. Pour prendre juste un exemple, souvenons-nous des scénarios- catastrophe fournis par les experts en cryptographie pour nous convaincre de ne pas tenter la mise en place de l’application StopCovid (maintenant TousAntiCovid). Certes, l’application n’a guère eu d’impact, mais aucune des nombreuses catastrophes promises ne s’est matérialisée.

La défiance a touché des sommets dans les tout premiers jours de janvier 2021, quand le léger retard de démarrage de la vaccination (retard explicable par les options prises par la France à l’époque, et sans aucune gravité en soi) a déchaîné un tonnerre d’émissions, d’éditoriaux, de propositions loufoques. Mobilisation en urgence, prime aux personnels qui réaliseraient le plus d’injections…, on a tout entendu. « Ce pays n’a pas fini de me surprendre », disait avec philosophie le ministre; je le rejoins pleinement sur ce point.

Au-delà de toutes ces contradictions, l’OPECST a su acquérir un savoir-faire et bâtir un fonctionnement dont peu d’institutions pourraient se prévaloir. La singularité française en la matière, ne serait-ce pas sa faculté à (presque) ignorer cet acteur qui fonctionne bien ? En tout cas, sur la covid, qui selon moi sert de modèle à tous les sujets saillants en matière de science et politique, le rapport de l’OPECST, tâchant de trouver le chemin parmi les contraintes et contradictions, avait très bien déblayé le terrain fin 2020. L’heure de son actualisation arrive bientôt, avec un monceau d’éléments nouveaux. Sur ce point, sa légitimité a été conquise : l’OPECST a été à plusieurs reprises convié à l’Hémicycle pour y apporter son point de vue. Tout en gardant en tête que les questions les plus délicates restent celles qui ont trait à l’humain et à notre connaissance de nous-mêmes, y compris dans notre organisation géopolitique.

Ce sujet n’est pas le seul sur lequel l’OPECST a su contribuer au débat parlementaire. Je citerai nos contributions sur l’intégrité scientifique (dont une rapide recension a été effectuée par Rémy Mosseri), sur la recherche polaire (un cri d’alarme plus que nécessaire au vu de l’indigence de nos ressources sur place) ou encore sur l’exposome (intégration de toutes les expositions et paramètres dans l’évaluation des risques). Le chemin reste encore long. Le combat en vaut la peine.

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